Léo Warynski : « Faire des Métaboles un laboratoire de création »
Léo Warynski, votre chœur Les Métaboles a reçu en juin le prestigieux Prix Liliane Bettencourt pour le chant choral, qu'est-ce que cela vous apporte ?
Naturellement de la reconnaissance et la rétribution financière (qui permettent de payer les chanteurs et des compositeurs), mais également une politique de mécénat au long cours avec un véritable suivi. Nous participons ainsi à un concert dès le 2 avril prochain, à l'Opéra Comique avec d'anciens lauréats, afin de mettre en avant le répertoire a cappella et contemporain (le cœur de notre projet). J'ai aussi pu échanger avec Olivier Brault [retrouvez notre interview] et il est important pour lui que le prix soutienne les projets de médiation, avec des amateurs, faire naître un public, donner envie aux programmateurs.
Avez-vous déjà défini un programme d'action avec la Fondation Bettencourt Schueller ?
Tout à fait, elles étaient notamment détaillées dans notre très épais dossier de candidature. Nous avons un programme de concerts et de résidences d'artistes mais également un important pan pédagogique et de médiation, que nous allons notamment mener ici à Royaumont. Des classes de différents collèges viendront pendant cinq jours, travailler sur la voix et notamment l'écriture contemporaine. Notre programme de l'année est déjà complet avec neuf classes. Les jeunes sont accompagnés par des chefs de chœur et des Dumistes [titulaires du DUMI : le Diplôme Universitaire de Musicien Intervenant qui permet d'enseigner la musique au primaire, ndlr]. Nous ferons des ateliers et nous allons déterminer le répertoire, avec des commandes (pourquoi pas de la musique de Murray Schafer qui est très graphique et que nous venons à l'instant d'interpréter ici).
Ce type de projet et notre résidence à Royaumont sont ainsi accompagnés par la Fondation Bettencourt Schueller, tout comme les actions que nous allons mener dès cette rentrée en Alsace (nous ferons notamment un projet avec des collégiens, sur le centenaire de l'Armistice autour de la création de Dimitri Tchesnokov, Cantate pour la paix sur des textes de Guillaume Apollinaire).
Les grands moments de votre résidence à Royaumont sont-il également définis ?
Ils sont élaborés selon la configuration particulière de Royaumont qui héberge des programmes, chacun avec son directeur artistique et son budget. Nous allons donc profiter de la résidence pour explorer tout cet ensemble qui compose la saison de Royaumont. Des projets chorégraphiques avec le programme Danse. Avec Jean-Philippe Wurtz et Voix Nouvelles nous allons participer à l'Académie de composition en étant le chœur atelier. Nous participerons également aux concerts.
En 2020, avec le programme voix de François Naulot, j'aimerais faire une master-class de direction pour les chefs de chœurs étudiants et jeunes professionnels. J'aimerais qu'ils y trouvent ce qu'ils n'ont pas appris ailleurs : non pas la technique de direction mais ce que représente le fait d'être chef aujourd'hui, comment composer un programme, trouver les sources et les ressources, passer commande, être aussi son propre entrepreneur. Le projet se fera en collaboration avec Louis Castelain, chef et musicologue qui dirige Le Parnasse français et travaille aux éditions du Centre de musique baroque de Versailles. Le programme musical balayera des créations et récréations. Il y aura également d'autres événements.
Vous venez justement d'ouvrir cette résidence, dans les Jardins de Royaumont, avec le concert The Nature of Things (notre compte-rendu). Comment avez-vous composé le programme ?
