Sandrine Piau : « L'opéra est extraordinairement transgenre et transgressif »
Sandrine Piau, qu'avez-vous ressenti en apprenant votre double nomination aux prochaines Victoires de la Musique Classique, en tant qu'artiste lyrique et pour votre disque Chimère ?
J'étais extrêmement heureuse, mais je n'ai hélas vraiment pas de chance avec ces cérémonies : je ne pourrai pas m'y rendre car je serai à l'Opéra de Monte-Carlo. Les équipes monégasques ont fait leur maximum mais c'est absolument impossible. Je reste très touchée par la nomination de notre album Chimère. Le disque a été très bien reçu et il est formidable que ce répertoire de mélodies, Lieder et Songs puisse bénéficier d'une mise en lumière médiatique. Quant à la catégorie artiste de l'année, il est très amusant pour moi d'être nommée parmi trois artistes représentant presque trois générations : Stéphane Degout pour lequel j'ai une admiration sans bornes et avec lequel j'ai chanté Pelléas et Melisande. Il est plus jeune que moi, sans parler d'Elsa Dreisig, cela forme un éventail du chant français.
Puisque vous ne pourrez être présente à la cérémonie, pouvez-vous nous faire votre discours en cas de victoire ?
Ah, mais je ne l'ai pas préparé, je l'aurais fait de manière spontanée, sur place : je préfère improviser. Si Chimère emportait un prix, mes premiers remerciements iraient pour Didier Martin et à toute l'équipe du label Alpha qui a porté ce projet et continue de soutenir les artistes malgré les difficultés rencontrées par le marché du disque. J'en connais le prix et le courage nécessaire. Leur travail fou relève sans doute d'une Chimère. Je remercie évidemment Susan Manoff de m'accompagner au fil du temps. Si j'étais artiste de l'année, je dirais : pourquoi ? (sourires) Je n'ai pas beaucoup de productions d'opéras en France, mais la constance du public et du monde professionnel au fil des années me touche beaucoup.
Vous aviez chanté lors d'une cérémonie des Victoires de la Musique Classique en 2006, comment vit-on cet exercice ?
C'est un moment particulier, qui n'est pas vraiment de même nature que notre métier : il faut réussir une prestation en quelques minutes, alors qu'à l'opéra nous construisons nos personnages, notre interprétation dans la durée. De fait, c'est une pression énorme, en particulier pour les révélations.
Comment avez-vous composé cet album Chimère qui referme une trilogie d'enregistrements consacrée au rêve ?
Dans "chimère", c'est autant le rêve brisé que l'élan précédent qui nous fascine. L'univers d'un entre-deux, entre rêve et réalité, qui reflète assez bien aussi ma personnalité et ma vocalité (sons filés, en apesanteur, demi-teintes, dans le chant, dans la vie). Ce fameux rebond, ces moments suspendus avant la chute. Nous avons fait un travail de recherche avec Susan Manoff (qui connait si bien le répertoire allemand et bien évidemment américain) pour proposer aussi des pièces moins connues, de Loewe, Baksa et décliner une même émotion au travers de cultures et de langues variées. Les sentiments sont universels, la façon de les exprimer est infinie, c'est passionnant. Certains de ces morceaux du XIXe siècle pourraient être baroques, dans leur subtilité dénudée.
Comment vous préparez-vous à chanter La Betulia liberata (oratorio de Mozart) que vous interprétez dans le cadre de la Semaine Mozartà Salzbourg ?
Je retravaille d'abord sur table, puis je mets le texte en bouche et enfin, je chante. Je sais que le chef Christophe Rousset, que je connais depuis longtemps, travaillera de manière rythmée, dans une grande attention au récit et à la théâtralité. Les instruments d'époque et le diapason assez bas donneront également un nouvel éclairage à cet ouvrage. Pourtant harpiste moderne de formation, je trouve le son des cordes en boyaux inégalable. J'aime sa douceur, son grain. Les flûtes en bois aussi, une merveille. Étudiante, je jouais un répertoire plus tardif voire contemporain puis j'ai découvert le baroque un peu par hasard et j'ai été happée par ces sonorités.
N'est-il pas difficile de naviguer ainsi entre les orchestres (modernes et anciens) et entre les diapasons ?
