Calixto Bieito : « Mettre en scène est comme une thérapie pour moi »
Calixto Bieito (© Monika Ritterhaus)
Vous êtes en pleine répétition. Où en sont-elles ?
Calixto Bieito : Tout le spectacle est terminé. Nous sommes en train d'adapter ce que nous avons créé jusqu'ici pendant les répétitions, à la scène. Il s'agit d'une étape vraiment créative. Nous ne sommes plus seulement dans la technique. Le spectacle continue de se former. Il va se développer jusqu’au dernier moment, jusqu’à la première qui aura lieu dans deux semaines, puisque j’inclus tous les jours de nouvelles idées. Toute la structure existante est achevée mais rien n’est figé. Et les répétitions se déroulent vraiment très bien pour l’instant.
De quoi êtes-vous parti pour travailler ?
J’avais déjà mis en scène le Roi Lear il y a une dizaine d'années. [Le Roi Lear, pièce de Shakeaspeare au Teatro Romea de Barcelone en 2004, ndlr]. Après ça, j'en ai fait quelques parties en Angleterre [Forest en 2012, ndlr] et maintenant ce Shakespeare revient à moi. Mais ici, il y a aussi la musique. Bien sûr, elle s'imbrique dans le livret de Claus Henneberg. Mais elle apporte quelque chose de différent, de singulier. Celle composée par Aribert Reimann parvient à transcrire l’émotion, l’hystérie… toute la nervosité des essaims familiaux de l'oeuvre. Reimann a su saisir la profondeur du texte, le stratifier, lui donner une architecture, rendre des moments sanglants. Sa musique traduit également tout l'aspect religieux qu'il y a derrière. Ce que j'ai voulu en extraire, c'était la destruction de cette famille, la mécanique de guerre qui s'enclenche autour d'elle.
Lear comporte un livret complexe et périlleux. Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Aucune. Ce n'est pas un livret qui, selon moi, est difficile à mettre en scène. Il est finalement très proche du texte original de Shakespeare et les mots parlent d'eux-mêmes. Ils vous guident.
Répétition costumée de Lear à l'Opéra national de Paris (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
De quoi parle votre mise en scène ?
De l'essentiel. Lear, c'est une gigantesque catharsis. L'œuvre nous parle de démolition et de déconstruction. Elle nous ramène à quelque chose de primitif. J'ai voulu dégager ces instincts premiers qui possèdent totalement les personnages et dictent leur façon d'agir. Il y a une dimension viscéralement humaine qui se dégage d'eux et de ce drame.
Si vous deviez la définir en un mot ?
Humaniste. C'est l'idée qui m'a conduit.
Comment avez-vous construit le personnage de Lear ?
Lear veut être protégé, il veut être aimé. C'est un homme très strict, résolument égoïste. Un tyran aveugle. Avec ses trois filles, il est aussi exigeant qu'intransigeant. Au fond, toute l'oeuvre s'articule autour de son aveuglement. C'est ainsi que j'ai choisi de le montrer.
C'est votre première mise en scène pour l'Opéra national de Paris. Comment expliquez-vous que cela ne soit pas arrivé plus tôt ?
Je ne sais pas. On ne m'a jamais fait de propositions. C'est la toute première fois et j'ai accepté tout de suite.
Calixto Bieito en pleine répétition pour Lear (© E. Bauer / Opéra national de Paris)
Beaucoup de chanteurs soulignent combien c'est éprouvant physiquement et mentalement de chanter dans vos mises en scène. Comment parvenez-vous à tirer le meilleur d'eux-mêmes ?
Je fonctionne par images, par visions.
