Interview de Vincent Le Texier : « L'opéra est ouvert à tous »
Pourriez-vous nous présenter Gabriel, le personnage que vous incarnez dans Le Premier Meurtre ?
Gabriel est un écrivain dont on devine la renommée, mais aussi qu’il a commis une faute et a donc été mis de côté. Tout d’un coup, des puissances supérieures - ou est-ce un rêve ? - viennent lui annoncer qu'il est à nouveau sollicité, qu'il va pouvoir créer. Mais tout cela baigne dans le mystère. On ne sait pas dans quel monde on est : le réel ? L'imagination ? Un monde supérieur au monde terrestre ? Il ne s'agit pas de réalisme, d'où la subtilité nécessaire de l'interprétation et de la mise en scène de ce texte.
Est-ce que le nom de Gabriel renvoie à l'Archange de la Bible ? Est-ce que les noms des personnages (Misère, Hippolyte, Emma, etc.) sont symboliques ?
Avec un livret tel que celui de Federico Flamminio, chacun peut aller dans ses propres directions d'interprétation : là est sa richesse. Les noms et les idées peuvent orienter le sens, mais j'ai aussi l'impression que le livret contredit les idées préconçues. Ainsi, par exemple, Gabriel peut être le grand écrivain, le Créateur, mais il est aussi montré sous un jour plus négatif, dans ses contradictions. Je ne pense pas qu’il soit possible d’enfermer les personnages dans un symbole, qu'on puisse les résumer à un sentiment ou à une idée très précise. C'est plus mystérieux, plus impalpable que cela.
Le champ des possibles reste complètement ouvert et le mystère perdure
Il s'agit de votre première collaboration avec l'Ensemble Le Balcon, comment avez-vous rejoint ce collectif soudé ?
J'avais déjà rencontré le chef d'orchestre Maxime Pascal. Je connais très bien le chef de chant Alphonse Cemin, l'un des fondateurs du Balcon, avec lequel nous avons notamment créé Charlotte Salomon de Marc-André Dalbavie à Salzbourg en 2014. C’est un ensemble jeune et plein du désir de réaliser collectivement un travail de grande qualité dans une ambiance formidable. J'aime beaucoup leur façon de travailler, j'apprécie énormément en eux cet esprit d'équipe qu'on ne trouve pas toujours à l'Opéra, alors qu'il s'agit pour moi justement de l'art collectif par excellence. Souvent à l'opéra, ce n'est ni le compositeur ni le metteur en scène qui choisissent les interprètes, mais le directeur. Le Balcon, lui, est toujours producteur ou co-producteur de ses spectacles et cela leur donne une maîtrise qu'ils n'auraient peut-être pas sinon. Ce fonctionnement répond à une interrogation que j'ai depuis toujours, comme interprète, sur ce qu'est l'opéra et sur ce qu'est mon métier. J’aimerais depuis longtemps réunir des gens qui interviennent à tous les niveaux dans ce domaine (chanteurs, instrumentistes, chefs, metteurs en scène, techniciens, administratifs) pour réfléchir à une façon de faire de l'opéra autrement. Je trouve que Le Balcon amène un élément de réponse très intéressant et j’ai été tout de suite très enthousiaste lorsque la proposition m’a été faite de les rejoindre pour cette aventure.
Quels sont les avantages de travailler directement avec le compositeur de l'opéra ?
C'est formidable de pouvoir travailler en direct avec le compositeur pendant les répétitions. Cela permet de discuter directement avec lui du sens d'une accentuation, d'un phrasé. On peut connaître avec précision sa volonté par rapport au livret et, par cela même, entrer dans le détail et tenter d’interpréter la partition au plus près du sens que le librettiste et lui ont voulu donner aux mots. Réciproquement, le compositeur peut réagir à une suggestion ou une proposition de l’interprète et avoir envie éventuellement de changer, dans le détail, un rythme ou un élément de la partition. Les choses se passent d’une façon tout à fait naturelle avec le compositeur, Arthur Lavandier et c’est un constant dialogue entre lui, le chef d’orchestre, les interprètes et le metteur en scène, Ted Huffman.
