Yann Beuron : « Je suis fier de travailler sur un projet aussi prestigieux »
Yann Beuron, vous êtes actuellement en répétition pour votre prise de rôle des quatre valets dans les Contes d’Hoffmann à l’Opéra de Paris. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aborder ces personnages ?
Ces rôles sont normalement dévolus à un type de ténors particulier, que l’on appelle des ténors de caractère, qui chantent aussi Schmidt dans Werther ou Le Remendado dans Carmen. Ce n’est donc pas des rôles que je fais habituellement. Si je le fais, c’est donc d’abord parce que c’est l’Opéra de Paris qui me le propose, et que cela se fait sous la direction de Philippe Jordan, avec qui je n’ai jamais eu l’occasion de travailler directement. Sans ces arguments, je ne l’aurais probablement jamais chanté : sur les quatre rôles, trois sont peu significatifs. Seul Frantz a un air et une scène qui sont d’ailleurs assez sympathiques à interpréter. J’étais aussi attiré par l’idée que ce soit la prise de rôle de Jonas Kafmann, mais cet argument ne tient plus ! Observer son travail m’aurait intéressé. Ceci étant, j’ai également beaucoup d’admiration pour Ramon Vargas [qui remplace Jonas Kaufmann dans le rôle-titre, ndlr], dont j’ai souvent écouté un disque lorsque j’étais plus jeune. Quand j’ai appris qu’il reprenait le rôle, j’étais ravi. Et puis il y a beaucoup d’autres grands artistes dans la distribution, à commencer par Kate Aldrich et Ermonela Jaho : je suis fier de travailler sur un projet aussi prestigieux.
Que cherchez-vous à apporter à vos quatre valets ?
Je vais essayer de les chanter avec beauté, de les différencier, y compris vocalement, et d’y apporter tout le théâtre et la comédie que ces rôles permettent. Cet aspect-là m’intéresse de plus en plus : lorsque le chant est déconnecté d’un sous-texte de théâtre quel qu’il soit, cela inspire moins dans la façon dont on colore la voix. Je vais apporter ma personnalité, ma façon de bouger en scène, l’expérience et l’éducation que m’apportent mes précédentes incursions dans ce répertoire, comme encore récemment avec le Roi Carotte. Même dans une courte scène comme celle de Frantz, on peut mettre beaucoup de choses : du lyrique, du comique, mais aussi -je vais en tout cas m’y attacher- du touchant. Il y a donc des couleurs très différentes à trouver dans un temps assez court.
Le Roi Carotte par Laurent Pelly (© Stofleth)
Vous avez déjà chanté plusieurs opéras d’Offenbach : y a-t-il d’autres rôles qui vous attirent particulièrement ?
Pas vraiment. Sans manquer de curiosité, je n’aime pas trop me projeter de cette manière. Certains observateurs me présentent comme un spécialiste d’Offenbach alors que je n’ai participé qu’à quelques productions, qui ont été soulignées par les médias et relayées par des supports audiovisuels, comme la Belle Hélène, la Grande Duchesse de Gérolstein ou le Roi Carotte. On m’en parle beaucoup, mais ce n’est pas un répertoire que j’ai tant chanté. De même, lorsque j’ai abordé le répertoire baroque en 1996, on s’est mis à me présenter comme un spécialiste du baroque. Je n’en avais jamais fait avant ! En ce qui me concerne, je n’ai pas envie de m’enfermer dans un répertoire. Sur Offenbach, je pense avoir fait les rôles les plus intéressants, sachant qu’Hoffmann n’est pas du tout dans ma vocalité. Ceux qui restent m’intéressent moins, même si le contexte est important : si on me propose de donner la réplique à Cecilia Bartoli dans La Périchole, j’accepterais volontiers, mais je ne rêve pas du rôle de Piquillo.
Vous aviez déjà abordé par deux fois l’univers de Robert Carsen, comment le caractériseriez-vous ?
Il a une patte esthétique identifiable, même s’il la partage avec d’autres metteurs en scène. Il fait partie des gens dont on reconnaît le travail car il a un style propre. J’ai travaillé avec lui par deux fois, sur les Dialogues des Carmélites et à Madrid pour Iphigénie en Tauride. La mise en scène était assez minimaliste et nous avions beaucoup travaillé sur les personnages car il y avait peu de décorum pour les habiller. Il a une grande culture, mais est d’accès très facile.
