Jean-François Zygel : « J’ai toujours le trac sauf en scène »
Jean-François Zygel, vous proposerez le 11 janvier un concert à La Seine Musicale, intitulé Mon ami Beethoven : à quoi ressemblera ce projet ?
Comme la plupart de mes projets, c’est un concert-spectacle. On pourrait aussi l’appeler « concert-fantaisie » : il y a toujours un côté à la fois ludique et onirique dans ce que je propose, généralement un mélange de répertoires, de paroles, d’improvisations voire de composition, avec des lumières et une mise en espace. J’essaie que chaque concert soit une proposition, une vision. Cette fois, nous rentrerons avec le public dans l’atelier de Beethoven, comme pour une visite à l’improviste.
Qu’y jouerez-vous ?
Les pièces de répertoire qui seront jouées sont des œuvres peu connues, comme les Equales pour quatre trombones ou les pièces pour mandoline et piano. Le merveilleux baryton Edwin Crossley-Mercer chantera une poignée de mélodies ainsi que des arrangements de chansons irlandaises et écossaises qui sont toute une aventure dans la vie de Beethoven. On marque toujours l’intérêt des compositeurs romantiques (Brahms, Dvořák, Grieg, etc.) pour les mélodies populaires mais on oublie souvent le travail énorme de Beethoven : des centaines d’arrangements de chansons britanniques, danoises, polonaises, italiennes, espagnoles, russes, etc. Il y aura aussi bien sûr mes improvisations : Beethoven aimait tellement improviser en concert.
En quoi consiste votre travail d’improvisation ?
L’improvisation est une composition sans gomme… mais pas toujours sans remords ! Autant je peux modifier une composition si je n’en suis pas satisfait, autant je ne peux pas demander au public d’effacer de sa mémoire une improvisation que je leur ai donnée à entendre si je ne suis pas inspiré. Je suis professeur d’improvisation (j’ai fondé la classe d’improvisation au piano du CNSMD de Paris il y a une vingtaine d’années), et les gens s’étonnent souvent qu’on puisse enseigner cette discipline. Pourtant, l’improvisation, je vous assure, ça se prépare. Je suis libre au moment d’improviser parce que j’ai beaucoup travaillé auparavant, les années qui précèdent et même toute ma vie, non pas un texte comme le font les interprètes, mais une capacité, un langage.
Comment ce travail d’improvisation s’adapte-t-il aux artistes avec lesquels vous collaborez ?
Cela dépend. Avec certains, nous faisons quelques séances préalables, histoire d’accorder nos vocabulaires et de nous habituer l’un à l’autre. Avec d’autres, c’est plutôt sur la forme du concert qu’il y a élaboration, notamment quand le dialogue musical se double d’un dialogue verbal comme avec Thomas Enhco ou Bruno Fontaine. Enfin certains, comme Michel Portal, préfèrent improviser totalement sur scène, et avec Ibrahim Maalouf cela devient carrément une performance ininterrompue de plus d’une heure. J’entre alors sur scène avec le sentiment que je vais commencer un long voyage, mais un voyage dont je ne connais ni la destination, ni le chemin, seulement les moyens de transport.
Est-ce possible d’improviser avec un chanteur ?
L’instrument s’y prête un peu moins, pour des questions de souffle, mais aussi de paroles. On peut improviser dans tous les styles : tous les langages harmoniques, mélodiques ou rythmiques, toutes les traditions se prêtent à l’improvisation. Mais il faut avoir suffisamment travaillé en amont pour en maîtriser le vocabulaire : l’improvisation ne s’improvise pas !
Avez-vous déjà tenté d’improviser avec un chanteur ?
J’ai partagé la scène avec Bobby McFerrin, qui est un vocaliste incroyable, mais aussi avec des beat boxers [pratique consistant à faire de la musique en imitant des instruments avec sa bouche, ndlr], notamment avec Sly, pour une publicité pour Nespresso. Certains artistes de jazz font du scat [improvisation musicale à base d'onomatopées rythmiques ou d'imitations vocales d'instruments de musique, ndlr] de manière virtuose : lors de notre dernier concert commun, Michel Portal a fait une séquence en scat qui était incroyable. Autre expérience, plus lointaine : lorsque je chantais dans un chœur, certaines œuvres contemporaines avaient recours à l’improvisation. C’était par exemple le cas des Trois Poèmes d'Henri Michaux de Lutosławski que j’ai chantés sous la direction de Gilbert Amy à Aix-en-Provence.
Devrez-vous faire un travail particulier pour ce concert Beethoven ?
Pour bien improviser, pour que l’inspiration soit au rendez-vous, j’ai besoin de me sentir totalement libre. Quand je monte sur scène, je ne sais pas du tout ce que je vais faire. Mais cette liberté n’a qu’un temps, car les dix premières secondes donnent forcément une direction, un tempo, un style. L’improvisation est certes un art de la liberté, mais aussi un art de la conséquence.
