Franco Vassallo avant Falstaff : « Être moderne en respectant la vision des créateurs »
Franco Vassallo, vous êtes à l’affiche du Falstaff de Verdi à Bastille aux côtés d’un casting somptueux (à retrouver et réserver ici), comment se déroulent les répétitions ?
Très bien. L’atmosphère est excellente avec mes collègues. Le chef d’orchestre Fabio Luisi est un excellent musicien. Sa vision est très claire et analytique, mais avec une chaleur sincère. La musicalité est constante. La mise en scène de Dominique Pitoiset est très belle, elle ressemble aux docks de New York. J’ai dit au metteur en scène que cela me rappelait un peu le film Le Parrain 2 où le personnage principal commence sa carrière et il m’a dit que c’était exactement son inspiration (sourires) !
Quelle est la place de votre personnage dans cette production ?
Dans le livret de Verdi, Ford est un riche marchant. Dans cette mise en scène il est le maire et fait campagne pour être réélu (avec des panneaux “Votez pour Ford”). En tant que politicien, il a beaucoup d’assurance. De fait, la jalousie le pique d’autant plus : il lui paraît inconcevable qu’un personnage aussi horrible que Falstaff tourne autour de sa femme. Cette idée est donc très efficace car elle renforce un élément présent dans le livret.
Comment vous préparez-vous à incarner un tel personnage ?
Nous échangeons avec le metteur en scène, qui voit Ford comme un comptable maniaque, obsessionnel du contrôle et un peu paranoïaque. Chez ce Ford, tout ce qui sort de son organisation et de son contrôle lui paraît insupportable [se renfrogne en pinçant les lèvres].
Lorsque vous nous parlez de ce personnage, votre voix et votre attitude changent ! Cela influence-t-il beaucoup votre voix ?
Tout à fait, je vois Ford comme très passionné et ici il doit contenir une émotion prête à exploser. Je garde donc à l’esprit cette maîtrise, dans ma voix comme dans mes déplacements. Le plateau est grand, je me déplace mais avec ce contrôle et en déléguant les ordres aux serviteurs.
Quelles sont les particularités de Bastille d'un point de vue vocal ?
Bastille est un énorme théâtre, mais l’acoustique est très bonne. J’ai également de la chance avec mes productions parisiennes : lorsque je chantais Rigoletto à Bastille l’année dernière, j’étais dans une boîte (imaginée par la mise en scène de Claus Guth). C’est important pour la résonance du son. D’autant que j’avais apprécié cette mise en scène originale.
L’Opéra national de Paris est l’un des plus importants théâtres au monde, avec un rythme intense, une grande concentration de productions et des distributions internationales de premier rang (en cela très similaire au Metropolitan Opera House de New York). C’est une immense usine, une machine, mais avec un cœur (et un excellent chœur, dirigé par José Luis Basso, un excellent artiste et une belle personne).
Comment aborde-t-on cet opus si particulier qu'est Falstaff : à la fois le dernier opéra du grand Verdi, mais aussi un opéra-bouffe ?
Il est impossible d’enfermer Falstaff dans une case, entre opera buffa, commedia, tragicommedia. Il est un peu tout cela et aucun à la fois (c'est aussi ce qui en fait un chef-d'œuvre).
Ces traditions sont aussi rattachées à des typologies de voix, comment les conciliez-vous ?
Ford est un rôle très particulier, car il faut une voix de baryton verdien (comme le Comte de Luna dans Le Trouvère, Don Carlo di Vargas dans La Force du destin ou Renato dans Un bal masqué) mais qui joue la comédie. J’ai beaucoup chanté Le Barbier de Séville, Don Pasquale, L’Élixir d’amour, ce qui m’aide beaucoup à mêler les genres. Il en va de même pour Falstaff que j’ai eu beaucoup de plaisir à chanter au Grand Théâtre de Genève l’année dernière, mais pour le moment je me sens plutôt Ford. Falstaff reviendra plus tard, c’est un parcours naturel pour les barytons.
Vous inspirerez-vous de Bryn Terfel qui incarne Falstaff avec vous à Paris ?
Tout à fait, il est un modèle pour ce rôle et nous avons d’excellentes interactions, beaucoup de rires.
Y a-t-il un humour verdien ? et comment le rendez-vous avec votre personnage ?
Bien sûr ! C’est un humour très subtil, différent de Rossini par exemple. Hormis Falstaff, Verdi n’a composé qu’une seule comédie, Un Jour de règne (Un giorno di regno, detto anche Il finto Stanislao, 1839), mais cet opus fut un tel échec qu’il est devenu une tragédie pour son compositeur, d’autant que sa femme et ses deux enfants sont morts à cette époque. Il n’a donc plus jamais touché à la comédie, jusqu’à son dernier opus Falstaff. Mais de fait, on ressent une certaine amertume dans cette œuvre, avec une vieille idée de noblesse confrontée à la vulgarité du monde. Verdi cite même un petit motif du Crépuscule des Dieux de Wagner, exactement lorsque Falstaff déclare que le monde est fini.
