Ekaterina Gubanova : « Ma voix s’ouvre dans l’aigu »
Ekaterina Gubanova, vous retrouvez actuellement à Bastille le rôle de Judith dans Le Château de Barbe-Bleue de Bartók mis en scène par Krzysztof Warlikowski. Que retenez-vous de la création de cette production en 2015 à l’Opéra de Paris (à revivre ici en compte-rendu) ?
Les répétitions étaient assez rudes, en particulier au début lorsqu’il nous fallait donner naissance à l’idée originelle de cette production. Cela en valait toutefois la peine. De retour à Paris, tout m’est revenu en trois jours, ce qui est assez incroyable parce qu’il faut faire attention à beaucoup de détails dans cette production. De plus, le texte et la musique sont très ardus, et je n’avais pas rechanté ce rôle depuis 2015.
Étant constamment sur scène, vous êtes mise à rude épreuve vocalement. Comment gérez-vous cela ?
C’est difficile, car pendant environ 1h15, John Relyea et moi sommes constamment sollicités. Il n’y a ni chœur ni autre chanteur. C’est donc intense, exigeant et très fatigant. Il faut rester concentré et réussir à maintenir l’intérêt et l’attention du public pendant toute la durée du spectacle. Heureusement, je bois sur scène ce qui est supposé être du whisky, mais qui est en fait de l’eau ! D’un côté, c’est difficile mais d’un autre, une fois lancée, je ne ressens plus que du plaisir.
Krzysztof Warlikowski nous a confié qu’il comptait concentrer le travail de cette reprise sur de petits détails : lesquels travaillez-vous ?
Il y en a beaucoup ! Même si cela fait deux ans que je ne l’ai plus chanté, le personnage de Judith est toujours présent dans mon corps. C’est une femme très sincère, et ce dès le début de l’opéra. Nous devons montrer que l’évolution de Judith s’oppose à celle de Barbe-Bleue. Au début, elle n’a rien à perdre et est persuadée que ce qu’elle fait est la bonne chose à faire. Même si, au fil de son parcours, elle rencontre des choses horribles, elle poursuit sa quête jusqu’à ce qu’elle se brise à la fin. Pour lui, c’est l’inverse qui se produit : s’il est d’abord réticent et craintif, et finit par céder à Judith jusqu’à la dernière clef, il retrouve sa sérénité à la fin.
Qu'aimeriez-vous changer ou approfondir lors de cette reprise ?
Pour un artiste, deux ans représentent une large période. J’ai mené des projets très intéressants, et j’espère avoir grandi pendant ce temps et être désormais assez équipée pour aller plus profondément dans les détails de cette œuvre. Je veux chercher des couleurs plus éclatantes dans la musique et dans l’interprétation du texte.
Esa-Pekka Salonen cède la direction de l’orchestre à Ingo Metzmacher. Cela change-t-il quelque chose ?
Nous avons travaillé avec Ingo lors des répétitions musicales avec piano. Je ne sais pas quelle connexion il trouvera avec l’orchestre, mais il a été très réaliste et courtois avec nous : il a regardé le DVD, a pris note des tempi et de ce que nous faisions il y a deux ans. Il n’essaye pas de briser quoi que ce soit parce qu’il est conscient que nous avons tous intégré notre rôle dans nos corps, et qu’il est difficile de tout changer. Aussi ajustons-nous simplement quelques détails, comme l’élocution. Il souhaite que certaines respirations soient plus visibles et plus audibles que ce que nous avions fait il y a deux ans. Quelques ritardando arrivent un peu plus tard. C’est une bonne chose car nous pouvons du coup chanter ces moments dramatiques sans respirer, et cela allège la partition. Désormais, j’attends avec impatience les répétitions avec orchestre, qui seront très différentes de celles avec piano.
Vous chanterez en duo avec John Relyea. Comment le lien entre vous deux s’est-il noué ?
Nous avons déjà travaillé ensemble en 2002 lorsque j’étais une jeune artiste, mais nous communiquions peu. C’est un très grand professionnel. Il est toujours très attentif à ce qui se passe. Il n’est jamais distrait, et il essaye sans cesse d’améliorer sa performance. De plus, sa diction est incroyable. Cela m’aide, car je perçois facilement le sens de ce qu’il me dit. Je ne pouvais pas souhaiter un meilleur chanteur pour Barbe-Bleue. Je n’ai d’ailleurs jamais chanté cet opéra avec quelqu’un d’autre !
