Stéphanie d’Oustrac avant Les Troyens : "J'aime chanter un premier rôle pour fédérer"
Stéphanie d’Oustrac, vous vous apprêtez à jouer les Cassandre dans Les Troyens de Berlioz à Bastille pour votre prise de rôle. Où en êtes-vous dans les répétitions ?
Les répétitions pour Troie [la première partie de l’œuvre, ndlr] ont débuté le 12 novembre. Le mois de décembre a été consacré à Carthage [la seconde partie, ndlr], ce qui m’a offert une longue pause. Nous sommes tous de nouveau mobilisés depuis le 2 janvier. La période de répétition est donc très conséquente en soi, mais pas tant que cela si l’on considère l’œuvre et le metteur en scène.
C’est Dmitri Tcherniakov qui met en scène cette production. Comment décririez-vous la mise en scène ?
Le décor est très moderne : pour Troie, la scène se partage entre un salon (le palais) et une ville détruite. Dmitri Tcherniakov montre ainsi le drame social qui se joue, avec une famille royale qui prend tout pour elle alors que le peuple souffre : ce problème de redistribution est très actuel ! Le peuple se laisse berner par un semblant de fête. Cassandre et Énée sont les seuls à voir que la société ne va pas bien. Parallèlement à ce drame social se joue un drame plus intime au sein de la famille royale : mon personnage de Cassandre cherche à être entendu suite à des traumatismes d’enfance, mais personne ne l’écoute.
Comment voyez-vous l’évolution de votre personnage ?
La vision que Dmitri Tcherniakov souhaite que nous développions est celle d’une jeune femme qui refuse sa féminité (pour une fois que je joue une femme et non un rôle travesti, je ne vais pas ressembler à une femme !) et ne veut pas s'unir avec Chorèbe, dans un mariage arrangé qu’on lui impose. Ce que je ressens et que j’aimerais qu’on incorpore à cette vision du personnage, c’est que Cassandre n’a rien contre Chorèbe et pourrait même être attachée à lui, mais elle ne peut pas à cause de la colère qu’elle a en elle. Elle aimerait voir sa famille détruite, ce qui va se produire. Sa colère n’ayant plus lieu d’être, il ne lui reste plus alors qu’à mourir, entraînant avec elle les autres femmes de la cité dans une nouvelle révolte, contre l’envahisseur grec cette fois.
Vocalement, comment décririez-vous ce rôle ?
Il est très intense : c’est une tragédienne, qui est toujours très engagée, contrairement à Didon qui a de belles lignes. Cela me plait beaucoup : j’avais déjà interprété Ascagnio et je rêvais de chanter Cassandre !
Vous avez régulièrement servi le répertoire de Berlioz (voir sa lyricographie) : qu’est-ce qui vous y attire ?
Déjà, j’aime chanter la langue française. Et puis l’écriture, qui est pourtant difficile, me va bien au gosier : j’aime ses couleurs, sa pâte qui est en même temps chaude, charnue et claire. J’ai travaillé ce répertoire avec un orchestre en Russie : ils le faisaient au début de manière très dense, très massive. Pourtant, le français ne peut pas être lourd : il y a une clarté dans la langue qu’il faut prendre en compte. Avec un peu de travail, le bon équilibre a finalement été trouvé.
C’est Philippe Jordan qui dirige l’œuvre : qu’apporte-t-il à la production ?
C’est lui qui porte ce projet : il voulait vraiment faire tous les Berlioz pendant son mandat. Ce qui est très bien, c’est que ni Philippe Jordan, ni Dmitri Tcherniakov ni moi, qui avons presque les mêmes âges, n’avions abordé l’œuvre avant : nous créons ensemble en amenant chacun nos personnalités et nos compétences.
Il y a eu deux changements majeurs de distribution sur la production : ont-ils perturbé le travail ?
Malheureusement, Elina Garanca a dû déclarer forfait assez tard, ce que je comprends car c’est extrêmement dur de se retirer d’un aussi beau projet : elle a probablement espéré longtemps être en mesure d’y arriver. La mise en scène prévoit une figurante pour la femme d’Énée, qui devait ressembler à Elina Garanca [qui joue Didon, ndlr] pour faire comprendre que Didon rappelle sa femme à Énée, lorsqu’il arrive à Carthage, traumatisé par la guerre. Du coup, cette figurante ne ressemble pas vraiment à Ekaterina Semenchuk [qui remplace Elina Garanca, ndlr], mais ils vont trouver des solutions pour leur créer une ressemblance. De même, Brandon Jovanovich n’a pu arriver qu’au mois de décembre : j’ai donc travaillé avec une doublure en novembre. D’ailleurs, Stéphane Degout, qui était mobilisé par Hamlet à l’Opéra Comique, n’a pu assister qu’à quelques répétitions également avant janvier.