En partant justement de la création de Diana Soh, intitulée The Nature of Things. J'avais une idée de ce qu'elle voulait faire grâce à notre résidence incubateur (cinq jours d'expérimentation dans les jardins, autour de la spatialisation). Je lui ai proposé Le chant des oiseaux de Clément Janequin et je lui ai dit les liens que je percevais entre sa musique et celle de Murray Schafer : des pièces géniales, tellement variées, multipliant les références mais sans faire d'exotisme ni de cannibalisme musical. Il aime ces traditions et les vocalités, c'est ce qui m'intéresse avec Les Métaboles : élargir le spectre lyrique, réfléchir sur la vocalité avec le chanté-parlé, le chant libre, inclure des techniques d'autres musiques (comme récemment les voix saturées métal pour Papillon noir, opéra de Yann Robin).
Tout se joue en fait dans la collaboration avec le compositeur ?
Exactement, je souhaiterais faire des Métaboles un laboratoire pour les compositeurs, comme le sont les ensembles spécialisés.
Pour revenir aux origines de votre ensemble, d'où vient le nom Métaboles ?
Je voulais un nom qui sonne et se mémorise bien. J'aime cette pièce de Dutilleux (Métaboles pour orchestre composée en 1963-64) et elle correspond à notre projet esthétique : du contemporain avec une idée de transformation, de croisement.
Quels étaient vos objectifs en fondant Les Métaboles en 2010 ?
Je voulais avoir le chœur de mes rêves, m'épanouir en dirigeant le répertoire a cappella. Cela vient avant tout de mon amour pour la voix et de la passion. Nous avons très rapidement fait des musiques des XX et XXIe siècles, des créations : c'est l'identité de l'ensemble, mais nous chantons également de la musique mixte (électro-acoustique) et ancienne. En cela aussi je suis un élève de François-Xavier Roth qui explique combien nous sommes les enfants d'Harnoncourt et de Boulez (et nous bénéficions sur ce domaine de la formation très vaste des musiciens). Les chanteurs savent faire un son filé, un phrasé baroque, mais aussi maîtriser les décompositions rythmiques contemporaines.
Avez-vous de fait aussi envie de faire ce qu'a accompli François-Xavier Roth : fonder un orchestre ?
J'y pense (rires), parfois, ça me chatouille mais je ne sais pas si j'aurais l'énergie. Je dirige déjà un ensemble instrumental de musique contemporaine et je pense davantage développer mon activité en tant que chef invité.
Les Métaboles se distingue par deux particularités : son répertoire (XXe et XXIe siècles) et son effectif modulable (de 8 à 24), comment choisissez-vous les configurations et gérez-vous les dimensions artistiques et humaines ?
Humainement, je travaille avec des chanteurs sympathiques, naturellement très compétents et qui apprécient le chant en ensemble. Les choix de configuration se font selon les répertoires et grâce à l'expérience : j'ai un important réseau d'interprètes. D'autant que nous bénéficions de l'excellent travail de formation en France (les nombreuses maîtrises, jeunes chœurs, les conservatoires jusqu'aux plus prestigieux : ce n'est plus honteux de chanter en chœur). Les artistes se rendent compte que le chœur ne casse pas forcément la voix et qu'il offre une vraie carrière. C'est aussi grâce à la dynamique impulsée par les chœurs tels qu'accentus de Laurence Equilbey.
Qui ont été vos références pour la direction de chœur ?
J'ai naturellement été très marqué par Arlette Steyer qui était ma cheffe, puis par Pierre Cao avec qui j'ai beaucoup appris. J'ai tout de même commencé par la direction d'orchestre (avec François-Xavier Roth) et je me qualifie souvent comme un chef d'orchestre qui dirige des chœurs, qui leur apporte cette précision instrumentale : le chef d'orchestre a toujours conscience de la pulsation et des valeurs brèves.
Comment élaborez-vous également des initiatives aussi originales que les concerts olfactifs, avec Quentin Bisch ?
Il sait composer des programmes de parfums autour des quatre temps d'un jardin dans la journée. Autour d'un programme religieux russe, il a travaillé l'encens et les notes boisées. Pour faire un programme olfactif, nous écoutons la musique ensemble, je lui chante et il marque le tout de son empreinte.
