En Bref
Création de l'opéra
Emmanuel Schickaneder, directeur du Theater an der Wien (Autriche) et librettiste, soumet en 1803 une commande à Beethoven pour composer un opéra à partir de l'un de ses livrets. Le compositeur entre en résidence dans le théâtre viennois et commence à travailler sur Le Feu de Vesta (Vestas Feuer), projet qu'il abandonne rapidement. Avec la nomination du nouveau directeur Peter von Braun en 1804, un nouveau contrat est conclu pour que le compositeur écrive Leonore : l'opéra est basé sur une traduction de Joseph Sonnleithner de l'opéra Léonore, ou L'amour conjugal (1798) de Pierre Gaveaux. Le livret français rédigé par Jean-Nicolas Bouilly avait connu par ailleurs deux adaptations en italien pour les opéras de Simon Mayr (1805) et Ferdinand Paër (1804), dont Beethoven possédait un exemplaire.
Avant d'appeler son premier opéra Fidelio, Beethoven en composa trois versions : la première, sous le nom de Léonore, fut composée entre 1804 et 1805 et créée le 20 novembre 1805 au Theater an der Wien devant un parterre exclusivement composé de soldats français. Vienne était occupée par les troupes napoléoniennes, et une grande partie de l'aristocratie qui soutenait Beethoven avait fui la ville. Le compositeur décide alors de remanier Léonore en une deuxième version réduisant les trois actes à deux : l'opéra avait été jugé trop long en 1805 et fait l'objet de modifications importantes apportées par le librettiste Stephan von Breuning. Beethoven compose par ailleurs une nouvelle ouverture de l'opéra. Créée le 23 mars 1806, la deuxième version de l'ouvrage ne remporte qu'un succès modéré et sera retirée de la programmation du Theater an der Wien à l'issue de la deuxième représentation. En 1807, l'opéra est repris au Théâtre National de Prague et Beethoven compose une nouvelle ouverture à cette occasion, sans pour autant que cela ne constitue une nouvelle version de l'opéra. Ce n'est qu'en 1814 que Beethoven se voit offrir l'occasion de redonner son opéra et le révise une dernière fois avec le librettiste Georg Friedrich Treitschke. Cette fois-ci, Fidelio est créé le 23 mai 1814 au Kärntertheater et triomphe enfin auprès du public viennois. Cette troisième version de l'opéra est communément appelée Fidelio, par opposition à celles de 1805 et 1806 (Léonore I et Léonore II).
La remise en cause par certains critiques des qualités de Beethoven dans la composition lyrique et les nombreux remaniements successifs nécessaires pour que Fidelio obtienne le succès escompté expliquent que Beethoven n'ait composé qu'un seul opéra. Malgré une genèse tumultueuse, cet ouvrage lyrique représente une étape capitale dans l'émergence de l'opéra germanique au XIXe siècle, faisant le pont entre les Singspielen mozartiens de la fin du XVIIIe siècle (et en particulier La Flûte enchantée de 1791) et les premiers opéras romantiques de Carl Maria von Weber (Freischütz de 1821 et Obéron créé en 1826).
Clés d'écoute de l'opéra
Un sujet post-révolution française
Fidelio est représentatif des idéaux surgis après la révolution française de 1789 auxquels Beethoven adhérait, dans la mouvance qui imprègne toute l'Europe au début du XIXème siècle. Parmi ces idéaux, l'opéra illustre ainsi les thèmes chers au compositeur tels que l'aspiration à la liberté, la volonté de justice, ainsi que le courage et la fidélité illustrés par l'amour conjugal qui donne la force à Léonore de défier l'autorité et de déjouer les plans criminels de Don Pizzaro. L'un des facteurs culturels pouvant expliquer l'engouement pour ces thèmes dans le milieu musical est l'émergence des « opéras à sauvetage » en France puis en Europe, dont les intrigue reposent sur le salut d'un innocent (souvent un prisonnier politique) luttant contre l'oppression au nom des valeurs modernes de liberté, d'égalité et de fraternité. Les « opéras à sauvetage » français ont eu une incidence déterminante sur le choix du sujet du Fidelio lorsque le compositeur a commencé à remplir sa commande pour Schickaneder, le directeur du Theater an der Wien : pour le compositeur, il s'agissait de choisir un thème porteur et dramatique à l'instar de ceux de Chérubini (Lodoïska, Les deux journées), Étienne Méhul (Héléna), Nicolas Dalayrac (Camille ou le souterrain) ou encore Jean-François Le Sueur (La caverne). L'opéra Léonore, ou L'amour conjugal (1798) de Pierre Gaveaux qui a servi de base à Fidelio témoigne ainsi du succès de ce genre au-delà des frontières françaises à travers les adaptations du livret de Jean-Nicolas Bouilly sous la plume de grands compositeurs tels que Simon Mayr, Ferdinand Paër et enfin Beethoven. Par ailleurs, Fidelio emprunte une sonnerie de trompette caractérisée dans l'opéra Héléna (1803) de Méhul, également écrit sur un livret de Bouilly. En ce sens, Fidelio s'inscrit dans ce genre grâce à ces thèmes de liberté et d'égalité nouveaux dans le domaine de l'opéra, mais constitue également les prémisses pour la Neuvième symphonie (1824), dont le célèbre « Hymne à la joie » est composé sur un poème de Schiller.
