En Bref
Création de l'opéra
La Belle Hélène d'Offenbach, Meilhac et Halévy : une mythologie inversée
La Belle Hélène est un opéra bouffe en trois actes de Jacques Offenbach (1819-1880) sur un livret de Henri de Meilhac et Ludovic Halévy. Cette première collaboration dans l'élaboration d'une œuvre lyrique est une réussite : la carrière d'Offenbach en tant que compositeur d'opéra commence et dès lors toutes ses productions seront attendues avec impatience par le public parisien. En 1863, Offenbach rencontre les deux dramaturges sur la production de leur comédie boulevard Le Brésilien pour laquelle il écrit des musiques de scène. Séduit par leur écriture et leurs idées, Offenbach propose aux deux auteurs de théâtre de lui écrire le livret d'un opéra bouffe qui tournerait en dérision l'histoire mythologique de l'enlèvement de la Belle Hélène, événement qui déclencha la guerre de Troie. Cette élaboration commune de La Belle Hélène marque le début d'une fructueuse collaboration entre les trois artistes et qui sera marquée par les plus gros succès d'Offenbach comme celui de La vie parisienne (1866), La Grande Duchesse de Gérolstein (1867), La Périchole (1868) ou encore Les Brigands (1869).
Dans La Belle Hélène, les trois auteurs se moquent de la légende en inversant l'histoire et en basculant constamment de la loufoquerie débridée au rêve. En juin 1864, le scénario est ébauché et les librettistes enchaînent sur la rédaction du premier acte. Dès réception de la première partie du texte, Offenbach commence à en écrire la musique qu'il termine le 2 juillet 1864. La suite tardant à venir, Offenbach s'impatiente, mais aucune de ses nombreuses réclamations et réprimandes n'a accéléré la rédaction des dramaturges, et malgré son indignation le compositeur dut se résoudre à travailler à leur rythme. L'opéra est finalement terminé au début d'octobre 1864 alors qu'Offenbach est à Vienne pour superviser la création de plusieurs de ses opéras.
Dans son nouvel opéra, le compositeur imagine un rôle complexe qui rompt totalement avec le type des premiers rôles féminins traditionnels, à la fois du point de vue de la tessiture – la prima donna est une mezzo-soprano – que de la dramaturgie, les chanteurs devant également être de bons acteurs. Offenbach propose ainsi une expressivité nouvelle : une voix de velours sombre et cuivrée qui symbolise un tempérament plus riche et une nature déchirée par des sentiments contradictoires. Dès le début du travail, le compositeur a en tête de faire créer le rôle d'Hélène par la jeune Hortense Schneider (dont il avait fait décoller la carrière dans son théâtre des Bouffes-Parisiens avec Le Violoneux en 1855) dont le timbre et la manière de chanter correspondaient parfaitement à son nouvel idéal, son talent d'actrice pouvant également mettre en valeur la dualité du personnage. Car l'Hélène d'Offenbach, Meilhac et Halevy est victime de la fatalité, du jeu odieux des dieux avec la vie des pauvres mortels. Feignant d'être en constante lutte contre elle-même et son amour adultère pour Pâris, elle sort finalement perdante d'une bataille qu'elle n'a jamais réellement espéré remporter. Le personnage d'Hélène illustre ainsi l'hypocrisie de la société décadente du Second Empire quant aux relations conjugales.
D'abord, intitulé « La prise de Troie » puis « L'enlèvement de la Belle Hélène », c'est sous le nom de La Belle Hélène que l'opéra bouffe fût créé le 17 décembre 1864 au Théâtre des Variétés à Paris (avec dans les rôles-titres les stars de l'époque : Hortense Schneider dans le rôle d'Hélène et José Dupuis en Pâris). La première fut précédée de répétitions houleuses, dues notamment à la mésentente de Schneider avec Léa Silly (qui a créé le rôle travesti d'Oreste), ainsi qu'à un orchestre décevant (seulement 26 musiciens, d'un niveau insuffisant). Le succès auprès du public est cependant immédiat, malgré des critiques qui déplorent une nouvelle caricature des idoles de la mythologie. L'opéra bouffe devient rapidement un succès international et reste à ce jour l'une des œuvres les plus connues du compositeur.
Un nouveau type d'opéra comique : l'opéra bouffe d'Offenbach
Si Offenbach est souvent considéré comme le père de l'opérette française, La Belle Hélène est quant à elle considérée comme la « grammaire de l'opérette », car elle contient tous les ingrédients nécessaires et caractéristiques du genre léger français. Avec cette œuvre, Offenbach devient la vedette du Second Empire et de sa cour jusqu'à la guerre de 1870, où sa double origine juive et allemande l'oblige à quitter brièvement Paris, mettant fin à l'apogée de sa carrière. Mais ce n'est pas sous l'appellation d'opérette que La Belle Hélène a été publiée, mais sous celle d'opéra bouffe, un terme inventé par Offenbach pour désigner les œuvres qu'il écrivait pour son théâtre des Bouffes-Parisiens.
L'opéra bouffe est une catégorie d'opéra comique qui contient des dialogues parlés, mais qui ne traite pas de sujets sérieux. Inspiré par le terme d'opera buffa et non par sa musique et sa dramaturgie, Offenbach voulait désigner par « opéra bouffe » des œuvres plus ambitieuses que ses opérettes tant par leur style musical et par le nombre de protagonistes (caractéristiques qu'il emprunte au genre sérieux), que par la tendance aux intrigues parodiques et satiriques (alors que l'opérette se cantonne à des intrigues sentimentales) et à l'utilisation de mélodrames parlés ou chantés (inspirés par l'opéra comique).
