En Bref
Création de l'opéra
Composé en quinze jours au début de l’année 1921, Sancta Susanna est le troisième opéra d’un triptyque d’œuvres lyriques en un acte écrit par Paul Hindemith à 26 ans. Les deux premiers sont Mörder, Hoffnung der Frauen (Murderer, Hope of Women en anglais, Meurtrier, espoir des femmes en français, 1921) et Das Nusch-Nuschi. Si les deux premiers opéras apportèrent une certaine renommée de scandale à Hindemith, le troisième alla encore plus loin, au point que Fritz Busch, le chef d'orchestre qui avait dirigé les deux premiers, invoqua la morale pour refuser de se compromettre avec ce troisième opus. Le succès public fit contraste avec l’opposition farouche des conservateurs germaniques, qui parvinrent à faire interdire les représentations pendant la semaine sainte. Le critique musical Karl Grunsky alla jusqu’à condamner l’œuvre comme une “profanation des institutions culturelles”. Avant d’entrer dans la salle, les spectateurs durent promettre, par écrit, qu’ils ne venaient pas perturber les représentations. D’ailleurs, cette œuvre continue de générer de vives réactions jusqu’à nos jours.
Un opéra de violents contrastes
Sancta Susanna questionne le rapport entre spirituel et charnel. Il confronte violemment l’amour physique avec la sainte chasteté. L’esthétique expressionniste qui se déploie à l’époque dans tous les arts révèle ici les sentiments dans toute leur puissance avec des moyens éloquents. C’est cette force des sentiments humains confrontés à un absolu religieux idéaliste qui compose l’enjeu de l’opéra. L’auteur du livret, August Stramm, est un expressionniste et cela se comprend dès la lecture de son texte : il multiplie les indications de jeu qui prennent plus de place que les dialogues eux-mêmes. L’esthétique est celle du questionnement intérieur avant un choc, brutal, qui se retrouve dans l’ouverture de la tonalité vers d’autres horizons. Phase de transition entre le post-romantisme et l’expressionnisme, l’écriture d’Hindemith conserve toutefois une structure formelle compréhensible.
Clés d'écoute de l'opéra
Un Prologue en forme d’histoire de la musique moderne
Si le début de l’œuvre ressemble à la musique datant de la naissance d’Hindemith (1895), elle évolue bien vite vers un langage avant-gardiste pour son année de composition (1921). Le début de l’œuvre est un accord de Fa# Majeur autour duquel tourne la flûte solo qui rappelle Debussy, notamment Le Prélude à l'Après-midi d'un faune avec la descente tantôt modale et tantôt chromatique (dans des tonalités exotiques et par demi-tons). Le frémissement des cordes qui l'accompagne et leur déplacement par glissements entiers de pupitres, le tout ponctué d'interventions aux bois, évoque l'orchestre de Wagner. Une seconde flûte entre dès la fin de la deuxième phrase, apparemment avec un schéma extrêmement classique d’accompagnement à la tierce (l’intervalle traditionnel des doublures musicales consonantes). En soi, le fait qu’une clarinette vienne tout de suite rejoindre ces deux flûtes n’a rien de révolutionnaire, et ce procédé se trouve souvent en trios chez Mozart. Sauf que l’addition des deux flûtes en décalage chromatique avec la clarinette, elle-même en subtile dissonance avec l’orchestre, fait évoluer la tonalité vers une grande nouveauté par des moyens apparemment simples et surtout dans la continuité de la musique d’avant Hindemith. De fait, la modernité musicale est amenée à un foisonnement orchestral, dans un accelerando et un tutti forte. Puis, cet orchestre diminue comme il était monté, avec un ralentissement des frémissements de cordes et quelques coups de percussions disparaissant. À la fin de ce prélude orchestral, il ne reste plus qu’un son filé aigu à l’orgue, une ligne pure avec laquelle écrire la musique nouvelle et sur laquelle rentre la chanteuse.
Une musique tournée vers l’avant-garde
La durée de cet opéra de moins d’une demi-heure participe à la rénovation du genre lyrique du début du XXe siècle, notamment initiée par Arnold Schoenberg (qui inventa également une révolution du langage musical avec la composition à douze sons, le dodécaphonisme). Erwartung (Attente), que compose Schoenberg en 1909 est un monodrame (nouvelle forme d'opéra en un acte) volontairement concentré en une trentaine de minutes pour rendre plus intense l’attente de cette femme qui finit par découvrir le cadavre de son amant. Dans le même esprit, Die glückliche Hand (La Main heureuse, 1913) est un drame musical en un acte de 20 minutes. Même si elle n'a pas de chant, une œuvre telle que le sextuor à cordes La Nuit transfigurée (1899) déploie elle aussi ce drame intense, en une douzaine de minutes.
Concernant le discours musical, l’évolution dans Sancta Susanna se fait sur le même principe de concentration (sans destruction totale de la musique passée). Les tutti orchestraux sont uniquement conclusifs (dans des effets de saturation à la fin du prologue et à la fin de l’opéra), l’orchestre s’est énormément réduit par rapport à Wagner (passant de plus d’une centaine à une vingtaine de musiciens). Les instruments sont également plus étudiés dans le détail, intervenant souvent seuls, par trois ou quatre. Cette parcimonie orchestrale indique qu’Hindemith ne cherche pas à faire éclater la tonalité en démultipliant les dissonances. Dans un esprit de continuité avec le passé, son harmonie fait même entendre de traditionnelles résolutions par appoggiatures descendantes (une dissonance qui descend d'une note vers une consonance). Enfin, dans sa forme, ce drame a des airs et des ensembles bien repérables.