Pensez-vous que “Le Monde entier est une farce et l’homme est né bouffon ?”
La fugue finale qui porte ce texte et cette morale dans Falstaff est incroyable ! Mais tous les personnages ne sont pas moqués ou trompés. Les femmes triomphent avec un plan parfaitement mené. Fenton aussi a une fin heureuse. Bardolfo et Pistola sont des échappées comiques, comme en-dehors de l'intrigue. Ce sont donc les personnages masculins qui sont moqués, parce qu’ils représentent l’autorité et l’ego humain : Sir John Falstaff pour sa position aristocratique, Ford pour son statut de riche bourgeois, Caïus pour son métier de Docteur. Là est la farce, lorsqu’on pense contrôler les choses du haut de sa position, la vie vous ramène à la réalité et Verdi est assez sage et serein pour en sourire, guérir l’amertume.
Vous avez une vision éloquente et une passion pour l’analyse des œuvres. Envisagez-vous un jour de devenir metteur en scène ?
Peut-être [sourires], mais je me concentre pour l'instant sur mon métier de chanteur. En prenant soin de sa santé, un baryton peut chanter longtemps.
Vous êtes formés à la méthode Stanislavski, vous sert-elle pour cette production ?
Il est toujours utile d’être le personnage, plutôt que de jouer le personnage. Cela change tout de se donner ainsi à un rôle, mais il est alors très important de bien échanger avec le metteur en scène qui peut avoir une autre vision du personnage. Il faut trouver un juste milieu car c’est tout de même le chanteur qui assume le rôle sur scène, il faut donc ressentir le vécu du personnage.
Vous avez un lien avec le roi d’Espagne Ferdinand VI (1713-1759) ! Cela vous aide-t-il à comprendre des personnages royaux ou nobles à l’opéra ?
Mon ancêtre avait été fait marquis par Charles II, dernier roi d'Espagne de la dynastie des Habsbourg et arrière grand-oncle de Ferdinand VI. Je suis membre d'une société historique espagnole dédiée à sa mémoire et j’ai d’ailleurs ouvert ma saison avec La Forza del destino, dont l’intrigue se déroule justement lorsque ce roi était au pouvoir ! Cela m’aide en effet à comprendre des personnages, également grâce à ma passion pour l'Histoire.
Vous répétez Falstaff en même temps que l’événement mondial : Don Carlos superstar, en avez-vous eu des échos depuis les coulisses ?
Non, j’ai simplement rencontré Ildar Abdrazakov dans un restaurant italien et nous avons un peu parlé. J’ai très envie de voir cette version en français, en 5 actes, car je n’ai jamais chanté le rôle de Rodrigue en français, mais souvent en italien. Dans votre langue, j’ai déjà chanté Faust de Gounod, Les Pêcheurs de perles et Carmen de Bizet. J’aimerais élargir mon répertoire en français, notamment avec Les Contes d’Hoffmann. Son magicien Dapertutto est plutôt un baryton-basse, mais il a cette sublime mélodie : “Scintille, diamant”.
Vous avez travaillé avec d'immenses metteurs en scène et chefs d'orchestre, quels sont vos plus beaux souvenirs de productions ?
J’ai tant de beaux souvenirs qu’il est difficile de choisir, mais je garderai toujours en mémoire la merveilleuse production du Barbier de Séville à La Scala par Jean-Pierre Ponnelle avec le jeune Michele Mariotti à la direction. J’ai aussi participé à l’excellent Falstaff de Robert Carsen au Met, dirigé par James Levine. Je me souviens également d'Un Bal masqué dirigé par Riccardo Chailly à Leipzig, du Macbeth de La Scala par Valery Gergiev et de deux merveilleux Otello, l'un dirigé par Daniele Gatti à Zürich, l'autre par Daniel Harding ici à Paris, au Théâtre des Champs-Élysées.
Enfin, je me souviens comme d'un père du chef Anton Guadagno. Il était l’élève de Toscanini et j'ai trouvé en lui beaucoup de sagesse et de gentillesse. J'étais à Palm Beach pour interpréter avec lui La Bohème et comme il dirigeait Don Carlo le mois suivant, je suis resté pour travailler le rôle de Posa avec lui. Il m’a transmis beaucoup de secrets et cela fait partie de mes plus beaux et anciens souvenirs : ces moments en début de carrière qui sont les plus importants, pour gagner en confiance.
