Bilan de Stéphane Lissner à l'Opéra de Paris (2014-2020) : de la proue à la quille
Tout (ou presque) avait pourtant bien commencé, avec des innovations, des distributions prestigieuses et les promesses de la nomination du très médiatique Benjamin Millepied à la tête du ballet. Pourtant, les crises, les annulations en tout genre, une communication défaillante et surtout une démotivation peu excusable à ce niveau après la non-reconduction de son mandat laissent un goût amer aux lendemains d'un départ anticipé.
Innovations
Stéphane Lissner innove dès son arrivée avec des opérations commerciales de démocratisation culturelle, au premier rang desquelles figurent les “avant-premières jeunes”, une douzaine de répétitions générales chaque saison étant vendues 10 € la place aux jeunes de moins de 28 ans. Une initiative qui fait l’unanimité auprès du public (son principal défaut étant même que l'initiative est victime de son succès, la plupart des places étant réservées en quelques minutes). Le tout même si certains interprètes se montrent réticents au fait de transformer une répétition en un spectacle, sans rémunérer les artistes pour un cachet de représentation et tout en demandant aux spectateurs de payer, même une somme modique de 10 €. Cet acte de payer sa place, symbolique, n’est pourtant pas anodin en cela qu’il habitue un jeune public à payer pour aller à l’opéra. La billetterie propose également des séances à -40% pour les moins de 40 ans et des offres réservées aux familles qui ne sont jamais venues à l’opéra (25 € par adulte et 10 € par enfant).
Stéphane Lissner s’approprie également comme son nouveau projet une “Académie”. Ce programme de formation en interne est toutefois le nouveau nom de l’Atelier Lyrique déjà existant pour les chanteurs et dont étaient déjà sortis de nombreux artistes devenus depuis de véritables vedettes lyriques. Stéphane Lissner l’ouvre toutefois aux artisans de la scène ainsi qu’aux metteurs en scène. La Directrice Myriam Mazouzi et le Directeur artistique Christian Schirm contribuent à vitaliser tout ce programme.
Stéphane Lissner mise aussi sur le numérique, inaugurant la 3ème Scène (des créations vidéo en lien avec l’univers lyrique et chorégraphique) ainsi qu’une application mobile “Aria” qui devront encore démontrer leur impact. Le Directeur prend aussi des décisions étonnantes et originales, comme ces Jardins suspendus sur les toits de Bastille ou bien un diadème couronnant Bastille et les pneus dorés trônant au sommet de l’escalier de Garnier (installation d’art plastique Saturnales, réalisée par Claude Lévêque pour les 350 ans de l’Opéra de Paris).
Des super-stars, des annulations
Une maison telle que l'Opéra de Paris, pour assumer son rang, doit engager les plus grands noms de l’art lyriques. Stéphane Lissner les a effectivement engagés, dès sa première saison programmée (2015/2016) : Jonas Kaufmann, Roberto Alagna, Bryn Terfel, Ludovic Tézier, Placido Domingo, Ildar Abdrazakov, Anna Netrebko (qui n’était venue que pour deux productions auparavant, la dernière remontant à 2009), Sonya Yoncheva (qui n’était venue qu’une fois, en 2013), Elina Garança, etc. Il offre même en cette première saison leurs débuts dans la maison à Bryan Hymel (dans La Damnation de Faust), Barbara Hannigan (dans La Voix humaine, incarnation marquante), Pretty Yende (dans Le Barbier de Séville), Julie Fuchs (dans Platée), Aleksandra Kurzak (dans L'Élixir d'amour), Anita Rachvelishvili (dans Aida) ou encore Olga Peretyatko (dans Rigoletto).
Stéphane Lissner a su s’appuyer sur le travail de son Directeur de casting Ilias Tzempetonidis (qui le suit à Naples, comme le chef des chœurs Jose Luis Basso) pour faire venir les vedettes et découvrir de nouvelles voix impressionnantes. Il a même composé des plateaux entiers de stars, comme pour la production superlative de Don Carlos réunissant en 2017 Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier, Sonya Yoncheva, Elina Garanca et Ildar Abdrazakov sous la baguette de Philippe Jordan, et qui crée l'événement à l'échelle mondiale, (re)plaçant l'Opéra de Paris comme place forte du lyrique international.
