Ahmed Essyad pour la création de Mririda à Strasbourg : « Cette œuvre est un cri contre toutes les "philosophies" djihadistes »
Mririda vient d'être créée (retrouvez ici notre compte-rendu), comment s'est passé le travail avec les artistes ?
On a travaillé dans des conditions de création, c'est-à-dire toujours speed comme disent les jeunes (rires), sous la pression du temps mais il y avait un tel engagement de l'équipe, tout le monde était constamment présent ce qui fait que le travail a eu lieu dans des conditions de solidarité et d'équipe.
Qu'avez-vous pensé de la représentation ?
Je suis tellement touché par tout le travail de ces jeunes. En premier, les chanteurs avec l'équilibre extraordinaire sur le plateau. Ils étaient tous au même niveau, on ne sentait pas de défaillance de rôle. J'étais bouleversé par la voix de Mririda [interprétée par Francesca Sorteni, ndlr] qui est tellement ample... une voix nuitée en attente de la lumière et, quand elle ouvre sa bouche, le soleil arrive. Ça ne me laisse pas du tout indifférent aux autres voix. La Vieille Femme [Coline Dutilleul] était chaleureuse dans le grave, bouleversante. De même pour la Jeune Fille [Louise Pingeot] dans son aigu guerrier, éclatant, dominant. Le baryton-basse [Antoine Foulon] est dans ce rôle fabuleux, ambigu, trois personnages à la fois : l'amant éperdu, chassé, répudié par Mririda. Il est le vengeur, l'homme détruit par la guerre et tout ça dans une seule voix. Il l'assumait avec une présence sur scène convaincante. Le Mercenaire [Diego Godoy], ... quel rôle de salaud (sic) ! Un macho vivant de luxure. Et l'Étranger [Camille Tresmontant], ce naïf personnage, à la limite de l'homme à initier à la vie et qui est complètement éperdu de cette femme qui l'a révélé à lui-même, qui est dépassé par cette guerre qui broie les siens et les autres.
C'est un sujet universel qui n'est pas à localiser dans une région géographique ou culturelle
Et puis il y a ce Chœur du Rhin qui est fabuleux mais qui restera un manque dans mon cœur parce qu'il est pensé comme un personnage dramatique. Sa place est sur la scène, son rôle est dans le drame [alors qu'il était dans la fosse lors des représentations]. Il est en face de Mririda, la préservant, la menaçant. Il est en face de l'Officier et du Mercenaire pour préserver la communauté. Il est, en fin de parcours, la Résistance et la source de la vie parce que cet opéra, bien que d'un pessimisme terrible, culmine avec cette phrase "La Vie, une Grâce". Parce que rien ne peut légitimer la guerre, rien ne peut légitimer la mort. La mort est une absurdité, surtout quand elle est donnée dans cette violence. C'est pour cela que mon désir premier est que cette œuvre ne soit pas localisée. Elle parle à tous les hommes et à toutes les femmes. Toutes les femmes subissent le même sort, aussi bien aux Indes, en Amérique latine, en Afrique ou au Moyen-Orient, et ce n'est pas loin de ce que vivent les femmes battues en France ou en Espagne. J'avais un jour appris le nombre de femmes battues par heure en France, j'étais terrorisé. De même, la guerre n'est pas un phénomène culturel ni local, c'est un phénomène universel. Regardez comme nous sommes cernés par la guerre, comment notre horizon est bouché par la guerre. On sait qu'il y a d'autres guerres qui vont arriver, on est presque sûrs de l'endroit où elles vont naître et s'épanouir. C'est un monde qui est pessimiste et sans issue. Cette œuvre, si elle est dans cette région de désespoir, c'est parce que je pense profondément que l'idéologie de l'Espérance a échoué. Depuis le temps qu'on attend le bonheur pour le lendemain, il n'arrive que du malheur et des guerres. Alors essayons de ne rien attendre, essayons d'être dans le pessimisme absolu et de ne croire qu'à ce présent-là. Nous voulons le bonheur maintenant et ici.
Ahmed Essyad (© DR)
Malgré le pessimisme, vous gardez tout de même cet espoir d'une Grâce...
L'homme, pour moi, est quelque chose d'extraordinaire et c'est pour cela que la vie est une grâce. Pas la vie de l'au-delà, pas la vie des anges, la vie des hommes. Les hommes sont capables de tout : du pire et du merveilleux. Vous avez Bach et vous avez Mussolini, Debussy et Napoléon. C'est ça les hommes, c'est pour cela que la vie est fondamentale et pour cela que toute cette idéologie de la mort rédemptrice est complètement absurde. C'est pour cela aussi que cette œuvre est un cri contre toutes les "philosophies" djihadistes, qui sont basées sur un bonheur dans l'au-delà et une mort nécessaire pour l'atteindre. Mais cette vie-là, maintenant, des hommes et entre les hommes, qu'est-ce que c'est si ce n'est pas l'essentiel ?