La naissance de l'opéra bouffe ne peut pas être dissociée du contexte qui l'a vu naître et de son public : la vie de l'élite sous Napoléon III, cette société qui a développé un goût prononcé pour le divertissement et les excès en tout genre. Les opéras bouffes d'Offenbach sont issus des observations du compositeur de cette société en déclin, mais le raffinement de sa musique, à la fois pétillante et enivrante, conjugué à un humour sarcastique donna naissance à une œuvre singulière et profonde et qui malgré ses ambitions critiques rencontra un succès extraordinaire. Cette appellation se généralise très vite parmi les compositeurs et désigne des œuvres aux côtés satiriques et immoralistes dont les histoires, sous couvert de distanciation historique, reflétaient souvent la joie de vivre et la décadence de l'élite sous le Second Empire. Le terme est ensuite repris par des compositeurs français pour désigner des opéras dont les sujets étaient plus proches du genre comique et la musique du genre sérieux. Souvent difficile à différencier de l'opérette française, ce genre à mi-chemin entre l'opera seria et l'opéra comique a connu une descendance très honorable, de nombreux compositeurs comme Verdi avec Falstaff en 1893, Stravinsky avec Mavra en 1922 et Poulenc avec Les mamelles de Tirésias en 1947 s'en étant inspiré, sans toutefois en respecter les canons.
Clés d'écoute de l'opéra
Structure dramatique et dramaturgique
À l'écoute, il est indéniable que La Belle Hélène dénote d'une forte affiliation avec l'opéra comique du fait de ses nombreux dialogues parlés ayant pour fonction de faire avancer l'action. Toutefois cet opéra renferme des nouveautés musicodramatiques qui posent les jalons d'un nouveau genre comique. Car dans cet opéra, Offenbach dépasse la formule archaïsante d'une pièce de théâtre assortie de musique où les dialogues ont tendance à avoir plus d'importance que les moments chantés : dans La Belle Hélène, les parties chantées contiennent autant d'intérêt que les parties parlées. Les finale des deux premiers actes démontrent à eux seuls l'ingéniosité d'Offenbach et ses grandes qualités de musicien de théâtre dans la mise en musique avec panache des situations les plus inattendues et les plus absurdes.
S'il utilise des formes classiques comme celui du rondo dans ses airs, cela ne l'empêche pas d'en dépasser les carcans comme dans le « Jugement de Pâris » (acte I) conçu comme un rondo (alternance de couplets avec un refrain) sophistiqué : avec un nombre plus élevé de couplets et des variations sur le refrain (ce qui empêche la monotonie de la forme), ainsi qu'une expression musicale nuancée par rapport au sens du texte. La plus grande caractéristique de la musique d'Offenbach, c'est qu'elle dit tout : elle révèle les non-dits comme dans le duo d'amour où l'orchestre anticipe la volupté de la nuit d'amour bien avant qu'Hélène ne cède aux avances de Pâris. La valse au début de l'acte II annonce quant à elle les valses chantées typiques du répertoire de l'opérette.
Les différents comiques dans La Belle Hélène
La Belle Hélène est construit sur une multitude d'effets comiques qui se manifestent soit dans le texte, soit dans la musique, soit dans les deux à la fois.
Les effets véhiculés par le texte sont de deux ordres : satiriques comme dans le couplet d'Oreste à l'acte I, où le personnage dresse un tableau peu flatteur des mœurs de la jeunesse (tout en laissant entrevoir qu'il s'agit du mode de vie à Paris au temps d'Offenbach) ou de situations issues des traditions du vaudeville (par exemple le roi Ménélas qui surprend sa femme Hélène au lit avec son amant Pâris et qui demande, en vain, réparation).
Il existe par ailleurs deux types de comiques appartenant à la deuxième catégorie d'effets : celui du ridicule sonore (par exemple dans le couplet d'Oreste, acte I, lorsqu'il chante les paroles « Tsing lala, Tsing lala, Oya Kephalè Kephalè, Oh lala ! ») et celui de répétition (si cher à Offenbach) qui consiste à décaler les accents naturels des mots avec ceux de la musique et qui créé des répétitions incongrues et cocasses de syllabes (comme dans le premier finale, « Je suis l'époux de la Reine, Poux de la Reine »).
La dernière catégorie de comique qui allie la musique et le texte peut être soit ironique, soit caricaturale, soit parodique. Il peut en effet être ironique, comme dans l'invocation d'Hélène à Vénus à l'acte II où le mot « cascader » (mot signifiant au sens strict une chute et au sens figuré une perte de la morale) est illustré musicalement par une arpégiation (c'est-à-dire chaque note de l'accord donnée l'une après l'autre) d'un accord instable (c'est-à-dire non résolu par une cadence conclusive). Offenbach fait également l'usage d'un comique de caricature comme dans le finale de l'acte II où il prend un trait saillant du vaudeville (le mari cocufié) et l'exagère jusqu'à l'absurde. Par ce moyen le compositeur fait ressortir les clichés du genre lyrique sérieux par une satire musicale. Enfin, le comique de parodie se base sur une citation ou une allusion musicale comme dans le finale de l'acte I qui constitue un véritable pot-pourri des plus grands clichés du grand opéra italien et français : la répétition d'un texte sans égard à la musique, l'accompagnement musical qui n'a aucune assise dramaturgique ou encore les vocalises qui n'en finissent plus. Autre exemple de ce comique parodique, celui du trio patriotique à l'acte II qui est basé sur la musique du trio patriotique de Rossini dans Guillaume Tell (dont il cite juste assez la musique et le texte pour qu'il soit reconnu) où Offenbach fait une habile fusion entre les formules d'accompagnement typiquement rossinien et de polyphonies vocales plus étoffées.