Il a même influencé l'ordre de notre disque Une Nuit américaine (qui n'est pas un CD olfactif). Pour un autre programme qui a pour fil conducteur le Psaume "De Profundis", son idée géniale était de partir d'un parfum très riche avec toutes les strates du ciel à la terre (comme les lignes musicales baroques), il allait vers l'épure avec Mendelssohn pour terminer en deux lignes de parfum pour Philippe Hersant : l'épure la plus totale pour cette musique qui a les basses de la viole et la soprano Séraphique.
Les liens entre parfumeurs et musiciens sont infinis, les nez ont leur orgue à parfum, les compositeurs de parfum parlent de notes, de dissonances, il n'est pas étonnant que beaucoup de leur vocabulaire vienne de la musique (et Quentin parle beaucoup avant les concerts).
Justement au sujet du langage, parlez-vous beaucoup aux chanteurs ?
Un bon chef parle peu. Je répète avec les chanteurs comme avec un orchestre et d'ailleurs, je ne supporte pas quand le diapason baisse. Je travaille beaucoup la précision de la pulsation également car c'est lié : un chœur qui baisse est un chœur qui manque de pulsation. Il suffit des fois de ne pas ralentir pour régler la justesse. En répétitions, le rythme de travail également est très rapide et j'ai des chanteurs qui le peuvent. Cela est aussi dû au fait que les répétitions coûtent cher et le Prix Bettencourt nous offrira justement plus d'air. Un jour de répétition en plus pour les programmes peut énormément changer le travail et le résultat. D'ailleurs, ici à Royaumont, le temps disponible était parfait.
Cet été, vous dirigiez Seven Stones, la création lyrique du Festival d'Aix, vous êtes-vous rendu compte en le faisant que la production faisait l'événement (retrouvez notre compte-rendu) ?
Non, pas du tout. J'ai discuté avec les gens mais le projet demandait tellement d'énergie et d'investissement personnel : heureusement que les interprètes ont fourni un travail incroyable et l'ensemble n'a vraiment pris forme qu'au dernier moment. Pour cette création durant son dernier Festival, Bernard Foccroulle nous a beaucoup portés, il était présent dès le début et nous a exprimé sa gratitude après le filage.
Pouvez-vous nous présenter votre prochain immense projet : 200 Motels - The Suites de Frank Zappa ?
Ce sera la création française d'un projet commandé à Frank Zappa par le Los Angeles Philharmonic dans les années 70, pour associer classique et rock. Il en sort une œuvre déjantée (qui a donné lieu à un film) autour d'une grande tournée. Antoine Gindt a voulu en faire une version mise en scène : l'idée est d'être dans une émission de télé type Michel Drucker, avec un animateur qui interviewe le groupe et tout part en quenouille. Il y a un groupe de rock sur scène avec aussi un orchestre monstrueux (digne d'Amériques de Varèse), 8 percussionnistes, 3 pianos, les bois par 4, 20 chanteurs, 10 solistes : ce sont vraiment des œuvres conçues durant un âge d'or, avant la crise ! À Strasbourg nous le jouerons au Zénith et à Paris dans la Philharmonie en configuration variété.
Viendra ensuite le projet Luigi Nono : Io, frammento da Prometeo de 1981 avec Les Métaboles et mon ensemble instrumental Multilatérale, c'était un souhait de Jean-Dominique Marco, pour son dernier mandat en tant que Directeur du Festival Musica. J'ai hésité avant d'accepter, tant cette musique est difficile et fragile, la notation est complexe, l'écriture vocale exigeante. J'ai choisi avec attention les chanteurs, les uns en fonction des autres, au jour le jour selon l'alchimie entre chacun. Nous allons être aidés par le Studio de la SWR Experimentalstudio qui a une expertise unique pour avoir enregistré la création. C'est pour moi un défi aussi grand que le Zappa. Les Métaboles vont aussi enregistrer sur un album de Yael Naim.