Il faut être très vigilant, ne pas se laisser surprendre. D'un concert à l'autre, on passe parfois de 415 Herz dans certains répertoires baroques à 440 voire 444 ou 446 dans les orchestres modernes [une fréquence de 446 vibrations par seconde pour la note de référence, bien plus aiguë que 415 Hz, ndlr]. Concrètement, pour la voix, ce sont des diapasons complètement différents. Le suraigu (en voix de sifflet) n'est plus tout à fait sur la même note qu'à 440. C'est un point qui n'est pas assez évoqué en cours et avec les jeunes. Personnellement, j'ai la chance de pouvoir travailler sur les partitions directement avec mes différents diapasons. Emporter des diapasons en tournée donne en outre l'occasion d'expliquer aux agents de sécurité dans les aéroports ce que sont ces étranges fourches métalliques. Au-delà de ces moments amusants, revenir aux diapasons d'époque (ou se rapprochant au mieux de ce que nous pensons être le diapason d'époque) permet parfois de mieux comprendre l'écriture, la démarche du compositeur. À 440 Hz, certaines œuvres peuvent être très tendues : chanter La Reine de la Nuit a sans doute toujours été de haute voltige, mais à 430 c'est un peu plus humain qu'à 446 !
Avez-vous toujours autant de plaisir à varier les styles et les répertoires ?
Absolument, c'est tout l'intérêt unique de notre époque qui peut marier les répertoires, les musiques d'autrefois et de nos jours, mais aussi jouer la musique ancienne sur instruments modernes ou d'époque. Je ne souhaite pas choisir un camp, mais choisir des personnalités artistiques avec lesquelles travailler : tout dépend des interprètes, mais aussi des endroits, des environnements. J'ai autant de plaisir à chanter avec orchestre moderne dans une grande salle que sur instruments anciens dans une petite église baroque flamande.
Retrouver des interprètes renommés, comme vous allez le faire plusieurs fois encore cette saison, est-ce une source d'appréhension ?
C'est plutôt un grand plaisir. Je me réjouis aussi de voir Rolando Villazón dans ses nouvelles fonctions de Directeur artistique de la "Semaine Mozart". Nous avions notamment chanté l'Ariodante de Haendel au Festival d'été de Salzbourg en 2017 et je suis d'ailleurs très heureuse de reprendre cette mise en scène de Christof Loy à Monte-Carlo avec Cecilia Bartoli, Christophe Dumaux (entre autres) et la superbe équipe de cette production qui nous a donné beaucoup de joie. Je retournerai ensuite à Salzbourg pour l'édition du Festival de Pentecôte pour chanter Morgana dans Alcina de Haendel avec un plateau également excitant. Je me réjouis d'y retrouver Cecilia et de participer à une nouvelle production de Damiano Michieletto. J'ai aussi été très touchée qu'elle me demande si cela me convenait de rechanter Morgana après avoir interprété Alcina. C'est d'ailleurs peut-être le seul opéra de Haendel dans lequel j'ai autant de plaisir à chanter deux rôles différents qui symbolisent tellement ce que je suis, physiquement et vocalement, un peu entre-deux. C'est aussi l'occasion de retrouver Philippe Jaroussky, un musicien profondément touchant (et très drôle) dont je suis une grande admiratrice.
Philippe Jaroussky nous parlait déjà de ses idées de reconversion, est-ce également une question que vous vous posez ?
Il faut penser aux bouleversements de la vie, dans notre corps, dans notre esprit et l'impact que cela aura sur notre instrument. Ce sont a priori les voix graves qui résistent le mieux aux outrages du temps. Les grandes sopranos lyriques peuvent évoluer vers le mezzo, mais nous les sopranos plus élégiaques, sommes condamnées à la légèreté et à la jeunesse éternelle. Le fond de ma pensée est pessimiste et fataliste : je ne crois ni en la justice des hommes, ni en la justice génétique. Faire n'importe quoi peut certes avoir une incidence, mais certains ne se ménagent nullement et gardent pourtant une santé vocale qui fuit des interprètes rigoureux. Je me considère donc comme privilégiée, car robuste. J'ai sans doute un bon instinct : j'ai eu de la chance et j'ai su refuser des rôles trop lourds. Je fais toutefois beaucoup plus attention qu'à 20 ans. Privilège de l'âge et de 30 ans passés sur les plateaux, j'ai plus d'endurance qu'autrefois. Ma voix a aussi gagné en épaisseur, en douceur et le baroque est une bonne école. Certains rôles comportent six, sept ou huit airs et sont aussi exigeants que des répertoires plus tardifs. Haendel est un peu notre bel canto et le baroque ce n'est pas seulement fredonner trois notes devant un luth.
Le récital enchaîne les airs sans le répit des récitatifs, est-ce de fait un exercice encore plus exigeant ?
