En Bref
Création de l'opéra
L'idée d'une Tétralogie commence à émerger en 1848 chez Richard Wagner, soit après la création de Lohengrin et avant même que ne commence la composition de Tristan et Isolde. L'épopée opératique de L'Anneau des Nibelungen a été pensée comme un « festival scénique en un Prologue et trois journées » dont les quatre volets sont L'Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des Dieux. La genèse de L'Anneau des Nibelungen a suivi un processus en plusieurs étapes créatrices, de la rédaction du livret par Wagner lui-même (d'abord en prose, puis en vers) jusqu'à la composition musicale, et en finissant par l'orchestration. Wagner s'est d'abord attelé à l'écriture du quatrième volet ou "journée" de la Tétralogie (Le Crépuscule des Dieux) pour terminer avec le premier volet, L'Or du Rhin, qui fait office de Prologue, ce qui peut expliquer les dates de la composition de Siegfried : les premières esquisses apparaissent au mois de mars 1851, le texte en prose est rédigé en quelques jours à la fin mai pour constituer un livret versifié à la fin du mois de juin de la même année.
La genèse de la musique de Siegfried a été bouleversée plusieurs fois par des scandales de la vie intime de Wagner, ce qui la rend plus complexe que celle de L'Or du Rhin ou de La Walkyrie. Commencée en septembre 1856, la composition musicale est interrompue en une première fois en juin 1857, juste avant la scène des « Murmures de la forêt » (acte II, scène 2). Wagner termine ensuite l'acte II au mois de juillet de la même année, avant de s'interrompre de nouveau pour des raisons financières. Wagner pallie à ces difficultés grâce au succès de Tristan et Isolde (1857-1859), et au soutient du mécène Otto Wesendonck. Wagner quitte ensuite Zurich à cause de sa liaison avec Mathilde, la femme de son mécène : commencent alors plusieurs années de voyages et de déménagements à travers toute l'Europe. Ce n'est qu'à partir de 1864 (soit sept ans plus tard), lorsque Wagner est enfin établi à Munich et bénéficie du soutien financier de Louis II de Bavière, qu'il revoit l'acte I et orchestre l'acte II entre septembre 1864 et décembre 1865. Le troisième acte de Siegfried est quant à lui écrit entre mars et juin 1869, puis orchestré jusqu'en février 1871, après quelques années d'exil de la Cour de Bavière dues au scandale provoqué par sa relation adultère avec Cosima, la fille du compositeur Franz Liszt.
La création de Siegfried a lieu le 16 août 1876, au cours du premier Festival de Bayreuth, sous la direction de Hans Richter. À la Tétralogie wagnérienne devait correspondre une mise en œuvre tout aussi colossale sur le plan scénique, d'une part en créant un festival entièrement consacré à l'œuvre de Wagner, et d'autre part en faisant construire à Bayreuth un théâtre dont l'architecture et l'acoustique ont été spécialement conçues pour représenter L'Anneau des Nibelungen.
Clés d'écoute de l'opéra
Siegfried, un opéra de dialogue
Contrairement à L'Or du Rhin et à La Walkyrie, l'écriture dramatique du livret de Siegfried est marquée par de nombreuses scènes où seulement deux personnages communiquent. Les interlocuteurs se succèdent presque toujours en binôme, qu'ils soient ou non présents sur scène : ainsi, les interprètes de Fafner et surtout celui de l'Oiseau de la forêt ne sont pas forcément visibles, selon les mises en scène. En utilisant le dialogue comme forme privilégiée de Siegfried, Wagner cherche avant tout à atteindre une efficacité dramatique centrée sur l'action du héros éponyme de l'opéra : s'il n'est pas acteur de la conversation, Siegfried reste alors au cœur de la discussion.
L'enjeu de l'Anneau met ainsi en avant plusieurs binômes adversaires, Siegfried se trouvant indirectement impliqué dans la quête de l'Anneau par Mime. À l'acte I, Mime et Siegfried s'opposent comme « faux-parents » n'ayant rien en commun, si ce n'est leur passé ; puis Mime et Wotan se confrontent dans un jeu de devinettes. À l'acte II, les deux rivaux que sont Alberich et Wotan se retrouvent devant l'antre du dragon ; puis à la scène suivante Siegfried affronte et bat Fafner, tandis que les deux frères Alberich et Mime espèrent dérober l'Anneau à Siegfried. Enfin, c'est à l'acte III que Wagner a situé son duo entre Wotan et Siegfried.
Les dialogues d'alliés, plus rares, sont ceux qui aident Siegfried à accomplir les actions qui lui sont destinées ou encore explicitent ces dernières : Siegfried est secondé par l'Oiseau de la forêt à l'acte II ; puis à l'acte III Wotan et Erda (scène dans laquelle Wotan cède à son héritier, Siegfried, l'action suprême de la chute des Dieux et à Brünnhilde la rédemption du Monde) et enfin les deux amants qui se reconnaissent comme tels, Siegfried et Brünnhilde. Apothéose de l'opéra, l'union des deux amants correspond au seul duo au sens musical du terme où les voix de Siegfried et Brünnhilde se mêlent pour converger vers un même but : l'amour rayonnant.