Las, de fréquentes annulations, pour lesquelles les remplacements n'ont pas toujours été à la hauteur (en termes de prestige pour des places aux tarifs surélevés, si ce n'est en termes de qualité), ternissent ce bilan : Jonas Kaufmann aura ainsi annulé sa prise du rôle-titre des Contes d'Hoffmann (qu'il n'a d'ailleurs jamais chanté depuis), remplacé par Ramon Vargas, puis son Cavaradossi dans Tosca, remplacé par Marcelo Puente. Roberto Alagna était quant à lui remplacé par Sergio Escobar dans Don Carlo. Dans Les Huguenots, c'est Bryan Hymel qui est remplacé par Yosep Kang (mais Lisette Oropesa avait illuminé la production en remplacement de Diana Damrau). Les annulations de Sonya Yoncheva dans Eugène Onéguine et La Bohème, et Anna Netrebko pour Eugène Onéguine et La Traviata ont également fait grincer des dents. Notons également que l’Opéra de Paris, pour des raisons budgétaires et ne formant pas de troupe, se trouve souvent sans doublure, ce qui fut notamment problématique pour sa Lady Macbeth de Mzensk.
Des audaces scéniques pas toujours récompensées
Stéphane Lissner a confié ses nouvelles productions aux metteurs en scène qu'il avait déjà l'habitude d'engager dans ses précédents mandats. Dès sa première saison 2015/2016, il frappe fort en proposant plus d’une douzaine de nouvelles productions lyriques et chorégraphiques. Des nouvelles productions qui marquent aussi les débuts maisons de Romeo Castellucci (qui reviendra en 2019 avec Il Primo Omicidio), Alvis Hermanis (qui ne reviendra pas), Claus Guth (qui reviendra deux fois par an les deux années suivantes), Stefan Herheim (qui ne reviendra pas), Calixto Bieito (qui reviendra tous les ans). Cette première saison est également l’occasion de reprendre des productions de Bob Wilson, Robert Carsen, Laurent Pelly, Olivier Py, Damiano Michieletto et Herbert Wernicke. Elle marque également le retour de deux grands noms de la mise en scène, qui n’étaient plus revenus depuis 2009 et qui sont tous deux engagés pour deux diptyques (marquants et qui seront repris) : Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine par Krysztof Warlikowski et Iolanta / Casse-Noisette par Dmitri Tcherniakov, comme il engage de nouveau Alex Ollé (première fois depuis 2007) pour Le Trouvère, repris ensuite.
Stéphane Lissner a aussi donné sa chance à des artistes pour leur première mise en scène d’opéra : à Guillaume Gallienne pour La Cenerentola, à Thomas Jolly (Eliogabalo de Cavalli, après avoir grillé la priorité à l'Opéra Comique pour que Garnier accueille sa première mise en scène opératique), ou encore au chorégraphe hip-hop Clément Cogitore pour Les Indes galantes.
Ce panel montre à la fois les grandes réussites scéniques (Moïse et Aaron, Iolanta/Casse-noisette, Le Château de Barbe-Bleue/La Voix humaine, Lear, Lady Macbeth) ainsi que de tonitruants échecs voués à disparaître (La Damnation de Faust malgré Kaufmann, Koch et Terfel) et des scénographies polémiques (Rigoletto dans un carton, La Bohème dans l'espace, Le Prince Igor sur l'autoroute, etc.). Le Cosi fan tutte d'Anne Teresa De Keersmaeker aura quant à lui partagé aussi bien le public que les artistes impliqués et aura été marqué par un désaccord entre la troupe de danseurs invités et le ballet maison. Surtout, les deux créations, Trompe-la-mort et Bérénice, restent comme des symboles de l'élitisme reproché à l'opéra (en témoigne le parterre inattentif et le paradis déserté de Garnier à la fin des opus) du fait d'un langage musical peu accessible et mal enclin à marquer l'esprit populaire. Surtout, ces œuvres, programmées sans reprises et sans co-producteurs, n'ont pas été conçues pour être rejouées, les condamnant à l'oubli.
De fait, vouloir embaucher les mêmes metteurs en scène plusieurs années de suite et faire des coups en annonçant de nouveaux noms, revient aussi à prendre le risque que les visions n'aient pas le temps de se construire ou de se renouveler. Les résultats ont logiquement été plus ou (beaucoup) moins inspirés. La qualité d’un spectacle se joue aussi sur l'accompagnement du projet par le commanditaire, les échanges riches et constants entre la direction, les metteurs en scène et les chefs d’orchestre, voire (dans les cas idéaux) les interprètes. Les faiblesses dramaturgiques d'un nombre significatif de productions semblent en cela témoigner d'un manque d'implication de Stéphane Lissner dans ce travail de suivi.
