En Bref
Création de l'opéra
Weber, un compositeur d'opéra allemand
Der Freischütz de Carl Maria von Weber (1786-1826) est un opéra romantique allemand avec dialogues parlés, écrit entre juillet 1817 et mai 1820 et ayant pour sujet le conte populaire allemand du « Franc-Tireur » (Der Freischütz), tiré du premier tome du « Livre des fantômes » (Das Gespensterbuch), écrit d'après des contes populaires par Friedrich August Schulze (sous le nom de plume « Friedrich Laun ») et Johann August Apel entre 1811 et 1815. Le projet de Weber d'écrire un opéra basé sur le folklore allemand date de 1810 lors de son séjour au château de Neubourg au cours duquel le compositeur découvre l'opéra Fidelio (1805) de Ludwig van Beethoven. Très impressionné par son sujet nationaliste et son traitement orchestral, Weber n'aura dès lors de cesse que de vouloir bâtir un art lyrique allemand. Dans le folklore allemand, le « franc-tireur » raconte l'histoire d'un homme qui, grâce à un contrat avec le diable, est en possession d'un certain nombre de balles qui ne manquent jamais leur cible. En 1816, l'adaptation de cette nouvelle demandant trop de travail, Weber confie sa transformation en livret au poète Johann Friedrich Kind (1768-1843). Pour faciliter le déroulement dramatique et accentuer la coexistence des contraires présente dans la légende, Kind va notamment resserrer l'action sur 24 heures et réduire le nombre de personnages.
Weber incarne l'archétype de l'artiste polyvalent à la fois compositeur, pianiste virtuose, chef d'orchestre, directeur de théâtre et critique musical. Mais il est aussi un artiste innovant qui a transformé l'usage des pratiques dans chacun de ces domaines. Il est par exemple le premier à quitter le clavier pour prendre la baguette et a participé à l'élaboration de la technique moderne du piano. En ce qui concerne l'opéra, il a toujours milité pour la création d'un opéra allemand afin de mettre fin à l'hégémonie des italiens. La décennie 1810 a été pour lui une phase d'absorption, de réflexion et d'élaboration des pratiques des scènes française et allemande. Lorsqu'il devient directeur musical de l'Opéra de Dresde en 1817, poste qu'il gardera jusqu'en 1826, Weber met en application son rêve d'union des arts dans l'opéra et ouvrir ainsi la voie à l'opéra romantique allemand.
Un opéra nationaliste
Le fait que la création de cet opéra, le 18 juin 1821, n'aie pas eu lieu à Dresde, mais au Königliches Schauspielhaus (rebaptisé depuis le Konzerthaus) de Berlin n'est pas anodin, car c'est dans cette ville que le patriotisme romantique se transforme en aspiration politique. La première a lieu le jour de l'inauguration du temple néoclassique de l'architecte prussien Karl Friedrich Schinkel (1781-1841) élevé à l'emplacement de l'ancien théâtre national détruit lors d'un incendie en 1817. Le succès est immédiat et l'opéra est très rapidement repris dans toute l'Allemagne (avec des productions à Leipzig et Karlsruhe), puis ailleurs en Europe, comme à Vienne, Copenhague, Prague, Londres, ou encore Paris.
Ce succès a de multiples raisons, comme son sujet fantastique, nouveau à l'époque, où la magie se mêle au symbolisme. Mais c'est surtout son orchestration audacieuse et nouvelle, qui trouve son point culminant dans la scène de la « Gorge aux loups » à la fin du 2e acte, qui a fait de cet opéra un jalon important de l'histoire de l'art lyrique. Pour les allemands, cet opéra représente bien plus que cela : il incarne l'idéal patriotique, car il est la manifestation de l'aspiration nationale de tout un peuple en mal d'identité depuis l'effondrement de l'empire d'Allemagne en 1806. C'est pourquoi il est devenu le symbole de l'opéra romantique allemand et va influencer les plus grands compositeurs d'opéra de ce pays, Richard Wagner en tête.
