En Bref
Création de l'opéra
Une longue élaboration
Alban Berg est un compositeur qui prend tout le temps nécessaire à présenter une œuvre travaillée dans ses moindres détails. En 50 années, il n’inscrit que 7 numéros d'opus à son catalogue, auxquels il faut ajouter la Suite Lyrique, le Concerto de chambre, le Concerto pour violon, quelques œuvres vocales ainsi que son deuxième et dernier opéra, Lulu, inachevé. Alban Berg travaille très longtemps à chacune de ses œuvres, à en choisir l’effectif et le thème, à laisser maturer l’écriture, à retravailler ensuite. Wozzeck, opéra d’1h40, occupe 10 années de sa vie (entre 1912 et 1922, avec certes une interruption entre le début de la Première Guerre mondiale et ses permissions de 1917).
Auto-collaboration et réécriture
La répartition traditionnelle entre le compositeur qui se charge de la musique et des paroles rédigées par un librettiste est mise à mal depuis les compositeurs doués pour la plume comme Hector Berlioz et Richard Wagner. Dans cet esprit, Berg opère lui-même un vaste chantier d’adaptation et d’écriture de son livret, en forme de recréation théâtrale : il s’approprie le texte inachevé du dramaturge allemand Georg Büchner, consacré à un fait divers. Le compositeur-librettiste enlève des scènes, en inverse d’autres, ne retenant que ce qui lui semble essentiel à construire un drame. À partir des fragments laissés en désordre, Berg sélectionne alors quinze tableaux qu'il structure pour bâtir trois actes de cinq scènes chacun (donnant même l’impression que l’Opéra vient par-achever le drame).
Drame quotidien, humain, trop humain
Wozzeck est un drame moderne, dans son langage théâtral et musical, réaliste, hanté, brutal et désespéré. L’opéra est la tragédie d’un homme enchaîné, malade, captif, humilié. Büchner et Berg élèvent un quidam à la stature de personnage tragique. Chaque caractère est même un archétype, défini par un statut social (médecin, capitaine), un instrument martial (le tambour), une référence religieuse ironique (l’infidèle Marie), une passion pour la boisson et l’ami Andres. Dans un XXe siècle qui remet en question la pertinence de l’Opéra, forme ancienne d’origine aristocratique, à parler de la société, Wozzeck montre que le drame peut atteindre chaque individu, que la vie est tragédie. Sociale, questionnant l’autorité investie qu’elle soit militaire ou médicale, familiale, religieuse ou morale, l’œuvre créée le 14 décembre 1925 au Staatsoper de Berlin sous la direction d’Erich Kleiber trouve rapidement le succès avant de se voir interdite et déclarée décadente par les nazis dès leur prise de pouvoir.
Clés d'écoute de l'opéra
Un métier assuré
Berg semble forger immédiatement son métier et son esthétique. Dès la période où il apprend la musique avec Schoenberg et avant même de publier son opus 1, il compose cinq sonates pour piano en 1907-08 dans lesquelles il exprime déjà son langage musical : preuve en est, il réutilise le début de sa quatrième sonate comme interlude de l'Acte III de Wozzeck. Berg maîtrise également les formes et écritures classiques et romantiques, son professeur Schoenberg fondant sa révolution musicale sur une connaissance absolue des langages musicaux précédents (le Traité d’harmonie de Schoenberg est ainsi une référence pour l’apprentissage de la musique). Berg peut ainsi enchaîner des accords, maîtriser le mariage des timbres comme dans les plus grands ensembles orchestraux post-romantiques. En outre, il utilise la technique wagnérienne des leitmotivs : des motifs musicaux associés à des personnages, situations et sentiments, qui reviennent au fil de l’opéra.
Le Premier Opéra d’avant-garde
Rompant définitivement avec la répartition classique entre arias et récitatifs, mais aussi entre jeu et chant, Wozzeck fait monter sur les planches d’opéra la technique d’écriture Sprechgesang (“parlé-chanté”) qui dessine un nouveau domaine pour la voix. C’est l’application à la scène de la révolution opérée par Schoenberg dans le Pierrot Lunaire en 1912. Berg utilise également une autre technique de composition élaborée par son maître Schoenberg : la série dodécaphonique (les douze sons de la gamme sont tous joués successivement une fois avant de recommencer une série). Le chant et la tonalité de l’Opéra convoquent la parole (le cri même) et l’atonalité du langage dramatique de la vie. Selon cette esthétique et dans une grande cohérence formelle et musicale, le langage musical s’éloigne de la tonalité à mesure que le héros sombre dans la folie.
De nouveaux orchestres
L’orchestre de fosse est celui d’un opéra romantique, typique de son époque de composition. Certains instruments demandés par Berg montrent toutefois son intérêt pour le travail du timbre, renforçant le drame d’aigus perçants (les 4 flûtes doivent pouvoir jouer le piccolo) et de graves (un trombone basse en plus de sa version alto et des deux ténors). Berg ajoute également le célesta (clavier de lames métalliques au son “céleste”, déjà employé depuis La flûte enchantée de Mozart). À l’orchestre de fosse, Berg adjoint sur scène une fanfare, un orchestre de chambre, des instruments populaires dans la taverne et même un piano droit désaccordé.
Une forme structurée
Berg expliquait volontiers lui-même les ressorts et la construction architecturale de son œuvre, à travers des textes et des conférences publiques. Wozzeck est divisé en trois actes, chacun de ces actes est découpé en cinq scènes et chacune de ces scènes est liée à un thème. Dans le premier acte, Wozzeck est confronté à un lieu et à un personnage dans chaque scène (le Capitaine, Andres, Marie, le Docteur), la 5ème scène introduisant le déséquilibre volontairement puisqu'elle unit Marie et le Tambour-Major dont la relation provoquera le drame. Ces cinq scènes ont cinq formes musicales traditionnelles : Suite, Rhapsodie, Marche Militaire et Berceuse, Passacaille, Andante affettuoso (quasi Rondo). Il en va exactement de même pour le deuxième acte avec les formes Sonate, Fantaisie et fugue, Largo, Scherzo, Rondo. Enfin les cinq scènes du troisième acte sont des Inventions : sur un thème, une note (si♮), un rythme, un hexacorde (échelle de six notes), l’interlude sur une tonalité (ré mineur) menant à la dernière scène sur un rythme de croche.