En Bref
Création de l'opéra
La composition de Jephtha s'étale entre le 21 janvier et le 30 août 1751, interrompue par les terribles douleurs aux yeux de Haendel. La mélancolie introspective de Jephtha est aussi le témoignage d'un créateur qui devient aveugle, se renferme sur sa psyché (ce qui rappelle la puissance des dernières œuvres de Beethoven devenant sourd). Jephtha est marqué par l'abandon, le deuil, le recueillement. Jephtha est créé le 26 février 1752 au Théâtre Royal Covent Garden de Londres. L'Opéra de Stuttgart en produit une résurrection mise en scène en 1959, la même année que l'Opéra de Paris.
Sujet Biblique
Le thème est tiré du Livre des Juges de la Bible, un ensemble de récits davantage religieux qu'historiques (leur véracité est douteuse) compilés au milieu du 1er millénaire avant Jésus-Christ. Les Juges sont des chefs de l'armée d'Israël, en guerre contre les peuples voisins. Parmi ces juges figurent "Jephté" (qui inspire Jephtha de Haendel) ainsi que Samson et Abimelech (deux personnages du Samson et Dalila de Saint-Saëns). Le révérend Thomas Morell écrit le livret de Jephtha d'après le texte biblique ainsi que Jephthes sive Votum (1554) de George Buchanan. Thomas Morell a écrit les livrets de sept oratorios parmi les principaux de Haendel et a laissé à la postérité le plus important témoignage écrit de collaboration avec Haendel. Comme de coutume à l'époque (et jusqu'au XIXème siècle), le compositeur emprunte des thèmes à d'autres œuvres, en l’occurrence les six premières messes de Franz Habermann (1706-1783).
Oratorio
L'oratorio se définit comme un opéra religieux sans mise en scène (ni costumes ou décors) avec orchestre, chœur, solistes (parfois un narrateur, notamment un Évangéliste). Avec Jean-Sébastien Bach (ses Passions ou son Oratorio de Noël), Haendel est reconnu comme un maître du genre (notamment avec Le Messie de 1742), également illustré par le baroque Schütz, les classiques Haydn, Beethoven, Mendelssohn ou Berlioz au XIXe siècle, et au XXe par Stravinsky, Honegger, ou encore Prokofiev. L'oratorio est une musique mêlant les genres et registres : opéra, cantate (suite de morceaux choraux et instrumentaux sur un thème sacré ou profane), motet (courte polyphonie), madrigal (polyphonie vocale a cappella).
La Rappresentazione di Anima et di Corpo d’Emilio de Cavalieri composé dès février 1600 (pour la Chiesa Nuova de Rome) fait figure de premier modèle du genre oratorio. Les premiers chefs-d'œuvre sont signés Luigi Rossi et Giacomo Carissimi, celui-ci composant notamment un Jephte vers 1650, remarqué pour sa qualité chorale et basé sur la même histoire que l'opus de Haendel.
In medias res
Du latin "au milieu des choses", en plein dans l'action : c'est ainsi que débutent les tragédies grecques et les drames à l'opéra. Le spectateur est emporté dans une intrigue qu'il prend en route, qui a déjà un mouvement. Jephtha embarque immédiatement le spectateur dans un conflit menaçant de disparition le peuple d'Israël.
Sacrifice
Le père sacrifiant son enfant est présent dans plusieurs mythes européens et inspire des opéras, notamment Idoménée, roi de Crète de Mozart (Idoménée jure à Poséidon de sacrifier le premier être qu'il verrait sur le rivage de Crète : ce sera son fils Idamante) et Iphigénie en Aulide que son père Agamemnon veut sacrifier. Comme dans le mythe biblique d'Abraham et Isaac, un ange vient sauver in extremis Iphis, la fille de Jephtha, en échange, pour ce qui la concerne, d'une virginité éternelle dévouée à Dieu. Cette dernière, Iphis, renvoie également à une autre héroïne de Haendel : Theodora forte face à la mort, prête à se sacrifier par dévouement, à mourir à la place d'un autre.