Comment se déroule un service musical avec Philippe Jordan qui dirige Les Contes d’Hoffmann ?
Je le connais encore assez peu puisque c’est ma première collaboration avec lui. C’est un chef exigeant, dans le bon sens du terme : il tire le meilleur de chacun. Il a une autorité, de par sa personnalité, qui s’impose d’emblée. On a fait une italienne [filage du spectacle sans mise en scène, ndlr] avec orchestre il y a quelques jours : j’ai apprécié le fait que ses demandes soient toujours très claires, le message passe donc facilement. Par ailleurs, de manière plus anecdotique, sa gestuelle est très belle à regarder.
Vous chanterez dans Pinocchio, un opéra de Boesmans créé au Festival d’Aix-en-Provence l’été prochain. Il s’agira de votre troisième collaboration avec ce compositeur, après Yvonne, Princesse de Bourgogne et Au Monde : comment cette collaboration suivie a-t-elle débutée ?
Sur Yvonne, Philippe Boesmans ne me connaissait pas encore. Il s’agissait d’abord d’une volonté de Gérard Mortier qui souhaitait me réinviter après l’Iphigénie que nous avions montée avec Warlikowski, et de Sylvain Cambreling avec qui j’avais déjà travaillé également. Notre collaboration avec Philippe Boesmans a été fructueuse : nous étions contents de travailler ensemble. Lorsqu’il a été question de créer Au Monde à la Monnaie, qui est un théâtre avec lequel j’ai travaillé régulièrement, mon nom a été en lice et Boesmans l’a accepté. Cette création s’est faite avec Joël Pommerat, avec qui se fait également Pinocchio : ils ont eu envie que je poursuive ce travail avec l’équipe. Joël a une grande expérience du théâtre où il a travaillé, comme dans un laboratoire, de manière suivie avec les mêmes personnes. Même si la fidélisation ne peut pas être la même à l’opéra, je pense qu’il apprécie de retravailler avec les mêmes équipes : il sait qu’ils répondront dans la disponibilité théâtrale dont il a besoin.
Je ne peux pas trop parler de la musique pour l’instant car les projets se sont enchaînés et je n’ai pas encore pu me plonger dans la partition.
La production tournera après Aix-en-Provence : participerez-vous à ces reprises ?
Tout à fait. Nous irons à la Monnaie puis à Dijon [la production passera aussi par Bordeaux, ndlr]. Quand j’ai accepté, je ne savais pas que la production serait reprise, mais je trouve cela très bien. D’abord, de manière terre-à-terre, une pièce contemporaine nécessite une préparation qui demande beaucoup de travail. Or, on n’est jamais certain que ce sera repris et qu’on pourra le roder. Je me réjouis donc que ce soit le cas cette fois : on va le faire plusieurs fois, ça va se bonifier, comme ça avait été le cas pour Au Monde (Yvonne avait tourné aussi, mais je n’avais pas pu le suivre pour des raisons de calendrier).
Avez-vous d’autres projets d’opéras contemporains ?
Il y a un projet qui avait failli se faire et qui existe d’ailleurs toujours : Fin de Partie de Beckett composé par György Kurtág, un compositeur hongrois. Il s’agit de deux vieux qui discutent dans une poubelle. L’un d’eux est un ténor qui devait chanter grimé. Je trouve l’expérience intéressante. Musicalement, il s’agissait d’un très gros travail. La création prévue en 2014 a été reportée car la musique n’était pas terminée. Du coup, je ne suis plus vraiment concerné par le projet, mais je le regrette !
Vous avez exploré différents répertoires : comment cela s’est-il fait ?