Vous maniez souvent l’humour pour raconter la musique, appuyant votre discours sur des anecdotes amusantes. Sera-ce le cas dans ce concert Beethoven ?
Oui et non. Par exemple, dans ce Requiem imaginaire, je manie certes l’humour, mais cela n’empêche nullement la ferveur et l’intensité. Il paraît qu’imaginer ses propres funérailles est un fantasme partagé par pas mal de monde. Enfant, quand mes parents me punissaient, j’imaginais pour me venger que je mourais : mes parents étaient dévastés et je les voyais en larmes à mon propre enterrement. Pour Mon ami Beethoven, j’ai imaginé que nous entrions comme en catimini dans l’atelier du grand Ludwig. Et ce qu’on ne dit pas assez, c’est que Ludwig avait de l’humour à revendre. Savez-vous qu’il a par exemple composé une Elégie sur la mort d'un caniche ?
Vous avez dédié il y a quelques mois un concert au thème de l’humour en musique : que vouliez-vous exprimer ?
Dans Voulez-vous faire l’humour avec moi ?, nous explorions les différentes sortes d'humour : sarcastique avec Chostakovitch, bonhomme avec Haydn, loufoque avec Satie, malicieux avec Mozart, caustique avec Beethoven, joyeux et vivifiant avec les frères Strauss. En tant qu’improvisateur j’utilise parfois le « à la manière de », le pastiche étant également pour moi une forme d’humour. Bien sûr, il faut dans ce cas-là pousser le bouchon un peu plus loin pour faire sourire, comme la fausse scène de Pelléas écrite par Proust [voir en bas de l’article, ndlr], qui reprend le style de Maeterlinck mais l’applique à un contenu tout à fait insignifiant : j’adore !
Comment décririez-vous votre humour ?
L’humour, pour moi, c’est une affaire sérieuse. C’est une voie d’accès au savoir, à l’émotion. J’aime les blagues qui ont un fond, qui révèlent quelque chose, qui interrogent. Autant les films comiques qui enchainent les gags me dépriment, autant j’apprécie l’ironie, voire l’humour noir. Vous savez, je suis juif, et il est très fréquent qu’un rabbin commence une dracha (commentaire biblique) par une blague juive. L’amour des mots, la musique, l’humour : ce sont trois éléments fondamentaux dans le judaïsme.
Pourquoi avoir choisi ce format de Requiem imaginaire pour votre dernier concert en date à La Seine Musicale ?
Ce Requiem imaginaire mettait donc en scène mes propres funérailles, avec mon mélange habituel d’ingrédients : répertoire, composition, improvisation, mise en espace et en lumières. Cinq siècles d’histoire, cinq langues et cinq religions y étaient représentés, et j’avais moi-même composé pour l’occasion un grand Kaddish en araméen a cappella dont Nicole Corti et le Chœur Spirito ont donné une interprétation bouleversante. A chaque fois, j’essaie d’imaginer un format de concert différent, car à mes yeux la forme et le déroulement du concert ont autant d’importance que son contenu.
Un autre format que vous proposez régulièrement est le ciné-concert : pourquoi ?
C’est en effet l’une de mes grandes spécialités, c’est même moi qui ai inventé le mot « ciné-concert » dans les années 1990. Le ciné-concert est pour moi un art tout à fait extraordinaire, qui n’a pas grand-chose à voir avec le cinéma actuel puisque c’est un art du spectacle vivant. Dans les années 1920, des compositeurs comme Darius Milhaud, Arthur Honegger ou Maurice Ravel pensaient même que le ciné-concert remplacerait l’opéra. Il m’est d’ailleurs arrivé très souvent de donner des ciné-concerts dans des maisons d’opéra, comme à Toulon, Monte-Carlo, Bastille, Nice, ou encore aux Chorégies d’Orange.
En quoi l’expérience est-elle différente du cinéma traditionnel ?
Le cinéma actuel n’est pas un spectacle : vous regardez un film qui serait le même si vous changiez de salle ou si vous le regardiez en vidéo. Le cinéma muet était historiquement un spectacle : le montage, les bains de couleur, la cadence de projection et la musique n’étaient pas les mêmes d’une salle à l’autre. Les spectateurs choisissaient souvent leur cinéma en fonction de ce qu’ils allaient entendre.
Quels autres formats de spectacle appréciez-vous ?
Dans 'Mon Mozart à moi' qui sera diffusé le 28 janvier prochain sur France 5, je tiens un peu tous les rôles, jouant avec les excellents solistes de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse le quatuor en sol mineur, accompagnant la formidable soprano Sandrine Piau, ou interprétant avec orchestre le 23e concerto de Mozart, d’abord au piano puis au célesta. Sans oublier une joyeuse bataille d’improvisation avec le chef Ottavio Dantone, piano contre clavecin. Autre chose que j’adore particulièrement faire, c’est d’aller dans une ville, d’y arriver quelques jours avant pour la visiter à fond et en découvrir tous les secrets, avant de faire entendre des improvisations-compositions représentant les endroits de la ville qui m’ont le plus marqué. L’œil écoute, l’oreille voit !