Je respecte beaucoup le travail des chanteurs et je les admire. Leur métier est noble. Il nous offre la Beauté. Ils me donnent autant que je leur donne. Je n'ai aucune astuce. C'est un travail mutuel et c'est dans ce travail qu'ils fournissent le meilleur. Je leur laisse tout le champ libre pour me proposer des choses. Tout se cristallise dans les répétitions. C'est l'instant que je préfère, où tout est possible, où la création surgit, où chacun peut essayer quelque chose. Les chanteurs proposent, je reviens dessus et nous créons ensemble. Bien sûr, j'ai dès le début une idée bien précise de ce que je veux mais je reste ouvert à tout ce qui peut arriver. Je fonctionne par images, par visions.
Quel est votre processus de travail habituel ?
Mettre en scène me prend énormément de temps ! Un temps fou. Je m'y prends très longtemps à l'avance et je travaille très dur. J'étudie le livret, l'œuvre, puis je m'inspire de la musique. Je m'en imprègne. Je traduis bien sûr le livret, car je veux en comprendre chaque mot. J'essaie d'aller au cœur de l'œuvre, à son essence. C'est tout un processus qui se déroule par vagues successives jusqu'aux répétitions qui est le moment où tout s'émulsionne, où les énergies se rencontrent, où les idées jaillissent et où l'œuvre prend corps.
Vous imposez-vous des limites ?
Etre artiste signifie ne pas avoir de limites.
Aucune. L'art demande l'inverse. Etre artiste signifie ne pas avoir de limites. La seule limite que je me fixe à la rigueur, c'est de ne pas mettre en scène une œuvre avec laquelle je n'ai aucune espèce d'attirance, de connexion. Rossini, Donizetti, ce n'est pas vraiment mon univers et je ne saurais pas vraiment quoi en faire.
Vos mises en scènes offrent souvent des visions effrayantes et violentes. Est-ce difficile pour vous de ne pas tomber dans le pessimisme ?
Vous savez je n'ai pas fait uniquement des œuvres violentes ou dures. Mon Platée à Stuttgart [mise en scène créée au Staatstheater de Stuttgart en juillet 2012, ndlr] était léger et drôle. Tout était fait pour rire. Mais Lear appelle ça : la violence, la souffrance, le chaos. On ne peut traiter cette œuvre de manière légère. Beaucoup disent que je ne fais que ça. Mais c'est faux. Les images violentes occultent simplement le reste (pause).
Le pessimisme, oui... C'est très difficile pour moi de ne pas tomber dedans. C'est inscrit en moi. Il y a aussi la matière pour ça. Il n'y a qu'à regarder autour. Le XXe siècle est une époque très dure, défigurée par les monstruosités de la guerre... La Première, la Seconde, les camps de concentrations, Hiroshima, la guerre de Serbie, du Vietnam, le conflit israëlo-palestinien, les génocides, les dictatures, les réfugiés... Nous grandissons avec ces images d'horreur. J'ai grandi avec la peur. J'ai appris à vivre avec.
Turandot par Calixto Bieito au Théâtre du Capitole en juin 2015 (© Patrice Nin)
Qu'est-ce qui vous a poussé à mettre en scène ?
La mélancolie m'affecte, beaucoup.
Je l'ai fait pour me sauver. Enfant, je voulais être pianiste mais j'étais trop mauvais. Je viens d'une famille de musiciens et j'ai toujours grandi entouré de musique. Finalement, j'ai été à l'Université de Barcelone en Histoire de l'Art et Philologie, puis j'ai fait une école de théâtre [Drama School de Tarragone, puis le Theatre Institute de Barcelone, ndlr]. La mise en scène est mon terrain d'expression. Elle me permet d’extérioriser ce que j’ai en moi. C'est comme une thérapie pour moi, une cure qui me fait aller mieux. La mélancolie m'affecte, beaucoup.
C'est votre mal la mélancolie ?
Oui.
D'où vient-elle ?
Je ne sais pas vraiment. C'est peut-être génétique, c'est peut-être dans mes veines. Il est possible que je l’ai reçue en héritage ou bien l’ai-je développé moi-même ? Je ne saurais dire. Qui pourrait ? Elle vient par vagues. Parfois, elle est là. Elle reste. Puis elle disparaît.