C’est d’abord des propositions que l’on m’a faites. Et sans doute en avais-je le goût. Je regrette souvent l’aspect cloisonné du monde lyrique : on veut nous mettre dans des créneaux. Or, cela m’a enrichi de répondre à des demandes différentes. Cela correspond à ce que j’ai aimé faire pendant toutes ces années de carrière et que je continue à aimer faire. A une époque, les chanteurs n’interprétaient que quelques rôles dans leur carrière. Quand on n’est pas un ténor spécialisé dans les grands rôles du XIXème siècle, on a la liberté d’explorer des registres très différents. Pour autant, je ne crois pas avoir donné l’impression de ne pas savoir ce que je voulais chanter. Au contraire, avec le crédit gagné au fil des années, on me prête volontiers une forme de curiosité car ces incursions dans différents répertoires ont été riches de résultats.
Vous rappelez souvent que vous avez été choriste avant de devenir soliste : pourquoi ?
C’est une période importante, qui correspond à mes débuts. Cela n’a pas duré très longtemps, car j’ai vite eu envie de me prêter à l’exercice vocal du soliste, qui est très différent : dans un chœur, le but est de se fondre dans un résultat de groupe tandis qu’un soliste doit souligner des instants qui l’exposent. J’en ai donc fait deux saisons dans un petit théâtre en Bretagne.
Vous avez dans votre répertoire des rôles, comme Pelléas dans Pelléas et Mélisande ou Idamante dans Idoménée, que l’on entend plus souvent chantés par des barytons (pour Pelléas) et des mezzo-sopranos (pour Idamante) que par des ténors : cela correspond-il à une envie de surprendre ?
Pas particulièrement car, malgré tout, ces deux rôles restent régulièrement chantés par des ténors. Je me souviens avoir écouté Pavarotti en Idamante lorsque je préparais ma prise de rôle. J’avais simplement l’intention de servir ces rôles magnifiques. Pelléas est une aventure musicale complexe qui est réellement enivrante pour un chanteur. C’est difficile vocalement, mais c’est grisant. C’est pour cela que le rôle est attirant. On ne le fait pas pour passer à la postérité. Je l’ai peu fait, mais j’ai toujours été très heureux de le chanter, même si ça n’est pas une partie de plaisir !
Y a-t-il des répertoires que vous souhaiteriez encore découvrir ?
Je n’ai pas particulièrement d’œuvre que je rêve de chanter, ni de répertoire vers lequel me porterait ma voix. Chanter Spontini à la Monnaie était tout de même une gageure car cela demande de disposer d’un centre assez charnu, qui est venu naturellement avec les années et le travail. Je vais chanter Ulysse dans Pénélope de Fauré, qui est un rôle avec des accents à la limite du lyrisme : j’y vais doucement sans me mettre de pression car je veux rester au plus près du plaisir.
Quelles sont les choses les plus importantes dans votre vie, en dehors du chant ?
Le chant prend beaucoup de temps, c’est le moins que l’on puisse dire ! Je veux passer du temps avec les gens que j’aime car la vie passe vite et qu’on n’a pas toujours le luxe d’être suivi dans nos voyages par les personnes qui comptent. Il faut aussi déconnecter parfois, même si c’est difficile ou que ça ne dure pas très longtemps. Dans ce métier, il faut toujours apprendre, ce qui est très émulatoire, mais qui correspond à une activité intellectuelle constante. Couper permet aussi de se régénérer, ce qui est précieux. Mais si je regarde cette saison et celle qui arrive, j’aurai peu ce luxe-là.
Vous chantez beaucoup de mélodie française : ce travail est-il complémentaire de l’opéra ?
Le plaisir est différent. J’ai enregistré cet été avec le Palazzetto Bru Zane un CD de mélodies de Saint-Saëns avec orchestre, qui sortira dans quelques mois. J’aime le fait que nous ne soyons que quelques personnes en interaction. L’opéra implique beaucoup de monde : c’est donc chronophage. Le temps se dilue parfois de manière improductive. Lorsqu’on est deux avec un pianiste, on peut décider ensemble de ce que l’on veut faire sans consulter quiconque. Par ailleurs, c’est une musique très intime. Le rapport avec le public est intime aussi. La manière de chanter est différente : on peut oser des couleurs qui ne marcheraient pas à l’opéra où il faut passer une masse orchestrale et être entendu dans des salles plus grandes.
Il vous arrive également de coacher de jeunes chanteurs : que vous apporte cette activité complémentaire ?