C'est le travail dont je rêve à l'opéra et dont j'aimerais qu'il soit toujours ainsi
La musique contemporaine peut en effrayer certains, même des interprètes. Est-ce que Le Premier Meurtre est une partition difficile ?
Je ne trouve pas qu'il s'agisse d'une musique difficile, par exemple concernant les intervalles de notes. La difficulté réside davantage dans le rythme et la superposition des voix. Certaines interventions très courtes doivent s'intercaler avec celles d'autres solistes et il faut mettre tout cela très précisément en place. C’est un grand travail de précision à mémoriser. Mais cela n’en fait certainement pas une ouvre difficile à entendre et je suis sûr que Le Premier Meurtre peut toucher un public large.
Comment un chanteur, qui porte son instrument en lui, peut-il se rendre compte du son qu'il produit et tel qu'il est entendu dans le public ?
C'est déjà une question d'habitude et de métier, de confiance et de technique de projection de la voix qui porte, quelle que soit l’acoustique. Et puis, lorsque le chef est dans la fosse, son assistant, le chef de chant ou quelqu’un de confiance va dans la salle et vient précisément rendre compte des équilibres des instruments entre eux mais aussi entre les instruments et les voix. Il peut nous encourager à chanter davantage ou nous assurer que la voix porte sans problème, qu’il n’est pas nécessaire de chanter plus fort. Encore une fois, c'est un travail collectif et de confiance.
Vincent Le Texier (© Philippe Pierangeli)
Est-ce important pour vous que les créations auxquelles vous participez soient reprises ?
Malheureusement, elles le sont rarement et, la plupart du temps, leur vie est éphémère. C'est très problématique et très dommage, vu le travail que représente, par exemple, l'écriture et la création d'un opéra. Pour moi, cela interroge la volonté politique de soutenir la création, de lui permettre de vivre et pas simplement d'exister une seule fois. Il s'agit de sensibiliser le public à la création et je pense notamment au travail que fait par exemple Daniel Kawka avec son Ensemble Orchestral Contemporain, mais l'opéra demande beaucoup d'investissement et il faut une vraie volonté de le promouvoir : il faudrait notamment que d’une façon plus systématique des co-productions se montent pour faire tourner chaque création à travers la France et à l'étranger [comme c'est le cas en ce moment pour L'Ombre de Venceslao, dont vous pouvez retrouver notre compte-rendu et les villes de sa tournée]. J'ai participé à la création de plusieurs opéras, je pense notamment à Tristes Tropiques de Georges Aperghis, que nous avons créé au Festival Musica de Strasbourg [en 1996] et qui n'a jamais été repris. J'ai aussi créé Les Pigeons d'argile de Philippe Hurel à Toulouse [Martin Matalon nous en parlait lui aussi dans son interview] que je ne vois pas reprogrammé. J'ai participé également au Charlotte Salomon de Marc-André Dalbavie au Festival de Salzbourg [2014], mis en scène par Luc Bondy. Certes, au XIXe siècle aussi, beaucoup d'opéras étaient créés et tous n'avaient pas de lendemain, mais il est toujours triste de voir des œuvres de grande qualité qui ne peuvent pas traverser le temps. En tout cas, ce qui est formidable avec Le Premier Meurtre, c’est qu’on sent la volonté du Balcon et de l'Opéra de Lille de le faire vivre.
Votre prochaine création sera l'événement Pinocchio de Philippe Boesmans mis en scène par Joël Pommerat pour le Festival d'Aix-en-Provence 2017 [retrouvez ici notre présentation de cette saison], pourriez-vous nous en parler ?
Je me réjouis beaucoup de participer à la création d'une œuvre de Boesmans et de travailler avec Joël Pommerat qui est l'un des metteurs en scène que j'admire le plus en ce moment. Je suis toujours fasciné par ce que je vois de lui. Et en plus, pour une fois, on sait à l’avance que cette création sera reprise, à La Monnaie, à Dijon, à Bordeaux !
L'opéra est ouvert à tous et Le Premier Meurtre par Le Balcon a un esprit fait pour toucher un public large
Comment rendre ces créations et l'opéra en général accessibles au plus grand nombre ?
