En Bref
Création de l'opéra
L’initiative d’une grande créatrice
Ida Rubinstein, la danseuse, actrice et chorégraphe à la fois moderne et antiquisante est à l’origine de l'oratorio Jeanne au bûcher. Après deux années au sein des Ballets Russes de Diaghilev, elle lance sa carrière solo, produisant et dansant elle-même des œuvres telles que Le Martyre de Saint Sébastien par Debussy et D'Annunzio. Elle crée également les chorégraphies de La Valse et du Boléro de Ravel. Elle commande aussi des œuvres à Honegger sur des poèmes de Paul Valéry, d’abord Amphion (1929) puis Sémiramis (1933). L’année suivante, elle assiste à un Mystère du Moyen-Âge donné à la Sorbonne, ce qui lui inspire l’idée de commander un Jeanne d’Arc à Paul Claudel. Dès 1934, le poète collabore avec Honegger à cet oratorio qui répond parfaitement aux ambitions et au travail d’Ida Rubinstein : renouer avec le théâtre antique, la tragédie, pour son lien entre danse et musique par la pantomime, reconstituer le mystère et le pouvoir de la parole faite musique.
Clés d'écoute de l'opéra
Oratorio dramatique et Mystère lyrique
L'Oratorio est un opéra sans mise en scène sur un sujet religieux (ou au moins spirituel dans son caractère mythologique, historique ou naturel) présentant des airs, des récitatifs et des chœurs. L'histoire de la Sainte pucelle Jeanne d'Arc respecte aussi parfaitement l'esprit et la lettre de la forme oratorio que les illustres modèles du genre : les Passions de Bach ou Le Messie de Haendel. L'écriture de Honegger correspond également aux canons du genre, alternant chœurs, grands airs vocaux et des récitatifs qui ne sont plus des lignes chantées avec beaucoup de texte sur quelques notes comme de tradition, mais simplement parlés. Le plateau vocal compte ainsi 12 rôles parlés pour 11 rôles chantés (dont un chœur mixte et un ensemble de voix d’enfants, les deux ayant une place fondamentale de médiation entre la narration de l’action et le ressenti de la foule qu’ils incarnent). Honegger donne à son oratorio une dimension théâtrale majeure : si les oratorios narrent une histoire poignante, celle de Jeanne est davantage encore vécue avec passion en temps réel et les interventions parlées renforcent l’aspect théâtral de cet oratorio qui se voit ainsi adjoindre l’épithète “dramatique”. Ces éléments esthétiques expliquent d’ailleurs que l'œuvre fut transformée en une version scénique dès 1942.
Modernité par la tradition
Honegger modernise les formes traditionnelles de l’oratorio et du mystère anciens. Le compositeur renouvelle également l’orchestre : les saxophones remplacent les cors, le piano au jeu très métallique ressemble à un clavecin et le compositeur ajoute les ondes Martenot (instrument de musique électronique inventé seulement 6 ans avant le travail sur cet oratorio) dont les glissandos représentent les hurlements des animaux, des habitants de l’enfer, la torture de la Sainte mais aussi sa montée au Paradis.
Les mélodies et harmonies sont également modernisées en s’appuyant sur la tradition. Les lignes chantées sont consonantes, évidentes et belles, souvent à l’unisson avec l’orchestre et le chœur (eux dont les polyphonies sont souvent des octaves ou quintes, parfois de doux accords parfaits ou des notes conjointes). Dans l’esprit de l’écriture pour oratorio, de grands airs vocaux s’enchaînent. Cela étant, l’accompagnement et le chant apportent parfois des dissonances et des effets discordants pour renforcer la violence des événements. Les voix sont tour à tour célestes ou infernales, comptines chantonnées ou hurlements torturés, larmes et prières, paroles de la foule et latin de cuisine. Au Tribunal des animaux, les percussions et crécelles éclatent avec des cris bestiaux, sur des rythmes violents à contretemps, avec une tension vocale insoutenable. En contrepoint à cette violence, Honegger présente en même temps un ample choral religieux (cette superposition est un symbole de l’écriture de ce compositeur des fusions, dont l’œuvre va de la musique de chambre à l'opéra en passant par la musique cinématographique, de l'impressionnisme à la musique électronique, de la tonalité à l'atonalité en passant par la “polytonalité”, c'est-à-dire l'art de superposer des tonalités différentes).