Sur quel pied danser ?
À peine arrivé, Stéphane Lissner nomme un nouveau Directeur de ballet : star médiatique, Benjamin Millepied prend ses fonctions le 1er novembre 2014 avec de nombreuses promesses, mais annonce sa démission le 4 février 2016 (son éviction par téléphone étant même captée par Jean-Stéphane Bron dans son documentaire L'Opéra). Les difficultés qu’il rencontre dans la gestion des danseurs se posent également à Aurélie Dupont qui lui succède. Stéphane Lissner affirme toutefois sa confiance totale en sa Directrice qui subit des critiques en interne.
Le non-renouvellement de son mandat : la cassure
Le mandat de Stéphane Lissner à la tête de l’Opéra de Paris devait s'achever le 1er août 2021 et ne pouvait logiquement être renouvelé pour cause de limite d'âge, à moins qu'un décret n'entérine un régime dérogatoire auquel Stéphane Lissner s'est longtemps raccroché. Ainsi, le Ministère de la Culture et l'Élysée tardant à prendre des décisions sur la succession, l'espoir d'un nouveau bail s'est fait plus vivace. Des scénarios divers et variants sont envisagés, ayant pu nourrir cet espoir avant de le doucher au gré des changements de Ministres de la Culture : Stéphane Lissner va même plaider sa cause à l'Élysée pour rester quelques années de plus. C'est finalement la date prévue du 1er août 2021 qui est entérinée comme fin du mandat de Lissner, décision confirmée en juillet 2019 lorsqu'Emmanuel Macron en nomme le successeur : Alexander Neef, qui devient Directeur préfigurateur en attendant cette date.
Dès lors, l'investissement du Directeur de l'Opéra de Paris décroît sous le poids de la déception. Il tente alors de mettre la main sur le Théâtre de l’Athénée, avant de l'abandonner à d'autres repreneurs lors de sa nomination comme Surintendant et Directeur Artistique du Théâtre San Carlo de Naples. Bien qu'il nous affirme alors rester pleinement concentré sur l'Opéra de Paris jusqu’à la fin de son mandat (au bénéfice d'un renouvellement d'un an de Rosanna Purchia, la Surintendante en place), il prend bien les commandes de la maison italienne dès 2020, délaissant le navire amiral de l'opéra français en pleine crise du Covid-19 (des sources proches du dossier napolitain nous affirment même que le départ anticipé de Rosanna Purchia a été obtenu par Stéphane Lissner, alors qu'elle avait en effet accepté de prolonger). De fait, Naples organise sous l'impulsion de Stéphane Lissner une série d'événements prestigieux durant l'été (et la mise à jour des 450 biographies présentes sur Ôlyrix permet de constater l'important nombre de vedettes lyriques prévoyant leurs débuts à Naples la saison prochaine), pendant qu’à Paris le Directeur musical Philippe Jordan doit se battre pour maintenir des concerts et rendre possible la reprise de la Tétralogie à Bastille en novembre (alors même qu'il est désormais Directeur musical à l'Opéra d'État de Vienne depuis cette rentrée). Tant pis pour les opéras de France qui n'auront pu compter sur leur principal porte-voix durant cette période troublée. Tant pis pour le public (et la recette en billetterie) qui se contentera de quelques concerts, chorégraphies et d'une Petite messe solennelle en avant-scène de Garnier, plus grand événement organisé par l'institution lyrique phare entre mars et novembre avec les Concerts solidaires de juillet. D'autant qu'ensuite la maison n'a pas même su programmer ses deux séries de la Tétralogie en concert à Bastille (la seconde représentation complète du cycle de Wagner sera à Radio France, perdant autant de places sur le peu déjà disponibles) pour des raisons d'organisation, bien que les dates soient identiques à celles prévues pour la version mise en scène par Bieito (et alors qu'un doute plane toujours sur la distribution en l'absence de confirmation officielle).
Crises
Les années du mandat de Stéphane Lissner ont été bordées par quatre crises majeures, une en début de mandat, trois en fin de mandat (deux crises internationales et deux crises nationales). Ces quatre crises historiques ne sont pas du fait de l'institution ni du Directeur et elles étaient imprévisibles (ou au moins très difficilement prévisibles), ce qui rend toutefois d’autant plus important le pouvoir de réaction et d’action.