Vous aide-t-elle à créer ?
Oui et non. Des fois, elle me permet de faire sortir des choses. Elle sert de vecteur. D'autres fois, elle me restreint. Elle me replie sur moi-même. Elle catalyse.
Est-ce éprouvant de chercher en vous de telles visions et de les réaliser sur scène ?
Oui, beaucoup. Parfois, c'est même trop. Cela me submerge. Et je m'écroule de fatigue.
Pensez-vous atteindre une certaine sincérité dans vos mises en scène ?
Oui, je pense. Etre le plus sincère possible et aller à l'essence même de l'œuvre, c'est ce que j'essaie de faire le plus possible. C'est ce vers quoi je tends.
Carmen par Calixto Bieito à la Fenice en 2012 (© Antoni Bofill)
Comment la culture catalane et espagnole vous influencent-t-elles ?
Elles m'influencent énormément, ce sont mes racines. Elles m'ont forgé. Les tableaux de Goya ou encore les films de Buñuel m'inspirent beaucoup. Ils me font beaucoup rire ses films (rires). Il y a toujours quelque chose de subversif et de très enfantin à la fois. J'ai été pétri par cette culture très dense. Les tableaux de Velásquez, Picasso, Zurbarán, Calderón, les écrits de Lorca et Lope de Vega...
Vous sentez-vous proche de l'esthétique de Goya ?
Oui. Chez Goya, j'aime avant tout son clair-obscur. J'essaye d'atteindre ce traitement de la lumière et du contraste sur scène.
Qu'écoutez-vous au quotidien ?
Je n'écoute pas que de l'opéra. Vous seriez étonné de savoir à quel point je suis éclectique lorsqu'il s'agit de musique. Cela va de la musique traditionnelle espagnole à Beethoven en passant par Haendel, Bach et CocoRosie. J'aime faire de nouvelles découvertes, aller à des concerts. C'est important de rester dans l'ouverture et de ne pas se cantonner à un seul genre.
CocoRosie, c'est très mélancolique.
Très. Je les avais vues en concert aux Etats-Unis. C'était somptueux. Leur musique est très délicate, nostalgique aussi.
Quelle mise en scène vous a vraiment bouleversé dernièrement ?
C'est un concert. La 5e Symphonie de Mahler à Oslo. Vasily Petrenko était à la baguette et dirigeait l'Orchestre Philharmonique d'Oslo [Concerto n°2 de Rachmaninov et Symphonie n°5 de Mahler par l'Orchestre Philharmonique d'Oslo dirigé par Vasily Petrenko, le 3 mars 2016 à l'Oslo Konserthaus, ndlr]. Ça m'a coupé le souffle, pris aux tripes. Tous les musiciens exécutaient leurs mouvements dans un même élan. Il s'en dégageait une énergie indescriptible.
Et une mise en scène ?
Sweeney Tood à San Francisco. J'ai perdu le nom du metteur en scène [mise en scène de Lee Blakeley, septembre 2015 à l'Opéra de San Francisco, ndlr]. Je ne suis pas forcément adepte des comédies musicales, mais la mise en scène de celle-ci était hilarante. Il y avait du sang qui giclait de partout. Il régnait un bazar monstre. C'était la folie sur scène. J'étais mort de rire. Tout le monde était hilare.
Sweeney Todd par Lee Blakeley à l'Opéra de San Francisco en septembre 2015 (© Lynn Lane)
Vous parliez d'essentiel tout à l'heure. Pour vous, quel est l'élément essentiel d'une œuvre d'art ?
L'authenticité. Avant toute chose. Pour toute œuvre, même un ready-made.
Dans une précédente interview, vous évoquiez l'émotion.