Clés d'écoute de l'opéra
Du rire aux larmes
Jephtha s'ouvre par des rythmes pointés avançant, un mouvement qui accélère, tournoyant en alternant des accents (sur le temps ou à contre-temps). L'ensemble est glorieux, annonçant l'enthousiasme des victoires militaires, mais l'ouverture se conclut par un accord mineur. Cela rappelle les tragiques événements qui pèsent constamment sur le drame, d'autant plus car cette cadence mineure vient contrarier les habitudes : dans le contexte de la musique ancienne, les mouvements se concluent traditionnellement par un accord majeur, même quand la tonalité est mineure (une tierce majeure célébrée sous le nom de "tierce picarde" et qui rappelle que la rédemption divine attend toujours, à la fin de l'histoire). Après cette fin d'ouverture mineure, le premier récitatif commence lui aussi en mineur, introduit par une marche mineure descendante (à l'image de la célèbre et désespérée introduction du Lamento de Didon et Énée par Purcell). Après le premier récit, le premier air est certes majeur et allant, mais il est toutefois interrompu par certains accords terribles (nouvelle annonce du drame). L'opéra enchaîne les récitatif-aria joyeux avec les récitatif-aria éplorés : l'inquiétude de Zebul enchaîne sur la joie de Jephtha, puis la tristesse de Storgè d'être séparée, puis le réjouissement d'Hamor d'être uni à Iphis (chassant son inquiétude).
Le premier chœur exulte également : "No more to Ammon's God and King" avec même des effets guillerets aux bois en forme de pastorales, avec glorieux mouvements fugués soutenus par les cuivres (tout ce qui rappelle le chef-d'œuvre de Haendel : Le Messie composé dix ans plus tôt). Le premier air de Jephtha est d'une joie absolue, triomphante : "Goodness shall make me great". Il s'oppose au récitatif et à l'air de sa femme Storgè, qui suivent : "'Twill be a painful separation" et "In gentle murmurs will I mourn" soutenu par de douces flûtes et de longs archets.
C'est ensuite l'exact inverse qui se produit : Iphis accueille son père Jephtha, après sa victoire, au son de la symphonie en sol (extraite d’Ariodante, opéra composé par Haendel en 1735 pour la première saison de Covent Garden) et sur une joyeuse gavotte, alors que Jephtha est désespéré de voir sa fille, puisqu'il doit de fait la sacrifier.
La tonalité passe alors à la lamentation, notamment dans le quatuor par lequel Jephtha se résout à honorer son serment (de tuer sa fille) malgré les plaintes du peuple ''How dark, O Lord, are Thy decrees'', de même à l'Acte III, avec l'air de Jephtha recommandant sa fille aux cieux "Waft her, angels" puis aux adieux d'Iphis et jusqu'à l'arrivée de l'Ange rédempteur. Quel contraste avec le grand duo d'amour au début de l'œuvre !
Héros divin
Le rôle de Jephtha convoque une voix lyrique glorieuse, un timbre solaire avec largeur héroïque, dès son premier air "Goodness shall make me great". Ces mots aussi rattachent directement Jephtha à Dieu : "goodness" signifie bonté, dans le sens de bonté divine, "shall" est un verbe et une conjugaison typique de l'écriture biblique, "great" est également une grandeur et hauteur divines. Les autres termes de l'air sont aussi divin : "Heaven" (paradis), "vouchsafe" (la manne qui est octroyée, ce à quoi le divin condescend, daigne), "soul" (âme), "embrace", "fate" (destin), "virtue".
Autre signe divin : dans le répertoire lyrique, de nombreux éléments signifiants et expressifs se jouent à l'orchestre, dans le choix des instruments. Les interventions de Jephtha sont ainsi soutenues par l'orgue, l'instrument divin par excellence. L'orgue résonne aussi lorsque les autres personnages s'adressent au héros. L'héroïsme est soutenu et proclamé par les chœurs glorieux qui chantent les chérubins et foudres divines.