Je le fais en fait avec parcimonie, surtout lorsqu’il s’agit de jeunes cherchant à devenir professionnels. Lorsque le chanteur n’est pas dans cette démarche, j’y trouve beaucoup de joie. Autrement, j’ai du mal à mettre le doigt dans l’engrenage d’un chanteur qui a déjà construit quelque chose et qui mise sur le fait de devenir professionnel : je crois que je n’ai pas envie de porter la responsabilité d’un éventuel échec. Dans une situation de master class autour d’une œuvre ou d’un style, j’ai beaucoup de choses à dire et j’aime aider les gens sans trop intervenir dans leur vocalité. Je préfère apporter un conseil concret sur une phrase ou sur un geste qui pose problème plutôt que de faire un travail plus profond sur la manière de chanter. J’ai vu beaucoup de gens avec des certitudes qui disaient beaucoup de bêtises : on peut vite faire beaucoup de mal à un jeune chanteur, le manipuler tout en lui faisant croire qu’on lui est indispensable. Des gens m’ont dit que je ne serais rien sans eux : je m’en suis éloigné et je ne m’en porte pas plus mal ! Ce n’est pas un commerce. Lorsque je transmets mon expérience, je ne le fais d’ailleurs pas moi-même pour l’argent, mais pour le plaisir de transmettre. Encore aujourd’hui, je vois passer des jeunes chanteurs dont on se demande quel mauvais professeur les a mis dans un tel état. Cela me rend furieux. La responsabilité de celui qui prétend enseigner est immense car il façonne de l’humain. La voix n’est pas comme un violon que l’on peut toucher : le chanteur chante des pieds aux oreilles, avec tout ce qu’il est. Cela donne un accès à l’intimité totale de la personne. Il y a donc un enjeu énorme. Quand j’avais vingt ans, trouver un bon professeur était tout de même difficile.
Yann Beuron (© Guido Loconsolo)
Qui sont les jeunes chanteurs qui vous impressionnent le plus dans la nouvelle génération ?
Il y a beaucoup de jeunes talentueux parmi les trentenaires. S’il me fallait en citer deux ou trois, ce seraient Stanislas de Barbeyrac et Cyril Dubois chez les ténors et Marianne Crebassa chez les femmes. Ce sont de vraies graines d’artistes, qui iront très loin !
Lorsque vous faites le bilan de votre carrière, quels sont vos principaux regrets et vos principales fiertés ?
Je suis fier de mon parcours qui est le fruit de beaucoup de travail. J’ai souvent ressenti que j’avais besoin de me remettre en question, de continuer à chercher de nouvelles choses. Et j’ai appris par l’expérience qu’on ne cesse jamais de découvrir de nouvelles choses sur soi. D’autant que la voix évolue. Je n’ai pas tellement de regret, si ce n’est de ne pas savoir ce que j’aurais pu faire de ma voix si j’avais eu un bon professeur étant jeune. En effet, lorsque j’avais vingt ans, ma langue était en boule. Comme sa racine est reliée au larynx, cela me posait beaucoup de problèmes vocaux. J’ai donc dû travailler dur avec une cuillère pour parvenir à abaisser la langue. Or, à ce moment-là, j’ai eu de mauvais professeurs de technique vocale. Je regrette de ne pas avoir rencontré le professeur dont on peut dire après vingt ans qu’on a eu de la chance de rencontrer, car cela conditionne beaucoup de choses. En fait, c’est plus de la curiosité qu’un réel regret.
Quels sont vos principaux projets à venir ?
Après les Contes d’Hoffmann, je vais à l’Auditorium de Bordeaux pour l’Heure espagnole, puis à Malmö pour l’Enfance du Christ de Berlioz. En février, à la Monnaie, il y aura Pénélope de Fauré avec Antonacci et Plasson, que je suis ravi de retrouver. Comme nous l’avons mentionné, il y aura Pinocchio cet été. Avec le Palazzetto Bru Zane, en plus de l’enregistrement de mélodies de Saint-Saëns, nous préparons un album de mélodies d’un compositeur méconnu du XIXème siècle, Fernand de La Tombelle. Nous travaillerons à Venise. Je me réjouis vraiment de faire partie de ce projet.
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