L'authenticité mène à l'émotion. C'est un lien. L'émotion est sans aucun doute cruciale. C'est un élément capital d'une œuvre. Si une oeuvre ne vous émeut pas, ne provoque rien chez vous, elle n'a plus aucun intérêt.
Luis Buñuel répondait le mystère.
Aussi ! Le mystère, l'énigme. Il faut qu'une œuvre intrigue, qu'elle demande à être déchiffrée et que le spectateur essaie de la saisir. Elle doit être mystérieuse, captivante, amener à la réflexion, à l'éveil. C'est bien aussi de ne pas comprendre.
Vous mettez en scène La Juive à Munich dans seulement un mois. Deux opéras dans deux pays différentes quasiment en même temps, n'est-ce pas difficile ?
Non, pas du tout. Vous savez, cette année, je n'ai pas arrêté d'enchaîner les productions. J'en ai déjà créé trois ou quatre. Plus peut-être. C'est aussi ce qui me maintient. Après Munich, je pourrais me reposer un peu.
La saison prochaine, il y aura aussi L'Ange de feu à Zürich et Tosca à l'Opéra d'Oslo. Encore des opéras parlant d'oppression. Vous qui disiez tout à l'heure avoir grandi dans la peur, s'agit-il d'un sujet qui vous affecte encore ?
Beaucoup. Je suis né à Mirande de Ebro, près de Guernica en Espagne. Ma grand-mère a traversé la guerre civile et me racontait ses souvenirs. Aujourd'hui je vis en Suisse, en famille. Dans une ville loin de tout stress et de toutes oppressions. Dans une parfaite tranquillité, au calme. Parfois, certains me disent : « Calixto, tu fuis la réalité, tu refuses de la voir en face. Tu restes dans ton confort et tu ne regardes pas les autres ». Je n'ai pas le sentiment de fuir mais c'est plus confortable et surtout vital pour moi. J'ai besoin de cette sérénité pour m'apaiser, pour être bien. Peut-être est-ce égoïste ?
Vous pensez ?
Je ne sais pas. Ce serait une pensée trop chrétienne. Trop culpabilisante.
Vous n'êtes pas croyant ?
Pas du tout. J'ai grandi avec les jésuites. Mais j'ai cessé de croire en Dieu autour de mes 12 ans. Tout ça, toutes ces histoires, c'est du vent. Une invention à laquelle certains veulent croire.
L'esprit humain est-il finalement la chose la plus terrible ?
L'homme est dangereux pour lui-même
C'est certain. Au-dessus de bien d'autres choses, c'est lui qui nous conduit à la folie. C'est lui qui pousse les hommes à s'entre-tuer. L'homme est dangereux pour lui-même et pour les autres parce qu'il est capable d'imaginer toutes les abominations.
Vous qui êtes un grand cinéphile et utilisez vos visions comme des moteurs, aimeriez-vous passer à l'acte et réaliser un film ?
Oui, un jour. On me l'a déjà proposé il y a quelques temps mais cela ne s'est finalement pas fait. Je ne me sens pas encore capable de le faire. C'est un média que je ne maîtrise pas assez, alors je préfère ne pas le faire. Le cinéma, ça ne se manipule pas du tout comme des mises en scène. Il y a le montage, les points de vues... Mais oui, j'aimerais bien.
Quels sont vos futurs projets à l'opéra ?
Outre ce que vous venez d'annoncer, je ferai mes débuts au Metropolitan Opera avec La Force du Destin en 2017/2018 en coproduction avec l'English National Opera. Il y aura aussi ma production de Carmen à l'Opéra national de Paris et celle de Boris Godounov au Bayerische Staatsoper en janvier 2017 aux côtés de Kirill Petrenko. Viendront également un Tannhäuser à la Fenice et un Moses und Aaron à Dresden.
Propos recueillis et traduits de l'anglais par Charlotte Saintoin le 10 mai 2016
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(Cover Répétition costumée de Lear © Elisa Haberer / Opéra national de Paris)