Tout à fait. Le récital est en de nombreux aspects l'exercice le plus beau de tous et c'est un pan de ma vie musicale que j'ai toujours envie de développer, mais c'est aussi le plus vertigineux. Il faut être en pleine forme, sinon un récital devient un Everest (on ne peut presque jamais quitter le plateau). Sans l'intensité, le regard, la concentration, le lien avec le public s'évanouit. De surcroît, j'ai peur du trou de mémoire, heureusement ma pianiste et complice Susan Manoff sent le moment où ça va arriver presque avant moi et me souffle le texte si besoin.
Vous donnez justement un récital au Théâtre des Champs-Élysées avec le Kammerorchester Basel dirigé par Anne Katharina Schreiber au violon solo, comment avez-vous construit le programme (notre compte-rendu) ?
Je suis toujours très heureuse de retrouver le KOB car nous abordons des répertoires rares, bien qu'il soit difficile de proposer un programme de compositeurs moins connus depuis la crise économique. Il s'agira pour ce concert de Torelli, Leo, Porpora, Hasse (avec tout de même un peu de Haendel). L'orchestre m'a envoyé beaucoup de partitions à lire et j'ai aussi eu l'occasion de rencontrer le jeune musicologue Giovanni Andrea Sechi, avec lequel nous avons discuté de l'ordre et du choix des morceaux. C'est un homme passionné qui cherche à mettre en lumière certaines œuvres injustement oubliées. On dit souvent que le temps fait le tri, mais pas forcément de façon juste. Certains compositeurs sont tombés dans l'oubli, simplement parce qu'ils n'étaient pas assez proches des sphères du pouvoir. Il y a un côté exaltant et merveilleux à redécouvrir ces œuvres, malgré la difficulté de certaines d'entre elles. C'est émouvant quand elles se révèlent magnifiques : le fantasme du chef-d'œuvre pictural exhumé d'un grenier, j'imagine.
Consacrez-vous une grande partie de vos journées dans les partitions ?
Beaucoup, en effet. Mais ma formation au Conservatoire de Paris en harpe et musique de chambre m'aide énormément et j'aime ce travail. J'ai commencé dans les chœurs de la Chapelle Royale puis avec William Christie, nous lisions énormément de musique. C'est pour cela que nous chantons souvent avec partition en musique baroque. Le répertoire inconnu et sans référence est immense.
Votre répertoire lyrique est vaste (nous avons par exemple rendu compte de vos Dialogues des Carmélites), comment vivez-vous le faire d'être associée au baroque et à une certaine vocalité ?
Avec mon image de "voix de moineau", il est en effet toujours plaisant de sortir du répertoire baroque, d'autant plus comme dans cet opéra de Poulenc pour interpréter un personnage aux antipodes de qui je suis, moi qui ne crois absolument pas en Dieu. C'est ce qui est passionnant et touchant à l'opéra : qu'un homme puisse tenir un rôle de femme, une femme un homme, un vieux une jeune, etc. L'opéra est extraordinairement transgenre et transgressif, on peut faire ce qu'on veut et abattre les murs. C'est extraordinaire de tenir un rôle léger quand on a une nature sombre (et quand le public vous attend surtout dans les caractères émouvants), c'est le rôle de composition absolu, c'est comme une blague avec la vie que de redevenir la petite jeunette sur scène, mais si vous y arrivez c'est qu'elle existe en vous d'une certaine façon.
Votre travail est-il différent lorsque l'opéra est filmé, comme ce fut le cas pour ces Dialogues des Carmélites ?
En effet. L'opéra est un art de distance tandis que le cinéma est un art de proximité. Filmer l'opéra lui donne une autre existence et d'autres règles. Cela incite les metteurs en scène à recruter des interprètes qui ont l'âge et le physique du personnage. Mais on ne peut pas toujours aller au bout de cette logique, sinon il faut faire du cinéma. Trop de réalisme enlève une dimension à l'opéra. On perd le côté transgressif ! Heureusement, certains metteurs en scène dépassent ces contingences et certains rôles (comme Alcina) n'ont pas d'âge. Notre société est de plus en plus visuelle (même les émissions de radio sont désormais filmées). Heureusement, restent les disques pour stimuler l'imaginaire. Si vous lisez un roman, tout est ouvert. Si vous regardez d'abord une adaptation filmée, vous ne pourrez plus imaginer votre propre version, c'est peut-être pour cela que j'aime tant le monde des sons.
Mais pour conclure, quand une mise en scène est belle, qu'elle épouse la musique, c'est de l'art total, notre bonheur d'interprètes.