Nouvelle voix
Jephtha est un rôle exigeant, demandant des qualités vocales et interprétatives à la fois héroïques et lyriques, sensibilité et puissance. Haendel compose le rôle de Jephtha pour John Beard, son ténor de prédilection qui crée dix de ses opéras et interprète l'intégralité de ses oratorios, odes et drames musicaux anglais (à le seule exception de The Choice of Hercules). Ce rôle central est un événement important dans l'histoire de la musique lyrique, qui était principalement dominée par les voix de castrat. L'agilité virtuose perd son omnipotence au profit de la puissance héroïque.
Dévotions héroïques féminines
L'héroïsme des femmes de cet oratorio n'a rien à envier à celui de Jephtha. Iphis encourage Hamor à suivre Jephtha à la guerre pour gagner l'honneur de devenir son mari et fils de Juge ("follow Jephtha to the field. There act the hero"). Elle emporte le courage d'Hamor dans un duo conquérant (menant vers un destin-festin amoureux "These labours past, how happy we!").
Storgè est la figure de femme mariée, dévouée et héroïque. Son nom même signifie en grec l'affection, l'amour familial. Jephtha devant la quitter, elle contient toute sa tristesse, en l'honneur de la liberté de son peuple qui en dépend, dans le récitatif et l'air : "Twill be a painful separation, Jephtha", "In gentle murmurs will I mourn".
Scenes of horror
Jephtha contient un chef-d'œuvre d'aria : "Scenes of horror". Cet air est resté parmi les sommets de l'art lyrique grâce à ses nombreuses qualités. D’abord, la puissance dramatique de la musique et du texte. Le récitatif qui l'introduit pose les terribles événements qui menacent, les misères qui attendent. Storgè, femme de Jephtha annonce les drames, voit les ombres et la nuit, l'esclavage des vaincus. Sur le plan dramaturgique, cet air est un moment charnière de l'œuvre, en pleine menace guerrière, avant la victoire amère de Jephtha. La construction de cette pièce est aussi remarquable, avec le puissant système musical d'antécédent-conséquent : trois mots répondent à trois mots. La voix répond aux instruments. Enfin, Scenes of horror est un exemple absolu du da capo ("de la tête" : air en trois parties, la troisième étant une répétition ornée de la première). Le da capo (la reprise) est ici un cri lyrique a capella.
Cassandre
Cette figure prophétique sombre est particulièrement puissante dans le genre opératique : la musique annonce souvent les drames à venir, en jouant dès l'ouverture un thème tragique ou bien en le superposant sur un air joyeux d'un personnage inconscient de la force de son destin. Autre procédé tragique traditionnel, c'est souvent en rêve que les sombres présages viennent aux personnages. Dans Jephtha, c'est Storgè qui fait ces horribles rêves prémonitoires de Cassandre, sa fille Iphis tentant de les conjurer par la foi chrétienne en son père, héros élu par Dieu.
Aria/récitatif
Jephtha est un modèle de construction en aria/récitatif, ponctué de chœurs. L'architecture dramatique et musicale est limpide. Les personnages se présentent chacun leur tour, interprétant un récitatif (racontant l'histoire) et une aria (développant les sentiments), dans l'ordre : Zebul, Jephtha, Storgè, Hamor, Iphis.
Il doit en être ainsi
"It must be so". Telle est la première phrase de l'oratorio, une phrase qui renvoie à une puissante philosophie spirituelle. "Il doit en être ainsi" est un concept, une vision du monde unissant la religion et la philosophie (le plus grand représentant de cette théorie étant Leibniz). Si Dieu existe, il a créé pour l'homme le meilleur des mondes, et le destin saura lui rendre raison. La traduction allemande de ce précepte, en forme de question réponse "Muß es sein? Es muß sein!" est aussi célèbre en musique grâce au Quatuor à cordes n°16 en fa majeur de Beethoven. La place de cette question dans ce Quatuor est analysée dans L'Insoutenable Légèreté de l'être (1984), roman de Milan Kundera. Cette question est aussi le refrain et le titre d'une chanson de Léo Ferré en 1975.
"It must be so" ouvre Jephtha, et dans le même esprit, l'Acte II se clôt par "Whatever is, is right" (tout ce qui est, est bon).