Les attentats, les gilets jaunes, les grèves contre la réforme des retraites et le Covid-19 ont entraîné et continuent d'entraîner des mesures, des fermetures et des déficits inédits pour l'Opéra de Paris (qui célébrait pourtant les 350 ans de sa longue histoire l'année dernière). L’Opéra de Paris qui a investi dans les portiques de sécurité anti-terroristes doit désormais investir pour les mesures sanitaires anti-Covid, et la fronde sociale menace sa réouverture si les réformes et manifestations reviennent à l’ordre du jour. D’autant que les chantiers sociaux de fond ont été repoussés concernant les statuts des personnels et la convention collective (60 textes et avenants) qui a été source de plusieurs grèves ces dernières décennies.
Sur les tragédies et crises nationales, Stéphane Lissner n'avait qu'un pouvoir de réaction. À l’image de son mandat, il l’a mis en œuvre au début de sa direction, et l’a délaissé à la fin. Peu après le début de la première saison programmée par Stéphane Lissner, les attentats du 13 novembre 2015 endeuillent le pays. Trois jours plus tard, Bastille relève son rideau pour la générale de La Bayadère et le Directeur prononce un discours hommage sur le plateau devant ses équipes. Suivent une minute de silence et La Marseillaise, entonnée de nouveau le surlendemain avant L’Élixir d’amour. Des moments de communion nationale, et même internationale.
Stéphane Lissner reviendra plusieurs fois rendre des hommages en préambule d’un spectacle : suite au décès de Pierre Bergé (figure majeure de l’institution), ou encore récemment pour les soignants lors des concerts des 14 et 15 juillet 2020.
Stéphane Lissner a aussi vu sa maison souffrir au rythme du pays, avec le mouvement des gilets jaunes (souvent présents Place de la Bastille) et les grèves nationales qui portaient sur la réforme des retraites. Une réforme qui concernait directement les employés de l’Opéra de Paris, mais sur laquelle l’Opéra de Paris n’avait pas de marge d’action. Stéphane Lissner défendait sa maison en externe en même temps qu’il dénonçait en interne le “chantage au lever de rideau”, tandis que les deux ministres, de la Culture et des retraites d'alors (Franck Riester et Laurent Pietrasziewski) le chargeaient (dans un courrier du 23 décembre 2019) de mener la négociation "afin de définir les meilleures solutions possibles pour prendre en compte les spécificités des métiers de l’Opéra et protéger l’excellence de notre modèle." Stéphane Lissner soulignait lui-même les limites de ses prérogatives, aussi bien dans son périmètre que son engagement : "Ma responsabilité et ma mission de dirigeant d’une entreprise publique n’est pas de contester ni de défendre une réforme d’ensemble, beaucoup plus large, dont le Gouvernement a confirmé la mise en œuvre. Ma responsabilité, c’est de préparer au mieux, avec nos partenaires sociaux, et avec vous, les conditions de mise en œuvre d’une telle réforme, afin de préserver l’ambition artistique et professionnelle de notre modèle". De fait, ses tutelles l'ont placé là dans une situation intenable qui était vouée à l'échec.
La maison a également connu des procédures judiciaires. Outre celle classée concernant Garnier (des cloisons entre les loges ont été remplacées par des panneaux amovibles, les travaux ayant débuté avant leur autorisation officielle), deux procédures sont encore en cours : un recours aux Prud’hommes concernant des conditions d’indemnisation suite aux spectacles annulés, ainsi qu’un recours déposé au tribunal administratif contre les travaux de la nouvelle salle modulable (par l’hôpital des Quinze-Vingts, empêché de fait de créer une nouvelle entrée). Le financement, l'achèvement et l'exploitation de cette salle modulable, qui était une grande avancée en termes de décision durant le mandat de Stéphane Lissner (a fortiori sachant que ce projet était prévu dès les plans initiaux de cet Opéra Bastille inauguré en 1989), fait partie des dossiers en bonne place sur le bureau de son successeur (Stéphane Lissner insistant d'ailleurs sur l'importance de ce projet, lors de la cérémonie de passation de pouvoirs marquant son départ). Le Ministère de la Culture vient d'annoncer 20 millions d'euros spécialement dédiés à l'achèvement de cette salle modulable (mais qui sont un effet d'annonce et pas des moyens supplémentaires puisqu'ils étaient déjà inclus dans les 59 millions d'euros initialement budgétés pour ce projet avant la crise).