Pour les personnes qui
ne connaissent pas cet opéra, comment décririez-vous cette œuvre ?
Il s’agit de la musique la plus cinématographique et visuelle que j’aie entendue. Vous pouvez entendre le métal, l’eau et le feu. L’orchestration est spectaculaire. De plus, la pièce se déroule dans un même souffle, et l’on ne voit pas le temps passer.
Comment décririez-vous la production ?
Nous allons en profondeur dans la psyché des personnages. La mise en scène est par ailleurs très théâtrale : elle commence par un impressionnant tour de magie débouchant sur l’envol d’un vrai oiseau ! D’un point de vue esthétique, c’est une production très intéressante car il y a de belles couleurs, de la vidéo, des boîtes vitrées, des fleurs et du sang : c’est très séduisant visuellement.
Comment le lien entre Le Château de Barbe-Bleue et La Voix humaine se fait-il ?
La principale connexion entre les deux œuvres, c’est que chacune explore des aspects différents de l’âme d’une femme. Théâtralement, la transition se fait tout en douceur, sans même que la musique ne s’arrête.
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Vous reviendrez à Paris dans quelques mois pour chanter Brangäne dans Tristan et Isolde de Wagner. Que ressentez-vous à ce sujet ?
Je suis très heureuse, car j’ai chanté ma première Brangäne ici en 2005. J’ai de très beaux souvenirs de cette production. C’était très excitant, et ce fut mon premier succès international. J’ai également beaucoup apprécié travailler dans la production de Peter Sellars. Le rôle de Brangäne est venu naturellement, et les choses que Peter me demandait étaient déjà en moi. Peut-être est-ce d’ailleurs l’une des raisons de mon succès à Paris. Qui plus est, nous l’avons ensuite repris à l’international, notamment à Madrid ou au Japon. Ce rôle a depuis été un fil rouge pour ma carrière.
La production a-t-elle évolué au fil des reprises ?
À Madrid, Peter Sellars était présent aux répétitions mais nous avons conservé les aspects originels de cette production, parce qu’elle a été montée avec un grand soin et qu’elle était très réfléchie dès sa création. Étant désormais mieux équipée techniquement qu’en 2005, j’espère cependant pouvoir approfondir mon travail théâtral et donner plus de profondeur à mon personnage. Lorsque je l’ai chanté en 2005, je ne me focalisais que sur le texte. Entre chaque acte, je me repassais tout le texte de l’acte suivant dans ma loge pour vérifier que je l’avais bien intégré. Gérard Mortier venait même me voir pour me conseiller de poser ma partition et de me détendre.
Est-ce un personnage qui vous plaît ?
Je l’aime beaucoup, et c’est un rôle très intéressant à chanter. Dans cette production, c’est une femme très puissante. Brangäne maintient son pouvoir en elle, sans contredire Isolde, alors qu’elle est la plus puissante des deux sorcières.
Quelques semaines auparavant, vous chanterez ce rôle en Australie en version concert : est-ce un exercice que vous appréciez ?
Plus nous chantons de productions sur scène, plus nous pouvons être pertinents dans une version concert. Une version concert peut être aussi réussie qu’une production si nous avons des idées précises sur ce que nous faisons. Pendant les répétitions, nous essayons de trouver une alchimie, une interaction avec les autres chanteurs. En l’occurrence, la distribution sera expérimentée : nous devrions chanter sans partition et donc créer des interactions.
Avez-vous déjà prévu de revenir à Paris après ce Tristan et Isolde ?
Oui, j’aurai la chance de revenir en 2019/2020.
Entre temps, vous serez Fricka dans le Ring au Festival de Munich. Il s’agit de l’un de vos principaux rôles. Comment avez-vous construit votre vision du personnage ?
Ma première Fricka était à la Scala avec Barenboim, qui m’a profondément influencée. Dans une production très minimaliste, il m’a fait prendre conscience que Fricka a raison dans sa démarche et qu’elle doit donc rester digne, contrairement aux productions où elle est dépeinte comme hystérique, bougeant dans tous les sens. Cela m’a énormément aidée.
Comment ce personnage évolue-t-il entre L’Or du Rhin et la Walkyrie ?
Il est merveilleux qu’un personnage évolue entre deux opéras. Dans L’Or du Rhin, Fricka est plus jeune et plus optimiste que dans La Walkyrie. Elle croit encore en son mari et demeure idéaliste et plus humaine. Dans La Walkyrie, elle est devenue une reine de glace.
