En Bref
Création de l'opéra
Le Théâtre de Prague passe une commande à Mozart et Da Ponte pour un nouvel opéra au printemps 1787, après le triomphe des Noces de Figaro en décembre 1786. D'après les Mémoires de Da Ponte, c'est le librettiste qui aurait proposé pour cette commande un sujet basé sur le mythe de Don Juan. Ce choix peut s'expliquer par la tendance à adapter ce mythe à l'opéra au XVIIIe siècle (phénomène de mode qui avait par ailleurs démarré à Prague) notamment avec la création en 1786 à Venise du Don Giovanni tenorio de Giuseppe Gazzaniga, sur un livret de Giovanni Bertati.
Le dévoyé puni ou Don Giovanni (Il dissoluto punito ossia Il Don Giovanni) est ainsi le deuxième opéra issu de la collaboration entre Mozart et Da Ponte, dont la création était initialement prévue le 14 octobre 1787 pour la visite de Marie-Thérèse d'Autriche et son époux Antoine Premier de Saxe. Une fois le livret achevé en juillet 1787, Mozart s'attela à la composition de l'ouvrage, mais ne put l'achever à temps. L'opéra fut alors remplacé par Les Noces de Figaro et sa création fut déplacée au 29 octobre.
Malgré la hâte dans laquelle se trouvait le compositeur pour terminer Don Giovanni, sa première représentation au Théâtre Nostitz de Prague reçut un accueil des plus enthousiastes. Don Giovanni est cependant loin d'avoir connu un succès unanime du vivant de Mozart, en particulier à Vienne où l'ouvrage se heurte aux réticences du public lors de sa reprise au Burgtheater le 7 mai 1788. En dépit des nombreux réajustements du compositeur, l'œuvre est jugée trop difficile pour les exécutants, chanteurs comme instrumentistes. Don Giovanni est donné quatorze fois à Vienne, puis dans d'autres grandes villes européennes avant d'être reconnu comme un des chefs d'œuvre de Mozart au milieu du XIXe siècle et d'entrer définitivement au répertoire des grandes maisons d'opéra.
La construction du Théâtre Nostitz de Prague en 1783, ainsi que la notoriété de son orchestre, ne pouvaient qu'inciter Mozart à faire représenter ses ouvrages lyriques dans la capitale de Bohème, dont le rayonnement culturel ne faisait que croître dans l'Europe des Lumières. Au vu du premier succès rencontré à Prague dès 1783 avec L'enlèvement au Sérail, Mozart décide d'y effectuer plusieurs voyages, d'abord pour diriger ses propres œuvres, puis pour honorer les commandes passées par le Théâtre : le premier opéra composé pour la ville est Don Giovanni, suivi par La Clémence de Titus en 1791 pour le couronnement de Leopold II comme roi de Bohème. La Symphonie n° 38, écrite à Vienne, fut ainsi créée au cours du premier voyage de Mozart à Prague entre janvier et février 1787, séjour au cours duquel le compositeur dirigea en personne la vingt-deuxième représentation des Noces de Figaro.