Bilan chiffré
Au-delà du déficit historique généré par la crise, si Stéphane Lissner s'enorgueillit d'avoir été un bon gestionnaire, ce n'est pas le signal qui a été donné lors de sa prise de fonctions. Le rapport de la Cour des comptes publié en 2016 (concernant l’exercice 2005-2014 et incluant donc l’entrée en fonction de Stéphane Lissner) indique en effet que "le départ de M. Joël un an avant l’échéance prévue ainsi que d’une partie de ses proches collaborateurs a engendré des coûts importants pour l’établissement en 2014. Il importe de rechercher les solutions juridiques et statutaires permettant d’assurer, le cas échéant, le renouvellement des équipes dirigeantes à un coût plus compatible avec le contexte financier contraint."
Stéphane Lissner affirme pourtant dans le rapport d'activité 2014 que sa prise de fonctions “s’est déroulée dans de très bonnes conditions, toujours dans l’intérêt de l’établissement et de ses salariés. J’ai trouvé, le 1er août 2014, une situation économique solide, des théâtres en ordre de marche qui proposent le plus grand nombre de spectacles lyriques et chorégraphiques à l’échelle internationale, un taux de remplissage remarquable (94% pour le lyrique et 97% pour le ballet) et des salariés prêts à s’engager dans une nouvelle aventure.”
Pour mesurer concrètement l’action de Stéphane Lissner, nous avons comparé ce qui est comparable : les évolutions entre la première saison qu’il a véritablement dirigée (2015/2016) et sa dernière saison pleine avant les grèves et le Covid-19 (2018/2019).
Côté artistique, le nombre de productions augmente de 15,6%, passant de 32 (dont 18 nouvelles) à 37 (19 nouvelles) durant cette période. Le nombre de représentations augmente en proportion, passant de 446 à 513 (soient +15%). Si le nombre de représentations lyriques (+8 de 182 à 190, soit +4,4%) et chorégraphiques (+1 de 179 à 180, soient +0,6%) augmente peu, cette croissance est due aux concerts et récitals (+11 de 15 à 26, soit +73,3%) et surtout aux spectacles jeunes public de l’Académie (+26 de 70 à 96, soit +37,1%), ainsi qu'aux 10 représentations de l’École de danse et aux 11 avant-premières Jeunes (7 opéras et 4 ballets).
En termes de fréquentation, grâce à cette augmentation du nombre de représentations, le nombre de spectateurs total passe de 802.921 à 880.182 (+9,6%) alors que le taux de remplissage n’augmente que faiblement (de 92,0% à 92,5% bien en-deçà donc des taux de remplissages supérieurs à 95% durant le mandat précédent, de Nicolas Joël). La billetterie connaissait une augmentation constante depuis 2010, passant sous le mandat Joël de 53,2 à 68,5 M€ (+28,8%) et montant sous Lissner à 73,28 M€ (+7,0%, soit une moindre augmentation que celle du nombre de spectateurs, témoignant d'une légère baisse, de -2,4%, du prix moyen des places pouvant cependant s'expliquer par les avant-premières Jeunes et leur prix unique à 10 €). Les abonnements baissent, suivant en cela une tendance sociétale (les spectateurs sont de moins en moins enclins à s’engager pour des périodes lointaines et à réserver des places une année à l'avance). Le public achète ainsi un peu plus ses places pour un seul spectacle et moins en abonnements (34,1% des places étaient vendues à des abonnés en 2015/2016 contre 31,7% en 2018/2019). Hélas, le nombre d’abonnements est pour l'instant en chute libre pour la saison prochaine (-45% selon Stéphane Lissner lors de son audition à la Commission du Sénat en juillet 2020) en raison des crises.
Parmi les autres ressources, la subvention passe de 105,8 à 95,25 M€ (-10 M€ et -10% de moins en 6 années), le mécénat est en forte hausse, passant de 13,5 M€ à 17,5 M€ (+29,6%) et le nombre de visiteurs au Palais Garnier augmente significativement, passant de 556.185 à 780.391 (+40,3%). Les ressources propres ont été stabilisées en pourcentage (impliquant une hausse en valeur absolue puisque le budget a augmenté) : elles sont restées à 55% en 2018 comme en 2016 (alors qu'elles avaient dû progresser de +50% entre 2010 et 2016).
Le budget augmente (211 M€ à 228,7 M€ soit +8,4%), en petite partie seulement porté par la masse salariale : les équivalents temps plein augmentent en CDD (de 370,5 à 400 soient +8,0%) mais pas en CDI (de 1488 à 1482 soit -0,4%).