On voit combien l'histoire de Mririda vous imprègne, comment s'est passée la collaboration avec l'auteure du livret, Claudine Galea ?
Avec Claudine Galea, cela fait des années que nous travaillons ensemble. Le projet de Mririda a pris naissance dans ma tête et dans mon cœur dans les années 1970. Lorsque j'ai rencontré Claudine, pendant ma résidence à la Chartreuse Notre-Dame-du-Val-de-Bénédiction de Villeneuve-lès-Avignon, nous avons sympathisé et je lui ai communiqué mon projet. Elle y a adhéré et nous sommes partis dans le Haut-Atlas, dans les endroits dont parlait Mririda, dans ce somptueux village de Megdaz dont on suppose qu'il était le sien, pour que Claudine s'imprègne de cette géographie, de cette culture, de cette architecture absolument fabuleuse. Pendant deux ans, nous avons sillonné le Haut-Atlas tous les deux, pendant les vacances. Elle a écrit un premier jet, une pièce de théâtre, comme une première marche pour un livret. Comme moi, Claudine était convaincue que le lieu de l'opéra, ce n'est pas le théâtre : on n'a pas le temps de s'étendre, il faut une langue économe, précise. Le livret est venu petit à petit et il a été bouclé dès 1997.
Pourquoi tout ce temps avant d'arriver sur scène ?
Il devait au départ y avoir une création par une commande du Festival Musica avec l'ensemble Ars Nova et l'Opéra de Rouen. Mais l'un des co-producteurs est sorti du projet alors ce n'était plus possible. Mririda est donc restée dans les tiroirs jusqu'à cette proposition de Jean-Dominique Marco [directeur général du Festival Musica à Strasbourg] de travailler avec l'atelier d'écriture des femmes du Centre Social et Culturel l’Escale. Elles se sont tout de suite identifiées avec Mririda.
Quand on tient son sujet et son texte, à quoi ressemble la journée-type d'un compositeur ?
À une terrible rigueur. Je suis un homme paysan, donc du matin. Pendant les quatre ans que dure l'écriture sur cet opéra, je me lève à 4h et je suis à ma table à 5h du matin. Je prends mon petit-déjeuner vers 9h et je me remets à la table tout de suite après jusqu'au déjeuner. L'après-midi je m'occupe de ma ferme, et ce jusqu'à ce que l'opéra soit fini. C'est donc la première fois de ma vie que je ne suis pas allé à la pêche à la truite dans le Haut-Altas pendant quatre ans (rires). Ça m'a terriblement manqué. J'irai dès que je rentrerai, mais la saison est fermée en ce moment alors je vais juste les voir sauter.
Ahmed Essyad avec ses chevaux (© DR)
A-t-on des journées plus productives que d'autres ?
Ça dépend, à certains moments, on n'a rien. À ce moment, je fais du travail manuel sur la partition, j'édite une scène, je corrige, je reviens. Et puis il y a d'autres moments où la main n'a pas le temps de transcrire tout ce qu'il se passe dans la tête, donc il faut aller très très vite. Je crois qu'il y a beaucoup d'endroits dans cette œuvre où j'étais toujours en retard par rapport à ce qu'il se passait dans ma tête. C'est très difficile de noter tout le plan sonore en quelques dixièmes de seconde. Matériellement, il faut un quart d'heure pour l'écrire [il dessine d'un grand geste l'étendue d'une partition à remplir].
Mririda nous appartient à tous, ce n'est pas un personnage c'est un mythe
D'autant que dans cette œuvre il y a une volonté affirmée de polyphonie [plusieurs sons simultanés]. La couleur de l'orchestre et des chanteurs vient de ces combinaisons de sons qui se rencontrent, qui s'éloignent et qui se rapprochent. C'est pour moi un travail fondamental parce que ce sont deux éléments qui n'appartiennent pas à ma culture : la polyphonie et l'Opéra. L'Opéra c'est l'image de l'Occident. Bien sûr il y a l'Opéra de Pékin et le Ta'zieh [théâtre Iranien de chant et de musique commémorant le martyre de l'imam Husayn] dans le monde Chiite, mais ça reste figé, il n'y a pas d'historicité. Tandis que dans l'Opéra occidental, il y a une histoire, une évolution, un prolongement entre Monteverdi et Debussy. Entre Wagner et Bartok ou Stravinsky, un monde s'est écoulé. Tout cela a évolué, créé des formes, fait appel à des matériaux de plus en plus complexes et extraordinaires. Donc cette chose fabuleuse de l'Opéra occidental est absolument unique. Je me suis approprié l'Opéra et la polyphonie, je les ai faits miens d'une manière radicale. L'Opéra c'est d'abord le plaisir de la musique, le plaisir de la voix, et le lieu de l'Opéra par excellence reste pour moi la poésie et le mythe. La poésie parce qu'elle est économe et le mythe parce qu'il est général. Il nous appartient à tous. Carmen nous appartient à tous, ce n'est pas un personnage : c'est un mythe. Lulu ce n'est plus un personnage de Büchner [l'auteur de la pièce de théâtre] ou de Berg [le compositeur d'un opéra basé sur cette pièce], c'est un personnage qui nous appartient à tous.