Vous avez également chanté Waltraute et une Norne à Berlin. Quels sont les autres personnages que vous aimeriez intepréter ?
J’adorerais chanter Sieglinde. Ce n’est pas prévu pour le moment, mais je donne des instructions à mon agent, alors cela arrivera peut-être un jour. C’est un personnage incroyable, très humain, avec une histoire spectaculaire : tout me plait dans ce personnage.
Plus tôt cette saison, vous avez pris part à la distribution exceptionnelle du Don Carlos de Warlikowski. Que retenez-vous de cette production ?
Je me souviens d’abord que les répétitions étaient spectaculaires. J’étais vraiment impatiente de les aborder, à un point qui m’était rarement arrivé. Le rôle ne m’étant pas nouveau et s’agissant de ma troisième collaboration avec Krzysztof Warlikowski, je n’avais en plus pas d’appréhension.
Préférez-vous la version italienne ou française ?
Je ne saurais être objective, car je n’ai chanté la version française qu’une seule fois. La première fois est toujours plus difficile que les suivantes. À l’inverse, j’ai déjà chanté la version italienne à de nombreuses reprises. La version française a ses avantages, en particulier en ce qui concerne la langue. L’italien est franc et direct, alors que le français est plus subtil. Cette singularité langagière fait que le personnage est différent selon la version adoptée.
Vous interprétez des
rôles en français, en allemand, en italien, en hongrois, mais peu en russe.
Pourquoi ?
Le répertoire russe de mezzo-soprano est assez grave. La Fiancée du Tsar pourrait par exemple convenir, mais ce n’est pas souvent joué. Par ailleurs, depuis que je me suis attelée à Wagner et Verdi, je suis plus demandée dans ces répertoires.
Comment avez-vous travaillé ces différentes langues ?
J’ai eu de très bons coaches lorsque j’étais à l’Opera Studio de Covent Garden et j’étais avide d’apprendre tout ce que je pouvais. Je travaillais ainsi avec un professeur d’allemand très rigoureux et une professeure italienne plus âgée, qui avait une excellente approche du sujet. Chanter aux côtés de Waltraud Meier ou René Pape m’a également fait énormément progresser sur le répertoire allemand.
Qu’en est-il du hongrois et du français ?
Pour le hongrois, j’ai pris des leçons avec un professeur particulier qui m’a expliqué les bases de la langue. Ma première expérience en français était Nicklausse à Bastille. Jouer un rôle français à Paris me faisait très peur. J’ai donc demandé tous les conseils possibles à mes collègues pendant les répétitions. Après un certain temps, cela a bien fonctionné.
Quel rôle de votre répertoire appréciez-vous le plus ?
Mon rôle préféré est toujours celui que je suis en train de travailler. En ce moment, comme je chante en même temps Judith et Brängane, j’ai deux rôles préférés ! Plus sérieusement, je trouve Adalgisa dans Norma très agréable à chanter, tandis que Fricka dans la Walkyrie est celui qui me passionne le plus d’un point de vue dramatique.
Y a-t-il des rôles que vous avez déjà interprétés, mais que vous ne souhaitez plus chanter ?
Oui, Carmen ! Je ne voulais déjà pas le chanter au départ. Je n’aime pas ce personnage. J’ai fait de mon mieux pour l’interpréter avec justesse, mais je ne souhaite plus le chanter désormais. J’ai un répertoire vaste qui me permet de ne pas chanter les personnages que je n’aime pas : c’est une chance !
Y a-t-il au contraire des rôles que vous souhaiteriez chanter, mais qui ne se sont jamais présentés pour l’instant ?
Sieglinde, Ariane ou encore Kundry me font envie, mais il y aura un moment adéquat pour ces rôles. Lorsque je serai plus âgée, j’aimerais aussi travailler Le Trouvère. Pour le moment, je ne vois pas l’intérêt de jouer la mère d’un ténor de cinquante ans !
Avez-vous besoin de vous identifier au personnage pour apprécier le chanter ?
Si vous travaillez avec un bon metteur en scène et que les répétitions sont fructueuses, vous pouvez vous identifier à n’importe quel personnage.
Qu’aimez-vous chez Ariane ?
Je l’ai récemment entendu à Berlin [au mois de janvier, dans la production de Hans Neuenfels, ndlr], et je me suis rendu compte que ce rôle est écrit pour ma voix. C’est un personnage intelligent, que j’apprécie. Après la représentation, j’ai couru voir mon amie Anna Samuil dans sa loge pour lui demander la partition. Tout chanteur a ses notes favorites : les miennes sont toutes dans cette partition !