Lors d'une introduction à la lecture du Crépuscule des Dieux à Berlin en février 1873, Wagner justifie l'utilisation du dialogue dramatique comme « l'objet principal du traitement musical » pour préciser avec concision les intentions de chaque personnage, par les mots aussi bien que par le traitement orchestral. Si la musique est subordonnée au texte, l'évolution de l'écriture orchestrale dans Siegfried prend une telle ampleur par rapport aux deux volets précédents de la Tétralogie qu'elle ne fait qu'amplifier les oppositions fondamentales entre les personnages. Le changement stylistique de Siegfried par rapport à L'Or du Rhin et à La Walkyrie est particulièrement manifeste dans la scène d'affrontement entre Siegfried et Wotan (acte III, scène 2). Véritable retournement de situation entre le héros humain en puissance et le Maître des Dieux en déclin, Wagner développe dans cette scène les principaux leitmotiven tels que celui des Wälsungen (descendants de Wälse, c'est-à-dire de Wotan, motif issu de La Walkyrie), le Walhalla quand Siegfried interroge le Voyageur sur son chapeau (issu de L'Or du Rhin), la colère de Wotan (La Walkyrie) lorsqu'il explique que Siegfried lui est cher, ou encore les Walkyries et le Feu correspondant à l'ultime tentative de Wotan pour dissuader Siegfried d'aller au rocher de Brünnhilde. Le crescendo orchestral continue pendant la course de Siegfried dans les flammes, qui superpose les motifs de l'Appel de cor par Siegfried, du Feu, de Siegfried, de Brünnhilde endormie et enfin de l'Oiseau dans une orchestration puissante au contrepoint très dense, sous-tendu par un chromatisme (écriture harmonique et mélodique qui monte par demis-tons).
L'émergence d'un nouvel espoir
La scène dans laquelle le Voyageur est vaincu par Siegfried constitue l'un des moments-clefs de la Tétralogie : l'émergence d'un nouveau héros à envergure humaine comme aboutissement de l'opéra Siegfried, tandis que le processus menant au Crépuscule des Dieux est définitivement enclenché. Au fur et à mesure que les adversaires de Siegfried se dressent contre le jeune homme, celui-ci gagne en puissance et accomplit sans le savoir les prophéties à son sujet. Dès le début de l'opéra, Mime, qui avait forgé Notung à l'origine, ne peut plus la reforger. Or, Siegfried en a besoin pour affronter Fafner et dérober l'Anneau. Mime apprend par la réponse à la troisième question de Wotan (acte I scène 2) que « Seul celui qui jamais ne connut la peur reforgera Notung ». Mais à cette révélation suit la mort de Mime, tué par ce même héros qui ignore la peur. L'échec de Mime est cuisant, amplifié par son incapacité à apprendre la peur à Siegfried (acte I scène 3), et par sa dispute avec son frère Alberich (acte II scène 3) pour la conquête de l'Anneau qu'aucun des deux frères n'est en fait en mesure de posséder. De son côté, Siegfried enchaîne les victoires de manière spontanée voire presque naïve, tantôt guidé par son instinct, tantôt mis en garde par l'Oiseau de la forêt. Wagner met ainsi en avant une nouvelle trajectoire dans l'épopée de L'Anneau des Nibelungen : ce n'est plus Wotan qui en est l'acteur principal (celui qui a déclenché la fin des Dieux avec la construction du Walhalla) mais bien Siegfried, capable de le renverser et de réveiller Brünnhilde.
Siegfried correspond également à la renaissance en femme de Brünnhilde, qui a perdu ses pouvoirs de Walkyrie dans l'opéra précédent. À travers les états successifs qu'elle traverse après son réveil (extase amoureuse, puis douloureuse découverte de sa nouvelle condition humaine), c'est le double féminin et héroïque de Siegfried qui émerge à son tour. Mais Brünnhilde a été douée d'une intuition dans La Walkyrie pour accomplir ce qui devait conduire à la naissance de Siegfried, et du même coup rendre possible le Crépuscule des Dieux (selon le désir caché de son père Wotan) : « Cette idée [c'est-à-dire sauver Brünnhilde, la mère de Siegfried, dans la Walkyrie] que jamais je ne devais nommer, que je n'ai pas voulue mais seulement ressentie, pour laquelle j'ai lutté, combattu, bataillé, pour laquelle j'ai bravé celui qui la voulait [c'est-à-dire Wotan] ; pour laquelle j'ai expié, soumise au châtiment [devenir humaine], bien que je ne l'ai pas voulue, l'éprouvant seulement ! ». Les dernières paroles que Wagner écrit dans Siegfried et qui annoncent l'action du Crépuscule des Dieux (chute du Walhalla et des Dieux, mais également récit des Nornes) sont ainsi confiées à Brünnhilde, et non Siegfried, ce qui montre que c'est par l'union de ces deux entités humaines que se feront le juste retour des choses et le salut du monde.