Les politiques tarifaires et l'ouverture à la jeunesse vont dans le bon sens. Mais il faut remarquer que si l'obstacle est souvent financier, il est aussi culturel : l'opéra est souvent considéré comme réservé à une certaine catégorie de la population. Mais lorsque je fais venir sur les productions auxquelles je participe des gens qui sont loin de cet univers, ils sont ravis de leur découverte ! Je suis persuadé qu’il est possible de toucher tous les publics. Le Premier Meurtre par exemple est une expérience profondément humaine, bien qu'onirique. L'opéra, c'est cela : les opéras de Mozart nous parlent encore de nous, de nos désirs, de nos peurs, de nos problèmes. Si on les écoute encore, c'est parce qu'ils sont des chefs-d'œuvre musicaux mais aussi parce qu'ils parlent de notre humanité, par-delà les siècles. D'où l'intérêt que des metteurs en scène les actualisent et les fassent parler de et à notre temps. L'opéra n'est pas un musée, malgré un certain public qui a besoin de se rassurer, de toujours voir la même chose. Je pense qu’il est là pour interroger notre condition, les rapports de force, la société. Après, certaines mises en scène modernisées ne sont pas bonnes et des mises en scène « historiques » peuvent s’avérer excellentes. Ce qui compte c'est la force qu’elle dégage, avec laquelle elle nous interroge. Elle peut être dérangeante comme celle du Médée de Luigi Cherubini au Théâtre des Champs-Élysées en 2012, dans laquelle j’interprétais le rôle de Créon et qui a provoqué l’ire tapageuse d’une partie du public : je peux comprendre qu'on refuse, qu'on s'oppose, qu'on puisse être choqué et dérangé par la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, mais on ne peut nier qu’il s’agit d’une lecture forte et qui ne trahit en rien le sens profond de l’œuvre.
Y a-t-il un rôle que vous n'avez encore jamais chanté et dont vous rêvez ?
Wotan ! [dans L'Anneau du Nibelung de Wagner]. J'y travaille beaucoup personnellement. Pour l'instant, je n’ai aucun projet précis pour le chanter mais je me suis plongé dans le rôle à 100%. C'est celui qui me fascine le plus. J'ai chanté plusieurs fois le Hollandais volant [dans Le Vaisseau fantôme de Wagner] et puis bien sûr il y a d'autres rôles : évidemment Boris Godounov [de Moussorgski] ou Barbe-Bleue [dans Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók] ainsi que d'autres Wagner, notamment dans Les Maîtres chanteurs par exemple. Gérard Mortier m'avait dit que je devrais chanter Hans Sachs. Je suis également très heureux de bientôt reprendre Saint-François d'Assise [l'opéra d'Olivier Messiaen]. Je l'avais chanté pour la première fois avec Myung-Whun Chung à la Salle Pleyel en version de concert [en 2008]. Je l'avais ensuite fait sur scène à Madrid [en 2011] lorsque Gérard Mortier était directeur du Teatro Real et je vais le reprendre à Tokyo [au Suntory puis au Biwako Hall en novembre 2017], en version de concert sous la direction de Sylvain Cambreling (comme à Madrid). Le rôle demande un tel travail qu'on a vraiment envie de le reprendre. Mais, surtout, il est magnifique et très différent des rôles dramatiques que j'interprète d'habitude : des gens très méchants comme Scarpia [dans Tosca de Puccini], très perdus comme Golaud ou exploités et humiliés comme Wozzeck. Saint-François a aussi de grandes périodes de souffrance et de doute, mais il se dégage de lui, dans de nombreuses scènes, une sérénité que je ne trouve pas dans la plupart des rôles dont j’ai l’habitude. Aussi, cet opéra est un peu un Ovni : rien ne ressemble à Saint-François d'Assise comme rien ne ressemble à Pelléas et Mélisande. Interpréter ces chefs-d’œuvre, c’est vivre une aventure unique et sans fin.
Concrètement comment travaillez-vous et gardez-vous en mémoire un tel rôle ?