La réception des opéras de Mozart montre une différence importante dans l'attente esthétique entre les publics de Vienne et de Prague : le compositeur avait déjà pu constater ce clivage pour Les Noces de Figaro, dont l'intrigue basée sur Le Mariage de Figaro de Beaumarchais avait provoqué les critiques de l'aristocratie viennoise. À l'inverse, l'opéra triomphe à Prague dès la première représentation par la Compagnie Pasquale Bondini en décembre 1786. Le succès croissant de ce premier opéra basé sur un livret de Da Ponte aboutira à la commande du Théâtre Nostitz du futur Don Giovanni. Conscient de la divergence de goûts entre ces publics, pourtant tous les deux aristocratiques, Mozart modifia Don Giovanni de manière significative pour la reprise au Burgtheater de Vienne. Outre l'ajout des airs de Don Ottavio (« Dalla sua pace » acte I), la version viennoise intervertit l'air « Il mio tesoro intanto » de Don Ottavio par l'air « Mi tradì quell'alma ingrata » de Donna Elvira et du duo entre Leporello et Zerlina « Per queste tue manine » à l'acte II. Le changement le plus important reste le remaniement intégral du Finale de l'acte II, dont plusieurs passages ont été supprimés pour une fin plus condensée et efficace sur le plan dramatique. Ainsi, la répétition des répliques « Parlo, ascolta! più tempo non ho » (Commandeur), « A torto di viltate tacciato mai sarò » de Don Giovanni, mais surtout la section « épilogue » où le spectateur apprend le sort des autres personnages, ont été supprimés. Une version alternative de « Resti dunque quel birbon » fut composée pour faire la transition avec la morale délivrée par tous les autres personnages (« Questo è il fin di chi fa mal »). La plupart des versions actuelles de Don Giovanni reposent sur la version viennoise du finale et incluent les numéros composés pour l'occasion, mais reprennent également le deuxième air de Don Ottavio supprimé de la version viennoise.
Clés d'écoute de l'opéra
Dramma giocoso, un opéra moderne
Mozart n'en est pas à son premier dramma giocoso (littéralement « drame joyeux) lorsqu'il compose Don Giovanni : le jeune compositeur viennois avait déjà fait ses preuves dans ce genre opératique avec La Finta giardiniera (1774). Néanmoins, la force du drame de Da Ponte, grâce au célèbre mythe de Don Juan, lui permet d'atteindre un nouveau sommet dans son œuvre lyrique. Les sources utilisées pour composer une nouvelle intrigue sur cette figure emblématique du libertin sont variées, allant de Molière (Dom Juan ou le Festin de pierre) au livret du rival de Da Ponte, Giovanni Bertati (Don Giovanni tenorio). Le dramma giocoso fait cohabiter action tragique (le meurtre du Commandeur) et quiproquo comique, et permet ainsi de dépasser les frontières des traditionnels opéras seria et buffa avec un humour teinté d'un soupçon de cynisme. Pour autant, Don Giovanni ne se limite pas à la satire de la valeur morale des personnages (y compris celle du héros éponyme) puisque les nobles sont autant tournés en dérision par Don Giovanni et son valet bouffon que les paysans. À travers les airs des personnages féminins, Mozart dépeint une évolution psychologique unique, que ce soit chez les nobles Anna et Elvira que chez la paysanne Zerline : femmes agressées, trompées ou manipulées, toutes les trois reviennent sur leurs actions passées et invitent à réfléchir sur l'inconstance amoureuse.
Psychologie musicale
Le tour de force de Mozart réside autant dans la prégnance des portraits psychologiques que dans les grands retournements dramatiques qui constituent l'intrigue en demi-teinte de Don Giovanni. Les ensembles offrent une progression musicale et dramatique constamment renouvelée, que ce soit dans le Trio des masques de l'acte I (« Protegga il giusto cielo ») qui ouvre la scène finale de l'acte ou dans le sextuor de l'acte II (« Solo in buio loco ») dans lequel les personnages poursuivant Don Giovanni mettent à jour la supercherie de Leporello. Mozart démontre également son génie à travers une écriture orchestrale à la fois puissante et subtile, comme en témoignent l'ouverture spectaculaire de l'opéra avec le thème du Commandeur, l'audace harmonique du Finale de l'acte II ou encore dans la scène de bal qui clôt l'acte I. L'effectif orchestral est divisé en trois (avec des musiciens sur scène) et superpose trois danses de mesure différente pour illustrer la présence des différentes classes sociales à travers le menuet, danse noble dévolue à Donna Anna et Don Ottavio, la contre-danse dans laquelle Don Giovanni entraîne Zerlina et l'allemande où Leporello force Masetto à danser.
Par l'hybridation de dramaturgie tragique de l'opéra seria et un humour percutant de l'opéra buffa, Don Giovanni donne ses lettres de noblesse au genre du dramma giocoso, auquel Da Ponte et Mozart reviendront avec Così fan tutte (1790).