Fidelio et le paradoxe opératique de Beethoven
Beethoven a souvent été considéré comme un compositeur peu enclin à composer de l'opéra, alors même que sa production comporte plusieurs musiques de scènes – ouvertures, entractes et fragments pour des pièces de théâtre – ainsi que des Lieder, quelques cantates et sa Missa solemnis. Le rapport à la voix a été la difficulté majeure sur l'ensemble de son œuvre, que ce soit pour l'adéquation entre le chant et le texte, pour la souplesse de la ligne vocale par rapport à l'écriture de l'ensemble orchestral, mais surtout pour la structure de ses ouvrages. À ce titre, les remaniements dont Fidelio a fait l'objet en 1806 puis en 1814 concernent principalement l'équilibre et la dynamique dramatiques par rapport à l'action, centrée sur la libération de Florestan par sa femme Léonore. Ainsi, le compositeur a voulu d'une part raccourcir la structure de ses actes (la première version de 1805 était en trois actes, tandis que les deux versions suivantes seront en deux actes), et d'autre part condenser l'intrigue pour plus d'efficacité : ce qui constituait les deux premiers actes dans la première version forment le tout premier acte dans les versions ultérieures.
Si les remaniements de Fidelio avaient pour finalité de resserrer le nœud de l'intrigue, l'opéra de Beethoven élargit les formes traditionnelles des récitatifs, airs, et ensembles pour constituer des scènes aux dimensions plus conséquentes. Fidelio se distancie considérablement de la structure dramatique de la Léonore de Gaveaux en faisant évoluer les structures simples d'airs et de duos vers des ensembles plus larges, y compris dans les révisions du livret de Sonnleithner par von Breuning et Treitschke. L'exemple le plus flagrant en est la succession du duo « Jetzt Schätzen », du trio « Ein Mann ist bald genommen » et du quatuor « Mir ist so wunderbar » situés au début de l'acte I, alors que cette gradation d'ensemble arrive généralement à un moment plus avancé dans l'opéra, à savoir lorsque le drame est déjà noué (différents sentiments et intérêts des personnages). Par rapport à la structure de l'opéra français d'origine (qui était fidèle aux conventions opératiques de l'époque), Beethoven a rallongé le duo initial entre Jaquino et Marzelline pour faire intervenir plus tôt Rocco et surtout Fidelio, dont l'identité et les intentions ne sont pas encore connues. Fidelio s'éloigne ainsi des conventions représentées par l'opéra et le livret d'origine.
Malgré ce paradoxe entre une macro-structure dramatique condensée sur l'ensemble de l'opéra et une micro-structure rallongée au niveau de chaque scène, Fidelio est rentré dans le répertoire et figure comme une des œuvres marquantes dans l'histoire de l'opéra romantique allemand grâce à un traitement harmonique et orchestral novateur. Celui-ci est particulièrement manifeste pour mettre en valeur les deux principaux personnages, comme dans les récitatifs accompagnés et l'orchestration dans les airs de Léonore (« Ach brich noch nicht ... Komm, Hoffnung », acte I) et de Florestan (« Gott ! Welch Dunkel hier … In des Lebens Frühlingstagen », acte II). Bien plus qu'un simple accompagnateur ou soutien vocal, l'orchestre beethovénien anticipe et porte l'expression des personnages à leur paroxysme en intégrant dans le domaine de l'opéra les innovations instrumentales et les couleurs harmoniques modernes du domaine symphonique. Enfin, les quatre ouvertures composées pour cet unique opéra (celles de Léonore I, Léonore II et Fidelio, plus celle composée spécialement pour la représentation à Prague en 1807) témoignent du souci constant de Beethoven pour renouveler l'écriture orchestrale dans une perspective dramatique dès le début de l'opéra. Fidelio est ainsi considéré comme un héritier et un continuateur des opéras de Mozart et préfigure l'émergence d'un genre opératique allemand au cours du XIXe siècle grâce à ses thèmes porteurs des idéaux romantiques.