Vous avez vous-même dû renoncer à votre prise de rôle du Compositeur dans Ariane à Naxos au Théâtre du Capitole : que s’est-il passé ?
J’ai annulé ce projet deux mois avant car j’ai senti que j’avais pris trop de retard dans mon travail du rôle suite à un problème de santé. D’autant que ce n’est pas ma langue : le travail est double. J’ai senti que je n’aurais pas le temps de travailler suffisamment chaque rôle : par professionnalisme, j’ai préféré annuler pour ne pas mettre en péril à la fois Les Troyens et Ariane à Naxos. J’ai pu être remplacée et la production aura lieu dans de bonnes conditions, mais c’est douloureux pour moi ! J’espère que j’aurai un jour la possibilité de prendre ce rôle magnifique.
Que pouvez-vous nous dire de la distribution des Troyens ?
On m’avait beaucoup parlé de Brandon Jovanovich, que j’ai rencontré cet été à Salzbourg. C’est un super comédien, très bon chanteur et collègue agréable. Il a une voix solide et sonore, mais il parvient à avoir de la clarté sans se mettre en peine sur la prononciation du français. Le travail avec le chef est important pour trouver le bon tempo, afin de ne pas empêcher cette bonne compréhension, qui est toujours très fragile. Je serai également face à Stéphane Degout, avec qui j’ai fait mes études. Aude Extremo [qui chante Anna, ndlr] est également une magnifique alto, ce qui est assez rare en France. Si on ajoute Véronique Gens, les français sont bien représentés !
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Trouvez-vous que la situation des chanteurs français a évolué depuis la polémique d’il y a trois ans à ce sujet ?
Cela dépend des directeurs. Les avis sont partagés : certains trouvent qu’il faudrait plus de français quand d’autres voudraient plus de grands noms internationaux. De toute façon, le système désavantage les français car nous coûtons plus cher. Heureusement, la compétence nous permet d’exister tout de même. Certains pays sont plus protectionnistes et/ou exigeants sur la prononciation de leur langue. Personne n’ira par exemple chanter de l’allemand en Allemagne sans un accent parfait, alors qu’en France, on n’est pas choqués d’avoir une Carmen avec un fort accent. Bien sûr, des chanteurs étrangers peuvent chanter en français, comme j’ai envie de pouvoir chanter dans d’autres langues, mais l’exigence doit être la même pour tous. C’est une question d’équilibre.
Vous vous rendrez d’ailleurs ensuite à Zurich en mai pour Hippolyte et Aricie (vous chanterez Phèdre) mis en scène par Jetske Mijnssen. Est-ce un répertoire qui vous tient à cœur ?
J’aime ma langue, j’aime qu’elle soit compréhensible et j’aime chanter en français. L’opéra a beaucoup d’intérêt quand on comprend le texte. La prononciation conditionne la projection et la technique vocale : cela demande beaucoup de travail. J’ai chanté Carmen à Dallas : j’étais la seule française, j’ai donc pu aider mes collègues. Pour le coup, à Zurich, il y aura Cyrille Dubois, Jean-François Lapointe et Aurélia Legay, et nous serons dirigés par Emmanuelle Haïm : les francophones débarquent !
Il sera donné une version concert de cette production au Théâtre des Champs-Élysées. Appréciez-vous ce fonctionnement ?
Cela permettra de faire un concert habité de cette mise en scène. Cela donne de la vie. Nous aurons ce travail en arrière-plan pour nourrir notre interprétation.
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Vous chanterez ensuite Carmen à Berlin pour vos débuts scéniques en Allemagne : qu’en attendez-vous ?
Je n’aurai que deux jours de répétitions avant deux représentations, ce qui n’est pas du tout mon fonctionnement, car j’aime beaucoup la période de répétitions. Mais cela fait une nouvelle expérience. Heureusement, Carmen est un rôle que je maîtrise : c’est l’occasion. Mais j’aimerais retourner en Allemagne pour un projet plus long. Le problème est que l’Allemagne programme ses saisons relativement tard, ce qui fait que nos calendriers sont souvent déjà chargés.
Quels seront vos autres projets ?
Nous allons créer un projet baroque avec l'ensemble Amarillis qui va donner lieu à un disque, et je vais me concentrer sur des récitals avec Pascal Jourdan [et avec Antoine Palloc pour un Instant lyrique à l’Elephant Paname, ndlr], avant de revenir à l’opéra en novembre 2019 dans La Clémence de Titus pour mes débuts au Liceu de Barcelone, où je retournerai avec les Contes d’Hoffmann, mis en scène par Laurent Pelly.
Que pouvez-vous nous dire de vos projets à plus long terme ?