Communication
La communication de Stéphane Lissner aura souffert d'un traumatisme initial : un blind test raté sur le plateau de BFM Business. Pourtant, le stress du direct et ses goûts musicaux expliqués avant le début du jeu (il écoute des ouvrages rares et non les grands classiques), pouvaient expliquer ce faux-pas. Les traditionnelles conférences de presse d'annonce de saison sont ensuite supprimées, les médias devant attendre la brochure dans leur boite aux lettres. Sa stratégie artistique n'étant plus expliquée, il devient inaudible. Que ce soit par goût du people ou désir de démocratisation, il privilégie alors les grands médias (télévisions, radios, grands quotidiens généralistes, voire l'hebdomadaire culturel en choisissant la rédactrice en chef plutôt que la responsable de la rubrique musicale) pour s'exprimer, n'accordant aucune interview à un média spécialisé (malgré nos demandes régulières et répétées) au cours des cinq dernières années, se coupant de fait de son public -et de ses observateurs- les plus fidèles et se privant d'un regard plus pointu sur son travail, comme lorsque son annonce exclusive du Don Carlos superlatif de 2017 passe inaperçue en octobre 2016 sur le plateau de TV5 Monde, le journaliste ne connaissant manifestement pas les noms des chanteurs évoqués (notons au passage que la presse spécialisée n'avait été conviée qu'à la troisième représentation de cette production historique). De fait, ce délitement de la communication de l'Opéra s'est accru à l'occasion de la crise du Covid, l'institution se murant alors dans un silence coupable au moment où la voix de la plus grande institution culturelle de France était la plus essentielle. Stéphane Lissner avait la tête ailleurs mais se maintenait en poste, son adjoint Martin Ajdari ne pouvant dès lors pas porter la voix de l'institution, et son remplaçant n'étant pas encore légitime à s'exprimer. C'est finalement sur les antennes nationales de France Inter et France 5 que Stéphane Lissner porte un coup de grâce à l'institution, dressant un portrait cataclysmique de l'Opéra (et de sa propre direction indirectement) tout en admonestant ses tutelles : "Vous vous êtes beaucoup trompés, reprenez-vous messieurs les politiques", juste avant de reprendre un avion pour Naples, quittant Paris d'où il animait en visio des émissions pour la web-tv du San Carlo.
Fin de mandat sur le Vaisseau Fantôme
Le 5 mai 2020, Stéphane Lissner dénonce des protocoles sanitaires inapplicables à Paris (pendant qu’il trouve des solutions à Naples). De fait, sa décision de lancer des travaux de plusieurs mois (chantiers certes nécessaires à Bastille et Garnier) d’une manière anticipée et débordant largement sur la période de fermeture estivale entraîne une absence de perspectives pour l'établissement lyrique français. Dès lors, c’est le Directeur musical Philippe Jordan (qui avait été renouvelé par Stéphane Lissner mais avec lequel le torchon brûle désormais) qui se bat et prend la parole dans les médias pour encourager une reprise. À l'étranger, les autres grandes maisons semblent déborder d'idées. En France, ce n’est plus Paris mais des maisons infiniment plus modestes en termes de budget telles que Nice, Vichy ou Rennes qui proposent des activités lyriques pendant l’été.
Le 11 juin, Stéphane Lissner annonce finalement sa démission de l’Opéra de Paris, décrivant l’établissement comme étant “à genoux”. Il annonce que son départ sera effectif fin décembre, mais le 6 juillet Roselyne Bachelot est nommée Ministre de la Culture et le 26 août elle annonce que le départ anticipé le sera encore davantage avec une passation de pouvoirs entre Stéphane Lissner et Alexander Neef au Ministère de la Culture le 1er septembre 2020.
La fin du mandat de Stéphane Lissner ressemble à un naufrage. L’Opéra Bastille est souvent comparé à un vaisseau : en l’occurrence le capitaine Lissner a pris la quille et a quitté le navire en pleine tempête pour changer de pavillon. Le mandat lancé sur de grands projets aura subi des tragédies mondiales, mais son évolution montre précisément une déréliction dans la gestion des crises. Reste à souhaiter que l’Opéra de Paris se relève : il en a les moyens, il l’a déjà fait. Désormais, Alexander Neef est au gouvernail : Ôlyrix s'est entretenu avec le nouveau capitaine et vous présentera sous peu le cap qu'il s'est fixé (retrouvez d'ores et déjà notre premier article d'analyse sur la transformation de la maison en théâtre de répertoire).