Clés d'écoute de l'opéra
Nouvelles conceptions dramaturgiques
Dans son opéra Der Freischütz, Weber abandonne l'opéra à numéro et propose une nouvelle forme globale de déroulement dramatique : celle du durchkomponiert qui consiste à ne jamais répéter aucune musique. À une échelle plus petite, il enrichit également le champ des possibles au niveau formel en intégrant des formes inhabituelles dans un opéra : il intègre par exemple un lied (l'équivalent allemand de la mélodie) dans l'acte I (lorsque Kaspar propose à Max de l'aider pour gagner le concours de tir). Par ailleurs, Weber renoue avec le singspiel – forme d'opéra populaire allemand qui alterne des numéraux musicaux avec des dialogues parlés – en intégrant la déclamation du texte non pas en remplacement des récitatifs accompagnés (dont il fait également l'usage) mais plutôt comme nouvel outil pour raconter le drame. Dans des scènes comme celle de la Gorge aux loups (fin de l'acte 2) qui commence par l'invocation de Samiel par Kaspar, Weber superpose les dialogues parlés avec un accompagnement musical, renforçant ainsi la tension dramatique du passage central de l'opéra. Ce côté théâtral est par ailleurs accentué dans le traitement musical où le compositeur représente musicalement les différents univers de cette histoire, comme celui des ténèbres de Samiel, représenté par les trémolos aux cordes superposés à des pizzicati dans les graves des contrebasses.
Les personnages du Freischütz sont des archétypes. Chacun d'entre eux incarne des principes moraux comme la jeune Agathe pure et pieuse ; Ännchen, la jeune fille légère, fière et moqueuse ; Max, l'amoureux désespéré, franc, brave et loyal, mais néanmoins manipulable ; Kuno, le père implacable ; où encore Samiel, le personnage maléfique et tentateur et son serviteur Kaspar. Weber utilise le timbre des voix pour renforcer cette catégorisation. Ce type de répartition deviendra par la suite une sorte d'idéal de la distribution des rôles : Agathe, l'héroïne amoureuse, est une voix de soprano, Max, l'amoureux mis à l'épreuve, un ténor, Kaspar, un représentant du Mal, un baryton. Ainsi, l'expression des opposés et des contradictions caractéristiques de cette œuvre se retrouve jusque dans le choix des tessitures. Si cette écriture est déjà pratiquée ailleurs, Weber l'impose comme une pratique canonique dans l'opéra romantique allemand.
Avec le Freischütz, Weber met en place les grands thèmes de la musique lyrique allemande. L'opéra se passe à une époque lointaine où des forces fantastiques sont à l'œuvre. L'histoire met en scène un pacte avec le diable où magie noire se mêle avec sorcellerie. Les valeurs de la chevalerie sont mises en avant à travers la représentation d'un tournoi. Tournoi à l'issu duquel le vainqueur remporte la main de la jeune fille pure. La fin est heureuse grâce au triomphe de l'innocence sur les forces maléfiques. On assiste avec cet opéra à l'établissement de l'univers symbolique de l'opéra romantique allemand qui sera porté cinquante plus tard à son paroxysme par Richard Wagner dans la tétralogie.
Nouveautés musicales
Dans un souci de vérité dramatique où tout doit concourir à l'expression du drame, Weber ajoute de nombreux jeux de scène (indiqués par des didascalies dans la partition comme l'apparition de Samiel qui trouble Max dans l'acte I) et des interventions parlées qui ont souvent le rôle d'aparté (comme lorsque Kaspar piège Max et le livre à Samiel). Il donne également une nouvelle importance au chœur dont la fonction alterne entre commentateur de l'histoire, confident des luttes intimes des personnages et véritable acteur du drame. Mais la grande réussite de cet opéra est son orchestration. Désormais, Weber ne raisonne plus en termes d'instruments, mais en termes de timbres auxquels il associe un personnage. Par exemple, durant l'ouverture, véritable synopsis de l'œuvre, la musique évoque successivement une caractérisation de la vie des chasseurs par un quatuor de cors, le thème de Max joué à la clarinette, l'inquiétant thème dans les graves de Samiel ou encore le chant d'amour d'Agathe. Et c'est à travers ces timbres que Weber assure la cohésion de son œuvre.
La scène de la Gorge aux loups à la fin du deuxième acte constitue le centre de l'opéra. C'est autour d'elle que s'articule tout le drame du Freischütz. Elle est constituée de deux parties : celle où Kaspar invoque Samiel, et celle de la fonte des balles et du piège qui se referme sur Max. Pour traduire l'horreur de cette scène et plonger le spectateur dans une véritable hébétude, Weber associe jeux de scène, avec déclamations accompagnées et phrases chantées. Suivant l'idéal prôné avant lui par Gluck dans ses opéras réformés, il passe de l'un à l'autre selon les besoins dramatiques de l'histoire. Il utilise les timbres des instruments et leurs possibilités de jeu pour situer musicalement la scène aux portes de l'enfer : ainsi, les voix d'homme du chœur chantent des notes répétées dans un style incantatoire en alternance avec le cri des femmes qui leur répondent. Et comme lors de l'ouverture de l'opéra, ce sont les thèmes donnés par l'orchestre qui soutiennent l'histoire racontée et l'illustrent musicalement.