C’est un travail de longue haleine, entre la découverte de la partition et la première fois où l’on chantera le rôle, un travail systématique et très exigeant, où, peu à peu, on intègre ce qu’a écrit le compositeur en le répétant, en le faisant sien. J'ai eu la chance immense, dans mon apprentissage du métier de chanteur, de travailler avec Simone Féjard, cette grande chef de chant qui a fait toute sa carrière à l'Opéra et à l'Opéra Comique et travaillé avec les plus grands, participant à nombre de créations de l'opéra français du XXe siècle. Elle avait cette exigence extrême qu'ont les meilleurs chefs de chant et qui est indispensable pour rester au plus près possible de ce que voulait exactement le compositeur. C’est avec elle que j’ai appris le rôle de Golaud lorsque j'étais encore étudiant à l’École d'Art Lyrique et que j’ai participé à la création à Moscou de Pelléas et Mélisande sous la direction de Manuel Rosenthal, dans ce qui était encore l'URSS en 1988. Cela me ramène à Saint-François d'Assise : quand un ouvrage a demandé un tel travail de préparation, il reste en vous, à proprement parler de façon physique. On ne doit pas ré-apprendre le rôle, même après plusieurs années, car il y a une mémoire du corps. Vu de l'extérieur, on ne se rend peut-être pas assez compte de ce travail d'incorporation du chanteur, dû notamment au fait que son instrument est en lui.
Le rôle de Golaud a marqué votre carrière : quel en est votre souvenir le plus marquant ?
Les Impressions de Pelléas de Peter Brook reste l’un des grands moments de ma carrière. Golaud est le rôle que j'ai le plus chanté et, pour moi, il y a un avant et un après Peter Brook. Même lorsque je travaillais avec des metteurs en scène qui n'étaient pas forcément des directeurs d'acteur, ma référence c'était toujours le travail avec Peter Brook. J'ai appris et compris ce qu'était être un acteur sur scène avec lui. C'est aussi parce que le travail était très différent des conditions habituelles dans l'opéra, d’une durée de 6 mois en tout, 2 mois et demi de répétitions, une longue série de représentations au Théâtre des Bouffes du Nord et une tournée européenne. Et puis là aussi, il s'agissait d’un vrai travail collectif, qui commençait chaque jour par un échauffement physique auquel chacun participait, qu’il soit chanteur, pianiste, assistant de mise en scène, accessoiriste,... Et c’était une grande chance bien sûr de travailler avec l'un des plus grands metteurs en scène du XXe siècle !
Dans quelques mois, l'Opéra de Paris redonnera le Wozzeck de Berg mis en scène par Christoph Marthaler que vous connaissez très bien pour l'avoir chanté en 2009. Quel souvenir en gardez-vous ?
C’était une grande joie pour moi d’être Wozzeck à l'Opéra de Paris. Avant cela, je l’avais chanté en Allemagne, à Lubeck, puis à Berne. Dans la mise en scène de Christoph Marthaler, nous ne sommes pas à l'époque de Büchner ni à celle de Berg, mais peu importe. L'important est de montrer les rapports de force, les rapports de pouvoir, comment l'homme est capable d'exploiter son semblable, comment les sentiments sont broyés par les institutions, les rapports sociaux. Au-delà du texte magnifique de Büchner, de la musique si puissante de Berg, lorsque j'interprète un tel ouvrage, c'est ce contenu très fort à tous les niveaux qui me touche aussi, en profondeur et me guide. D'ailleurs, on n'en sort pas indemne. Lorsque je répétais mon premier Wozzeck, je crois que j'étais vraiment dans un état terrifiant quand je rentrais à la maison.... Il est toujours en moi, dès que je pense à lui j'ai des frissons dans le corps. Je me souviens très bien du sentiment que j'avais à la fin, après la mort : on est vidé, on n'a plus envie de rien, alors qu’il peut m’arriver d’avoir encore envie de chanter après une représentation. Je pense que Wozzeck est l’un des pires rôles de ce point de vue-là : si Scarpia est le plus grand salaud, Wozzeck est la plus grande victime ! Sa mort est d’abord une mort sociale : il disparait sans que personne ne s’en aperçoive (et Marthaler l’avait, je crois, bien montré). Il n'existe même pas, parce qu'il est au bas de l'échelle sociale.
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