En Bref
Création de l'opéra
Orphée et Eurydice (Orfeo ed Euridice) est un opéra italien en une ouverture et trois actes de Christoph Willibald Gluck (1714-1787) qui a été commandé par le diplomate italien et homme de théâtre Giacomo Durazzo à l'occasion de la célébration de la fête de François 1er d'Autriche. De par son poste de compositeur officiel de la cour, Gluck a bénéficié d’une grande liberté dans sa création. Cet opéra dans le genre de l'Azione Teatrale (opéra de chambre dont les caractéristiques principales sont d'être court, d'avoir peu de personnages et une histoire basée sur la mythologie grecque ou romaine) a été créé le 5 octobre 1769 au Burgtheater de Vienne devant un public de courtisans. Le rôle d'Orphée était alors tenu par le célèbre contralto italien Gaetano Guadani. Le livret a été écrit par Ranieri Calzabigi (1714-1795) d'après le mythe d'Orphée et de sa descente aux enfers pour récupérer Eurydice, sa femme, morte le jour de leurs noces. En 1774, soit cinq ans plus tard, à la demande de la dauphine Marie-Antoinette d'Autriche (par ailleurs dédicataire de cette oeuvre), Gluck a remanié cet opéra pour l'adapter au goût du public français. Des ballets ont notamment été ajoutés. Cette version d'Orphée et Eurydice a été créée le 2 août 1774 à Paris au Théâtre du Palais-Royal par l'Académie Royale avec dans le rôle-titre le haute-contre Joseph Legros. Malgré un accueil initial mitigé de la critique, du fait de son originalité dans la forme, cet opéra a rapidement connu un très grand succès public, surtout dans sa version française. Il reste d'ailleurs à ce jour l'opéra le plus joué (mais plutôt dans sa version italienne) de la production du compositeur.
Cet opéra tient une place particulière dans l'œuvre de Gluck, car c'est le premier opéra dit de la « réforme ». En effet, après avoir beaucoup écrit dans le genre de l'opéra seria et de l'opéra-comique, Gluck, sous l'influence de l'essai de Francesco Algarotti intitulé Essai sur l'opéra (1755), a entamé une réflexion sur les défauts dramatiques et musicaux de ces genres. En particulier, il reproche aux arias da capo (airs en trois parties de forme A-B-A') de faire primer la virtuosité vocale sur l’intérêt dramatique de l’œuvre : l’intrigue est en effet régulièrement interrompue pour faire place aux démonstrations vocales des chanteurs. Pour réformer cet opéra seria, il se tourne vers le modèle français, la tragédie lyrique, qui, contrairement au modèle italien, affirme une supériorité du texte sur la musique. L'enjeu de cette réforme a été pour Gluck d'allier trois types de savoir-faire en matière d'opéra : le traitement vocal italien, l'harmonie et l'unité de la musique allemande, et enfin, l'intégration du chœur, du ballet, de l'orchestre et des voix solistes au service du drame à l’image des opéras français. D'un point de vue musical, cette réforme se caractérise par un retour à la simplicité dans tous les domaines de l'opéra conjugué à une volonté de cohérence dramatique.
Clés d'écoute de l'opéra
Un opéra de la réforme
Que ce soit dans le livret ou dans sa mise en musique, Orphée et Eurydice (Orfeo ed Euridice) est un opéra de la réforme qui a littéralement bousculé les conventions du drame lyrique en prônant des canons opposés à ceux de l'opéra seria. En effet, il s'agit d'un opéra court, ayant seulement trois personnages dont l'un, Orphée, a une place centrale dans le développement du drame (il est d'ailleurs toujours sur scène). Sa trame dramatique a également été simplifiée au maximum pour permettre une compréhension immédiate par le public. Le chœur retrouve par ailleurs la fonction qu'il avait dans les tragédies antiques, de commenter le drame. Enfin, l'écriture vocale des voix solistes est simplifiée et l'orchestre a une place plus importante.
C'est principalement par l'absence de certaines caractéristiques habituelles de l’opéra que l'on remarque cette rupture stylistique et esthétique. Ainsi, Gluck a banni les voix coloratures (ce qui marque la fin de l'hégémonie des chanteurs sur les compositeurs), les arias da capo (reprise d'une mélodie initiale après une partie centrale contrastante) ont été remplacées par des formes strophiques (nouvelle musique à chaque nouvelle strophe comme dans l'air de la scène 2 de l'acte I « Chiamo il mio ben cosi ») ou des formes rondo (alternance de couplet-refrain comme dans le célébrissime air d'Orphée « Che faro senza Eurydice », acte 3, scène 1). Les ritournelles orchestrales au début des airs solistes et les récitatifs secco (c'est-à-dire accompagnés seulement par le continuo composé généralement d'un violoncelle et d'un clavecin) ont été remplacés par des récitatifs accompagnés par l'orchestre.
La continuité dramatique
Fidèle à l'idéal de la tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau, Gluck cherche à mettre tous les acteurs au service du drame. Les chœurs, les ballets, les interludes orchestraux, les airs, les récitatifs : tous font avancer l’intrigue et participent à l'immersion totale du public dans le drame. Au-delà de cette ambition qui rappelle l’art total théorisé plus tard par Wagner, le génie de Gluck a été de placer au centre de sa pensée compositionnelle la continuité dramatique.
Pour ce faire, Gluck abandonne le schéma classique d'enchaînement des récitatifs et des airs – où le premier avait pour fonction de faire avancer l'histoire et le second de développer l'état d'âme particulier d'un personnage – au profit de l'arioso (forme musicale entre le récitatif et l'aria) qui permet d'une part de confier à l'orchestre une expression mélodique et non plus de simplement accompagner un air, et d'autre part de garantir l'intelligibilité du texte. Par exemple, dans « Che puro ciel » (acte II, scène 2), Orphée chante dans un style déclamatoire et le dessin mélodique et sa force sont confiés aux hautbois. C'est également à travers l'harmonie (la réalisation des accords et leur enchaînement à l'orchestre) que Gluck garantit la continuité dramatique en écrivant un flux musical quasi-continu (à l'exception des débuts et des fins d'actes).
La continuité dramatique se manifeste également à travers l'orchestration (les instruments ou voix choisis pour jouer ou chanter telle ou telle partie). Par exemple, le début de l'opéra commence par une lamentation du chœur ponctuée par les cris déchirants d'Orphée appelant en vain sa femme. Cette scène, poignante de réalisme, nous plonge non pas dans l'opéra, mais dans l'univers du théâtre. Il en va de même pour la première scène du deuxième acte, au moment où Orphée tente de charmer les furies pour qu'elles le laissent entrer dans le royaume des morts. Pour renforcer la nette opposition entre Orphée et le chœur des Furies, Gluck choisit deux accompagnements totalement contrastants. Avec d'un côté le chœur en homorythmie (c'est-à-dire que toutes les voix chantent sur le même rythme) accompagné par l'orchestre qui représente musicalement l'aboiement de Cerbère (phénomène musical appelé le figuralisme), et de l’autre Orphée qui chante une magnifique mélodie en s'accompagnant à la harpe.