Votre saison 2017/2018 est marquée par des collaborations avec de passionnants metteurs en scène (Christof Loy, Hendrik Müller, Robert Carsen, Calixto Bieito). Comment vous adaptez-vous à ces visions très différentes ?
Par le travail et le métier. J’ai une longue collaboration avec Christof Loy. J’ai aussi eu de superbes expériences avec Robert Carsen pour Falstaff, Rigoletto et je vais prendre le rôle de Scarpia dans sa mise en scène de Tosca à Hambourg.
Comment passe-t-on de Ford à Scarpia ?
Vocalement parlant, ils ne sont pas aussi différents qu'il n'y paraît. Ford est un rôle très vériste [réalisme italien] qui demande d’ancrer immédiatement le son et il en va de même pour Scarpia dans Tosca. Bien entendu, Scarpia a l’imposant Te Deum avec cet immense chœur, mais Ford est aussi très exigeant justement parce qu'il n'en a pas l'air. Il faut être verdien et vériste.
La méthode Stanislavski, n’est-elle pas trop violente lorsqu’elle demande d’incarner un rôle aussi terrible que Scarpia ?
Oui, mais cela fait partie du métier que d'explorer son côté obscur.
La mise en scène de cette Tosca sera assez moderne, quelle est votre opinion dans la querelle des anciens et des modernes, entre les partisans de mises en scène en costumes d’époque et les visions contemporaines ?
Personnellement, je suis quelqu'un de classique. Pour moi, le meilleur choix est toujours de faire ce que souhaitait le compositeur, mais cela n’est pas du tout synonyme de passéisme : on peut être très moderne en respectant la vision des créateurs. Je suis passionné d'histoire et cela informe énormément mon travail. Prenons l’exemple de Rigoletto : pour l’interpréter, il faut connaître la vision du monde qu’a un homme de la Renaissance et il faut comprendre la fonction de bouffon de Cour à l’époque. Bien entendu, si le metteur en scène est un génie, alors sa vision fonctionnera (je pense notamment à la vision de Rigoletto par Robert Carsen : un cirque qui est en fait une boite de nuit, avec un Duc mafieux).
J’aimerais tant voir quelque chose qui ne se fait plus : un opéra dans une mise en scène d’époque mais avec une véritable idée, une vision. Si vous allez au cinéma voir un film d’époque (comme Braveheart ou Rembrandt), vous aimez voir recomposés les lieux et les costumes de l’époque. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt les écrits du compositeur et pédagogue français Reynaldo Hahn qui demande très exactement à « voir le désert dans les yeux d’Aïda ».
Lorsque je chante le général romain Ezio dans Attila ou le roi de Babylone Nabucco, je pense toujours que ces grands hommes des temps anciens avaient une posture, un regard différent, noble, marmoréen. Il faut ressentir et transmettre au public ce caractère. Mais dans les mises en scène modernistes, sans uniforme ou bien déguisé en Saddam Hussein, c’est difficile !
Vous êtes un spécialiste de Verdi, vous reste-t-il des rôles à prendre dans le catalogue de ce compositeur ?
Plus que deux ! J’ai chanté avec énormément de plaisir Simon Boccanegra, le corsaire devenu doge de Gênes, mais il me reste l’autre doge de Verdi : celui de Venise dans I due Foscari. Enfin, je n’ai pas encore chanté Miller (dans Luisa Miller).
Et quels sont vos plans concernant d’autres compositeurs ?
De Puccini je n’ai chanté que La Bohème, Manon Lescaut et Madame Butterfly. Scarpia est donc un rôle très important et j’aimerais chanter également son Triptyque (Il tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi) ou encore le Shérif dans La Fille du Far-West. J’ai également abordé le répertoire vériste avec Gérard dans Andrea Chénier d'Umberto Giordano et je prendrai le rôle de Barnaba dans La Gioconda d’Amilcare Ponchielli l’année prochaine.
Si vous aviez une autre tessiture, quels rôles rêveriez-vous d’interpréter ?
Les rôles de basse comme Sarastro [dans la Flûte enchantée, ndlr], Osmin [dans L'Enlèvement au Sérail, ndlr], Fiesco [dans Simon Boccanegra, ndlr] ou Philippe II mais aussi l’inquisiteur de Don Carlo, mais pas dans la même soirée [sourire]. Je rêverais aussi de chanter Wotan par exemple, et ce rôle de baryton-basse sera peut-être accessible pour moi un jour, mais les maisons d’opéras qui montent du Wagner choisissent des allemands, ou des américains (outre-Atlantique, ils n’ont pas leur répertoire d’opéra, alors ils chantent tous les répertoires).