Edwin Crossley-Mercer : « Nourrir ma spiritualité musicale »
Edwin Crossley-Mercer, vous vous apprêtez à reprendre au Palais Garnier la production de Cosi fan tutte mise en scène par Anne Teresa De Keersmaeker, que vous avez déjà chantée en février dernier. Comment avez-vous travaillé cette reprise ?
Nous avons laissé reposer tout ça depuis le mois de février, mais ça a été très facile de reprendre : en quatre jours de répétition, nous avions retrouvé nos marques. Cela fait plaisir de retrouver avec aisance et spontanéité de bons réflexes sur un travail complexe. D’autant que la recherche scénique avait été très intense lors de la création de la production. Il y a maintenant un peu moins d'obsession par rapport aux mouvements et aux placements, parce qu'ils sont plus intégrés. J'arrive à être plus dans mon personnage, sans craindre d'être décalé. Je suis plus rodé, donc je prends plus de plaisir.
Comment décrieriez-vous cette mise en scène ?
C’est une mise en scène fondée sur le mouvement et l’esthétique. Elle est très abstraite et épurée. C’est très beau à voir, avec de belles lumières. La mise en scène met finalement bien la musique en valeur, mais cela illustre le théâtre de manière indirecte souvent.
Edwin Crossley-Mercer et son double danseur dans Cosi fan tutte (© Anne Van Aerschot)
Comment avez-vous appréhendé cette mise en retrait du travail théâtral ?
Ce n'est pas dérangeant dans la mesure où on est très nourri musicalement, autant par Philippe Jordan que plus directement par la partition de Mozart. Il est possible de faire passer beaucoup d'émotion avec les mots, avec la voix. Nous apportons également du théâtre dans les récitatifs, qui sont laissés à la discrétion des chanteurs : nous nous sommes sentis un peu seuls au départ, mais nous avons finalement pu apporter nos traditions et nos tonalités respectives, pour créer du théâtre dans cette mise en scène, même s’il n’y a pas d’accessoires ou de décors. Les costumes sont d’ailleurs également simplement indiqués : le trait n'est pas appuyé, hormis peut-être pour les personnages grotesques qu’interprète Despina dans la pièce (le notaire et le médecin).
Vous sentez-vous à l’aise avec les mouvements chorégraphiques qui vous sont demandés ?
Au final, cette mise en scène est moins athlétique que je ne l’imaginais au départ : il y a très peu de moments dans lesquels la chorégraphie pose des problèmes de souffle. Cela ne nous gêne donc pas trop pour chanter correctement. Nous courons parfois, mais pas plus que dans d’autres mises en scène. La complexité vient plus des placements, qui doivent être très précis et nous obligent parfois à chanter dos au public, en se tournant. Au départ, les demandes étaient très poussées et compliquées, mais nous avons insisté pour donner la priorité au chant, notamment dans les airs.
Vous appuyez-vous sur les retours du public et de la critique du mois de février pour retravailler cette reprise ?
Forcément, inconsciemment, on se souvient des réactions et on s’y adapte. Ceci étant, les réactions ont été si contrastées que ce n’est pas toujours évident. J’avais été peu exposé car j’appartenais à la seconde distribution, qui n’avait pas été initialement prévue : devant la complexité de la mise en scène, l’Opéra avait décidé de faire appel à un second cast, mais nous n’avions que deux dates. Heureusement, il y avait cette reprise car nous devions bloquer un long temps de répétitions : ce Cosi nous aura occupés presque cinq mois, ce qui est absolument énorme !
Sur quels aspects concentrez-vous votre travail ?
Nous avons eu deux semaines pour cette reprise : une semaine de remise en place de la mise en scène et une semaine musicale. Personnellement, je trouve ça formidable car tout le travail est ainsi condensé. Concernant la mise en scène, nous nous appliquons surtout à ce que les placements soient justes. En fait, nous pensions savoir comment ça se passerait, mais nous rencontrons tout de même des obstacles inattendus qu’il nous faut franchir.
Qu'aimeriez-vous que le public retienne de votre prestation dans Cosi fan tutte ?
J'aimerais que le public retienne mon travail théâtral : j'aimerais avoir réussi à construire une personnalité à mon personnage dans cette mise en scène très épurée, et où nous avons été laissés très seuls en termes de direction d’acteurs. J'aimerais aussi montrer que mon personnage a une certaine saveur : c'est un bouffon un peu vantard et goguenard qui pense que sa copine ne peut pas le tromper. Bien sûr, j’aimerais aussi convaincre le public par mon interprétation vocale !