Quelles seront les suites de votre parcours comme artiste associé à La Seine Musicale ?
A partir du mois de janvier, je ferai le dimanche après-midi un atelier d’improvisation, public et ouvert à tous. Pour y participer, il faut simplement s’inscrire et envoyer une vidéo. Tous les instruments sont bienvenus, ainsi que les chanteurs.
Quel est le reste de votre actualité ?
J'ai trois résidences cette année : La Seine Musicale, l’Orchestre national du Capitole de Toulouse et la Philharmonie du Luxembourg. Mon prochain concert à Luxembourg aura lieu le 9 janvier sous la forme d’un duel d’improvisation avec Ibrahim Maalouf (un peu comme à La Seine Musicale, mais comme c’est de l’improvisation, ce sera forcément différent). Le 12 décembre dernier, dans ce même auditorium, j’ai fait entendre ma musique pour le Nosferatu de Murnau, une musique écrite au départ pour la Philharmonie de Paris. Avec l’Orchestre national du Capitole, après un concert intitulé Un Américain à Paris, un Français à New York, qui comprenait l’une de mes compositions symphoniques et où j’ai joué un concerto de Philip Glass, ce sera au mois de juin une fantaisie autour de Ravel. Très souvent, mes concerts ont comme point de départ une simple intuition, puis j’élabore un chemin, une mise en forme, une mise en espace. Mi-concerts, mi-spectacles, on pourrait presque les nommer « constacles » si ce mot-valise ne sonnait pas si mal !
Avez-vous déjà composé pour la voix ?
Bien sûr : j’ai composé une vingtaine de mélodies, plusieurs chœurs ainsi que quelques pièces pour petit ensemble vocal. Comme beaucoup de musiciens, je rêve d’écrire un opéra. Mais depuis 15 ans, je donne 100 à 120 concerts par an, auxquels s’ajoute l’enseignement au Conservatoire de Paris et mon émission dominicale sur France inter : il faudrait que je renonce à une partie de mon activité pour avoir le temps de composer, ce qui n’est pas facile car je suis un drogué de la scène et du piano. Composer un opéra nécessite de s’enfermer dans sa coquille, de passer en quelque sorte de la jouissance de la scène à la vérité de la solitude.
Vous dites que vous êtes un drogué de la scène : que voulez-vous dire ?
La scène est le seul endroit où je me sente vraiment bien. Certaines personnes ont le trac sur scène, moi c’est l’inverse : j’ai toujours le trac sauf en scène. Sur scène j’ai l’impression d’être libre, de maîtriser les choses, alors que dans la vie, rien ne se passe comme je voudrais. Dans la vie quotidienne, tout n’est que jeu social, avec ses codes et ses conventions. Du fait que l’artifice est le principe même de la scène, qu’il est assumé, tout y devient vrai. Sur une scène, on ne ment pas.
A quoi ressemblerait votre opéra, si vous arriviez à aller au bout de ce projet ?
Ce serait certainement quelque chose sur un drame personnel plutôt que sur un événement historique ou d’actualité. Autrement dit, cela ressemblerait plus au Peter Grimes de Britten, au Wozzeck de Berg ou à La Voix humaine de Poulenc. Quelque chose qui montre la difficulté, voire l’impossibilité, du bonheur. Mais s’il est impossible d’atteindre le bonheur, il nous reste cependant la possibilité de nombreux moments d’extase, de plaisir, de découverte, d’élévation.
Scène de Proust, « à la manière de » Maeterlinck :
Pelléas et Markel sortent de soirée et ne retrouvent pas leur chapeau.
Pelléas (dans l'antichambre) :
- Il faisait là-dedans une atmosphère lourde et empoisonnée. J'ai cru plusieurs fois que j'allais me trouver mal. Et maintenant tout l'air de toute la terre ! (très doux) On dirait que ma tête commence à avoir froid pour toujours.
Markel :
- Vous avez, Pelléas, le visage grave et plein de larmes de ceux qui sont enrhumés pour longtemps. Ne cherchez plus ainsi. Nous ne le retrouverons pas. On ne retrouve jamais rien ici. Quelqu'un qui n'est pas d'ici l'aura emporté. Il est trop tard. Mais comment était-il ?
Pelléas :
- C'était un pauvre petit chapeau comme en porte tout le monde ! On n'aurait pu dire de chez qui il venait. Il avait l'air de venir du bout du monde.
Markel :
- Nous n'en retrouverons plus d'autre maintenant. C'est une chose terrible, Pelléas. Mais ce n'est pas notre faute.
Pelléas :
- Quel est ce bruit ?
Markel :
- Ce sont les voitures qui s'en vont.
Pelléas :
- Pourquoi s'en vont-elles ?
Markel :
- Nous les aurons effrayées. Elles auront su que nous nous en allions très loin. Elles ont eu peur et elles sont parties. Elles ne reviendront pas.