Il y aura Donna Elvira dans la reprise de Don Giovanni par Ivo van Hove à l’Opéra de Paris. Je ferai également mes débuts à Monaco dans Werther. L’année d’après, je m’essayerai dans le bel canto avec la Trilogie des trois reines de Donizetti [Maria Stuarda, Anna Bolena et Roberto Devereux, ndlr] mis en scène sur trois ans par Mariame Clément à Genève.
Vos débuts ont été marqués par la figure de William Christie, et donc par le répertoire baroque. Qu’en gardez-vous aujourd’hui ?
Il reste encore beaucoup d’œuvres à découvrir. Je reçois toutefois moins de propositions dans ce répertoire, probablement car on me projette maintenant sur d’autres œuvres. Mais je ne suis pas la seule à me balader entre les répertoires : Karine Deshayes fait cela également. Cela demande de faire attention car il faut rééduquer le corps et la voix à chaque nouveau répertoire : on ne chante pas Cassandre à Bastille comme Phèdre à Zurich. Nous avons le projet avec Vincent Dumestre de monter Armide de Lully : cela fait partie des personnages que j’aimerais rechanter.
Que gardez-vous comme souvenir de vos débuts ?
C’est la période où il faut faire ses preuves. Mais j’ai eu la chance que les différentes étapes s’enchaînent avec fluidité : j’ai eu mon bac à 19 ans puis, comme j’avais fait du théâtre et que j’aimais chanter, on m’a trouvé une professeure de chant à Lyon, donc j’ai déménagé et suis entrée au Conservatoire National de Région. Là, ayant entendu parler du Conservatoire National de Lyon, j’ai tenté ma chance et ai été prise. Ensuite, j’ai rencontré William Christie avant même de finir mes études. J’ai eu une forme d’inconscience qui m’a porté chance. Je vois que les jeunes, aujourd’hui, subissent un stress qui n’aide pas car il oblige à forcer sur la voix. Le respect de son instrument est en contradiction avec cette société dans laquelle il y a beaucoup de compétition nécessitant de se placer dans la performance. J’essaie de partager cette expérience avec les jeunes chanteurs.
Dans quel cadre partagez-vous votre expérience ?
J’avais très envie d’enseigner après avoir donné quelques master-classes. Un Pont Supérieur s’est créé dans ma ville de Rennes : on m’a proposé d’y être professeure malgré mes contraintes qui m’empêchent d’être là toutes les semaines, ou d’enseigner sur un jour fixe. C’est un cursus de trois ans, en lien avec la faculté : c’est la première fois que je dois m’inscrire dans un travail à long terme. Je n’y serais jamais rentrée : on leur demande un très haut niveau de musique, d’analyse musicale, de culture. J’ai beaucoup d’admiration pour ces jeunes.
Comment vous organisez-vous : n'est-ce pas contraignant ?
C’est très contraignant, mais c’est encore mille fois plus enrichissant ! Cela m’amène beaucoup de joie. En plus, je sais que ce sera ma retraite : je vais pouvoir vivre de passion jusqu’à la fin de ma vie, même lorsque je ne pourrai plus chanter ou qu’on ne me proposera plus de rôles intéressants. C’est énorme, génial ! Je ne peux pas cacher mon enthousiasme. J’ai les mêmes problèmes qu’eux, ce qui permet des échanges passionnants : comment éviter de prendre des défauts quand on tombe malade et qu’on essaie de compenser, comment gérer les confrontations qui arrivent parfois avec le chef ou le metteur en scène. J’ai aussi été opérée deux fois des cordes vocales à cause de mon asthme et des médicaments qui vont avec, et de mon travail. J’ai dû faire ma rééducation tout en continuant à travailler : aujourd’hui, je me demande comment j’ai fait. J’aime partager ces expériences. De même, j’aime chanter un premier rôle pour fédérer et générer un esprit de troupe.
Quelles sont les productions les plus marquantes de votre carrière ?
D’abord, je citerais la première, Les Métamorphoses de Psychée : je devais originellement partager le rôle de Psychée avec une comédienne pour les parties parlées, mais cette dernière a dû se désister. William Christie, sachant que j’avais fait du théâtre, m’a proposé de faire les deux : cette confiance a été un vrai cadeau. Quand on faisait Didon et Énée, quelques années après, il est venu s’assoir à côté de moi et m’a dit : « surprends-moi ! ». Tous les soirs, je retrouve ce plaisir de faire quelque chose de différent. Il m’a donné une confiance qui a été fondamentale. Je citerais également Carmen car beaucoup de gens m’attendaient au tournant, moi qui n’avais fait que du baroque. Enfin, il y a eu la Belle Hélène avec Shirley et Dino : Corinne Benizio [alias Shirley, ndlr] me conseillait de prendre mon temps pour jouer alors que souvent les metteurs en scène ont peur des récitatifs, que ça prenne du temps. J’ai retrouvé là le bonheur de jouer.