Mririda aussi est un mythe. Dans cet opéra, il n'y a aucun prénom, que des rôles, des archétypes. Seule Mririda a un prénom et c'est pour cela que, pour moi, il est fondamental de ne pas localiser, qu'il n'y ait aucun signe dans cette œuvre. Elle est à nous tous maintenant. Même si elle est montée dans 100 ans, elle sera montée dans le présent.
Précisément, quand on est compositeur d'opéra contemporain, quel destin imagine-t-on pour son œuvre ?
Tout simplement que les gens trouvent du plaisir à l'entendre et à le voir. Je ne me compare pas à Mozart, mais mon Dieu, jusqu'à maintenant quand j'ai des problèmes face à la page blanche, je m'adresse à Don Giovanni, à Cosi fan Tutte et je trouve mon bien.
Comment apprend-on à devenir compositeur ?
Je n'ai jamais été professeur et je déteste l'enseignement. Dès que j'ai enseigné, je n'ai pas écrit. Depuis très longtemps je n'enseigne plus. L'enseignement vous vide. Vous êtes tout à coup projeté dans l'autre, vous devenez l'autre, vous épousez son imaginaire et les moyens qu'il utilise pour être au plus près de ce qu'il a imaginé. Et vous vous perdez avec un temps fou pour vous récupérer. Quand j'écris, je suis dans l'obsession de l'écriture. Je dors avec et je me réveille avec. Je suis aussi dans l'ignorance de ce que j'écris, je ne le sais pas avant, je l'apprends.
Vous gardez en cela l'esprit de votre professeur Max Deutsch : surtout ne pas détruire votre élève
Bien sûr ! Par réaction à l'enseignement de Schönberg [compositeur du XXe siècle qui avait une méthode d'enseignement et de composition rigoriste, qui a fondé la Seconde Ecole de Vienne avec ses élèves Berg et Webern et qui enseigna à une multitude musiciens, dont Max Deutsch]. Il a fallu un tempérament à Berg et à Webern pour échapper au nivellement dans les classes collectives. Deutsch disait : "Les cours d'analyse c'est collectif, les cours de composition c'est individuel."
Parlons à présent de vos projets, quel sera votre prochain opéra ?
J'ai écrit deux opéras sur la mystique avec l'un des plus grands poètes actuel, Bernard Noël, comme librettiste. Avec sa langue d'une clarté sans ombre, il m'a écrit deux livrets : L'Exercice de l'amour (1995) et Héloïse et Abélard (2000). Depuis 1990, nous avons le projet de finir ce cycle mystique (je ne sais pas si nous serons encore vivants pour le faire) avec Mansur al-Hallaj, ce grand mystique musulman qui est, pour Bernard et moi, le Christ en islam. Il a fini crucifié à Bagdad, découpé en petits morceaux et jeté aux rapaces [en 922]. Depuis longtemps, je travaille sur le texte de Hallaj. J'ai composé sur ses textes mon cycle Les Voix interdites (2013) et le quatuor à cordes Le Cœur étoilé, qui a été créé en 2014, utilise dans son deuxième mouvement un texte de Hallaj. J'espère trouver le commanditaire pour boucler cette trilogie mystique.
Vous parlez de quatuor à cordes : la diversité de votre œuvre est en effet impressionnante. Comment passez-vous de la musique de chambre à l'orchestre, de l'électro-acoustique à la musique vocale, des bandes-son de films à l'opéra ?
La plus belle des femmes ne peut donner que ce qu'elle a (rires). Quand j'écris un opéra, j'écris selon ce que peut donner la forme, avec la passion et mon savoir intérieur. C'est le matériau qui change quand j'écris un quatuor à cordes, quand j'écris pour un orchestre traditionnel, un orchestre de chambre ou un orchestre classique... Dans ce cas, ce sera plus virtuose par exemple et je salue les instrumentistes de Mririda qui ont surmonté tous les obstacles de cette partition malgré leur jeunesse.
Avec une très belle direction...
Léo Warynski est merveilleux.
Que pensez-vous de la place de l'opéra dans la société d'aujourd'hui ?
Maintenant je vis à la campagne au Maroc mais chaque fois que je suis allé à l'Opéra, à Bastille ou à l'Opéra du Rhin, j'ai été frappé par le nombre de jeunes. Le mythe de la citadelle se lézarde un peu. Mais le plaisir est un peu complexe. La musique, c'est le lieu du plaisir. Mais le plaisir est toujours fonction du savoir. Mieux on sait et plus on prend son pied. Le savoir lorsqu'il est question d'art, ce n'est pas académique, ce n'est pas la musicologie : c'est simplement entendre. Plus on écoute, plus l'oreille s'affine, plus son horizon s'élargit et elle admet alors plein de choses. C'est là l'enjeu, cette dualité, cette dialectique entre savoir et plaisir.