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© DR
L'Opéra de Paris fait régulièrement appel à vous, comment cette relation de fidélité s'est-elle construite ?
C’est dû à un enchaînement de rencontres et de hasards. Lorsque j'étais étudiant à Berlin, mon professeur était Reiner Goldberg, un ténor de la troupe de l'Opéra d'Etat de Berlin. Il chantait Hérode dans Salomé de Strauss avec Philippe Jordan et me l’a fait rencontrer : nous avons discuté d'opéra et il m'a demandé de chanter quelque chose. Quelques années plus tard, Philippe Jordan m'a recontacté pour me proposer de faire une audition sur la scène de l'Opéra Garnier. C’est ainsi que j’ai obtenu les rôles d’Arlequin [dans Ariane à Naxos, ndlr] et de Cascada [dans la Veuve Joyeuse, ndlr] en 2012. Depuis, je reviens régulièrement : c'est ma onzième production ici. Au point que je me suis installé à Paris !
Vous y fréquentez les plus grands artistes : qu'avez-vous appris à leur côté ?
On apprend beaucoup au contact de ces grands artistes. J’ai par exemple été marqué par Michael Volle ou Renée Fleming dans Arabella, mais aussi par Jonas Kaufmann et Bryn Terfel dans La Damnation de Faust, Sophie Koch dans Ariane à Naxos, ou encore Ludovic Tézier dans Carmen. Ce sont en plus des collègues très agréables et adorables. Les voir répéter et façonner les mises en scène a été très instructif.
Vous mentionniez à l’instant votre participation en 2012 à la production de La Veuve joyeuse de Jorge Lavelli, qui est actuellement donnée à Bastille [retrouvez-en ici notre compte-rendu] : que pourriez-vous nous en dire ?
C’est une très belle production, avec un super cancan endiablé à la fin. Le travail sur cette mise en scène était très précis [ce que nous confirmait Alexandre Duhamel dans sa récente interview, ndlr]. Les seconds rôles étaient tenus par des chanteurs expérimentés dans l'opérette et l'opéra allemand : c’était fabuleux !
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Le public vous retrouvera à Versailles pour Alceste de Lully. Que pouvez-vous dire de cette œuvre ?
C'est un opéra bien plus comique que ce que l’on a l’habitude d’entendre, notamment en comparant à la pièce d’Euripide. Même si la trame principale reste la tragédie que l’on connaît avec Alceste qui se sacrifie pour son époux, et Alcide (Hercule), que j’interprète, qui intervient pour la faire revenir des enfers. Il y a un couple qui se chamaille : la femme est un personnage dans la veine de Carmen, qui remet en cause les conventions sur la fidélité et prône l'inconstance. Il y a un côté « farce » que je n'avais encore jamais vu chez Lully : c’est assez génial. La musique est aussi très belle, très stylisée : elle sera dirigée par Christophe Rousset.
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Vous avez un répertoire très étendu : dans quel type de répertoire vous sentez-vous le plus à l'aise ?
Je me sens à l’aise dans de nombreux répertoires, tant dans l'opéra que dans l'oratorio ou le Lied. J’aime chanter tout ce qui ne m’abime pas la voix !
Quels répertoires avez-vous plus particulièrement envie d'approfondir ?
Il y a plein de rôles que j'aimerais aborder, dans des répertoires différents, mais on est vite associé à un répertoire, à une typologie de voix dont il est difficile de sortir ensuite. J’aimerais entreprendre Golaud [dans Pelléas et Mélisande, ndlr
Edwin Crossley-Mercer en Papageno dans La Flûte enchantée (© Elisa Haberer)
Le Lied est un répertoire que vous servez régulièrement. Qu'est-ce qui vous intéresse dans ce répertoire ?
Le Lied et les mélodies font partie de ma culture de chanteur : j’en ai toujours fait et je ne pourrais pas m’en passer ! J’aime l'art de la poésie et de l'accompagnement, mais aussi la liberté que l'on a en récital : on est son propre chef d'orchestre, sa propre "intelligence musicale" (certes ceci est une liberté fondamentale du soliste), dans une collaboration très intime avec le pianiste : c’est une vraie liberté. C'est tout l'univers poétique de ces pièces qu’il faut amener à la vie. Le fait d’avoir moins de volume sonore à produire permet de s’autoriser des phrasés plus subtils, une diction différente par rapport à l’opéra. Chaque répertoire nourrit l’autre pour fonder une sorte de symbiose, de spiritualité musicale propre. Chaque expérience est une recherche d'équilibre qui me fait grandir.
Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Michael Linton ?
C’est un merveilleux compositeur américain qui a créé un cycle de mélodies sur des poèmes d’Oscar Wilde spécialement pour moi : je viens de les enregistrer à Nashville dans le Tennessee cet été avec Jason Peterson au piano. Nous avons énormément travaillé : il y avait six heures de chant par jour pendant huit jours ! L’enregistrement sortira en décembre ou en janvier. Je suis vraiment très heureux d’entendre bientôt ces mélodies. J’espère qu’il va plaire : je voudrais chanter ce cycle en récital dans le monde entier !
À vos débuts, vous êtes passé par le Centre de musique baroque de Versailles : qu'en retenez-vous ?
J'étais très jeune : j'avais 17 ans et je cherchais toujours ma voix lorsque j’y suis entré. Je connaissais encore mal Lully, Mondonville ou Couperin. J’y suis resté trois ans. J'y ai appris à chanter en chœur et ai été en contact avec de grands pédagogues, qui m’ont beaucoup apporté à un jeune âge. J’ai découvert tout le répertoire baroque. Il y avait de la discipline, de longues journées de chant et de beaux voyages. Surtout, nous avons eu la chance de chanter de la musique sacrée, profondément spirituelle, dans des lieux sacrés du monde entier. Entendre cette musique à la Chapelle royale de Versailles, et s'imaginer qu'elle résonnait de la même manière il y a des siècles fait faire un voyage dans le temps. J'avais cherché un professeur à l'extérieur pour pouvoir chanter en soliste et non plus dans un chœur. Puis j’ai ressenti le besoin de m’affranchir de ce cadre : c’est à ce moment-là que je me suis installé à Berlin.
Comment cela s’est-il fait ?
J'y suis allé parce que je voulais explorer le répertoire allemand, le Lied et l'opéra. J'ai eu la chance de partir en obtenant une bourse d'étude. J'avais 800 euros par mois à Berlin, ce qui me paraissait beaucoup car mon loyer n’était que de 250 euros et que je commençais à avoir du travail dans des petits rôles à l’Opéra de Berlin (Opéra d'État et Opéra comique).
© Julien Benhamou
Vous êtes aussi passé par l’Académie d’Aix-en-Provence : qu’est-ce que cela a changé pour vous ?
L’Académie a duré un mois. Ça a été merveilleux : nous avons beaucoup travaillé le répertoire mozartien et avons fait un grand voyage en Chine. J’y ai rencontré de très bons professeurs. Puis, le Festival m'a tout de suite engagé pour chanter Guglielmo [dans Cosi fan tutte, ndlr], dirigé par Christophe Rousset. Je chante d’ailleurs régulièrement avec ce dernier depuis une dizaine d'années. Je suis retourné à Aix l’été dernier pour faire un récital autour de Henri Duparc au Maynier d'Oppède. J'ai été bien heureux d'y retourner pour faire de la mélodie avec piano, car c’était comme revenir 10 ans en arrière.
Quels seront vos principaux projets dans les mois à venir ?
Une fois Cosi terminé, je rechanterai Schaunard dans La Bohème à Baden-Baden, Dortmund puis Perm avec l’extraordinaire orchestre musicaAeterna dirigé par Teodor Currentzis. C’est l’une de mes rencontres musicales et humaines exceptionnelles de l’année. Après l’Alceste
Si l'on se projette dans 5 ou 10 ans, a quoi ressemblera alors une saison idéale ?
Dans l'idéal, je chanterai les Mozart comme Don Giovanni, que ce soit dans le rôle-titre ou en Leporello ou Figaro dans Les Noces de Figaro. Guglielmo étant un jeune officier, je chanterai peut-être alors Don Alfonso dans Cosi fan tutte. J'aimerais continuer à explorer davantage Haendel et chanter des Golaud, des Méfisto et pourquoi pas quelques rôles d’un répertoire un peu plus large : Nick Shadow dans Rake’s Progress m’intéresserait, par exemple. J’aimerais continuer à chanter Rossini, avec des rôles comme Bartolo [dans Le Barbier de Séville, ndlr] ou Maometto II [dans Le siège de Corinthe, ndlr]. J'aimerais aussi beaucoup aborder Oedipe d'Enescu un jour sans oublier le répertoire italien et pourquoi pas davantage de Richard Strauss et de Wagner, le tout en collaborant avec mes chefs favoris et mes pianistes accompagnateurs.