En dehors de votre prise du rôle de Brangäne en 2005, quelles sont les autres étapes marquantes de votre carrière ?
La Walkyrie à la Scala en ouverture de la saison [en 2010, ndlr]. C’était diffusé en direct et enregistré en DVD : j’étais très exposée. L’année suivante, il y a eu Anna Bolena au Met, également en ouverture de saison, et avec Anna Netrebko. Nous avons rencontré un grand succès et cela m’a ouvert de nombreuses portes aux États-Unis.
Que retenez-vous de vos premiers pas comme chanteuse ?
Il y avait moins de responsabilités mais je gagnais moins bien ma vie ! J’ai chanté dans de nombreuses Flûte enchantée, après lesquelles nous pouvions sortir. J’ai de très beaux souvenirs de cette période : j’avais de petits rôles, mais je chantais sur les plus belles scènes lyriques comme le Festival de Salzbourg, Bastille ou le Met. Alors même que j’étais étudiante, je côtoyais les plus grands, ce qui était formidable !
Quelle évolution anticipez-vous pour votre voix ?
Son évolution passée montre que ma voix a tendance à monter en tessiture : les aigus s’ouvrent avec le temps, contrairement à certaines mezzo-sopranos dont le timbre s’assombrit.
Beaucoup de maisons d’opéra annoncent en ce moment leur saison 2018-2019. Quel projet vous enthousiasme le plus ?
Je vais faire ma première Venus dans Tannhaüser. J’ai hâte de chanter ce rôle, car Wagner est un répertoire que je connais bien. De plus, ce rôle est plus aigu, et je le chanterai à Amsterdam, où les répétitions sont conséquentes. Ce sera mis en scène par Christof Loy, avec qui j’ai déjà travaillé et avec qui je m’entends très bien.
À quoi votre saison ressemblera-t-elle ?
Il y aura d’abord Tristan à Paris, puis Don Carlo à Naples pour l’ouverture de la saison, un concert du Nouvel An à Munich, puis Tannhaüser à Amsterdam, La Walkyrie de nouveau à Naples, quelques concerts à Madrid, Aïda à Vienne puis une série de Requiem avec Zubin Mehta à Tel-Aviv et la Scala. Ce sont des engagements qui me sont très précieux. En somme, il s’agit d’une saison très européenne, ce qui est une bonne chose, car cela me permet de rester à la maison.
Où vivez-vous ?
J’ai vécu deux ans à Helsinki, deux ans à Londres, quelques années à Paris et à Berlin. Depuis que je suis fiancée, je suis partagée entre Berlin et l’Italie.
Y a-t-il d’autres projets que vous souhaiteriez mettre en avant ?
Il y aura également un Stabat Mater de Rossini à Chicago avec Riccardo Muti : ce projet me plait car c'est un répertoire très différent de celui que je chante habituellement. Par ailleurs, le Tristan que je vais chanter à Berlin va être enregistré et publié en DVD. C’est bien car la production est très cinématique. À mon sens, l’effet sera même plus réussi à l’écran qu’à la scène, où la fosse d’orchestre nous sépare des spectateurs. Cela permet aussi d’atteindre une audience plus vaste.
Avez-vous déjà enregistré un CD ?
Oui, le Ring. L’enregistrement en studio permet de travailler tranquillement et de donner le meilleur de soi-même. C’est un luxe.
Regardez-vous vos prestations enregistrées ?
Oui, mais il m’est difficile d’écouter ma voix et de me voir à l’écran, car je suis très critique sur mon travail. En dix minutes de visionnage, je vois cinq millions de choses que j’aurais pu mieux faire. À l’inverse, je m’enregistre avec un téléphone lorsque je travaille : je reprends une ou deux mesures dont je ne suis pas sûre et je les enregistre avec différentes positions de voix ou en altérant légèrement la technique. Cela m’aide beaucoup.
Aimeriez-vous enregistrer un album soliste ?
Ce serait en effet quelque chose de plaisant. On m’a proposé d’en enregistrer un, mais c’est extrêmement difficile de trouver du temps pour s’y consacrer. Pour un premier CD, il faudrait que ce soit un portrait composé de plusieurs répertoires. Il y aurait forcément du Wagner, et peut-être aussi du Mahler.