En Bref
Création de l'opéra
Bien qu'on ne sache pas exactement quand et comment Giuseppe Verdi s'est procuré la pièce espagnole El Trovador (1836) de Garcia Gutiérrez, il semblerait que l'idée de composer Le Trouvère (Il Trovatore en italien) remonte au début de la décennie 1850. En mars 1851, le compositeur propose à Salvatore Cammarano d'adapter la pièce en livret d'opéra, alors que la première représentation de Rigoletto vient d'être donnée à Venise. Mais le librettiste meurt prématurément en juillet 1852 sans avoir pu ajouter quelques scènes demandées par Verdi. Le livret sera complété par Emanuele Bardare, un jeune poète qui avait secondé Cammarano dans ses derniers ouvrages, tandis que Verdi s'attèle à la composition de l'opéra jusqu'en décembre 1852.
Avec le succès acquis avec ses précédents opéras, et en particulier avec Rigoletto (1851), Verdi reçoit de nombreuses propositions de contrat, ce qui lui permet de choisir parmi les plus prestigieuses maisons d'opéras d'Italie pour créer ses opéras. C'est au Teatro Apollo de Rome que la création est programmée le 19 janvier 1853. L'opéra est ovationné lors de sa création et devient un véritable triomphe au fil des nombreuses représentations, dépassant de loin les succès qu'étaient Nabucco, ou le plus récent Rigoletto. Que ce soit en Italie ou à travers le monde, le phénomène gagne de l'ampleur jusqu'à hisser l'opéra comme l'œuvre la plus populaire de Verdi de son vivant. Suivi de près par La Traviata qui sera créée le 6 mars 1853, Il Trovatore s'inscrit ainsi dans la trilogie populaire commencée avec Rigoletto.
L'intrigue du Trouvère, à la fois historique et dramatique, peut à bien des égards être rapprochée des ouvrages lyriques donnés à Paris au milieu du XIXe siècle tels que Les Huguenots de Meyerbeer, qui appartiennent au genre du Grand Opéra français. Verdi a par ailleurs révisé et traduit son ouvrage afin de protéger son œuvre contre le plagiat en France. Composé dès 1856, la version française du Trouvère s'appuie sur une traduction d'Émilien Pacini. Elle intègre un ballet (afin de respecter les conventions opératiques françaises) et le dernier acte est largement remanié. Cette version est représentée à l'Opéra de Paris le 12 janvier 1857. Aujourd'hui, cette version française n'est que rarement jouée.
Clés d'écoute de l'opéra
Genèse du livret
Les deux années écoulées entre la création des deux premiers opéras de la trilogie populaire représentent une période compositionnelle particulièrement dense pour Verdi. À cette période, le compositeur mène de front plusieurs projets : après le succès de Rigoletto en 1851, le Théâtre de la Fenice de Venise lui commande un nouvel opéra qui deviendra La Traviata (1853), tandis que l'Opéra de Paris fait appel au compositeur italien pour Les Vêpres siciliennes (créé en 1855 bien le projet ait été lancé dès 1852). Cette densité des œuvres composées explique la longue maturation du Trouvère (Il Trovatore). La composition de l'opéra s'étend jusqu'au mois de décembre 1852, soit près de deux ans après le début du travail sur le livret. Cette longue maturation du projet s'explique par une élaboration lente du livret, rythmée par les nombreuses requêtes du compositeur dont l'exigence s'est accrue au fil des opéras, et collaborant au plus près avec ses librettistes. Verdi a ainsi demandé à son librettiste d'adopter une fluidité absolue dans la prose pour atténuer autant que possible les ruptures entre les différentes formes (cavatines, ensembles, chœurs, finales) et laisser place à un opéra « d'un seul tenant ». Cependant, cette ambition poétique ne s'est pas complètement réalisée, puisque le compositeur a encore recours aux formes conventionnelles des airs et ensembles dans cet opéra.
Pour Le Trouvère, l'intrigue se divise en quatre actes, portant chacun un titre : « Le duel », « La gitane », « Le fils de la gitane » et « Le supplice ». À travers ces quatre sections s'enchaînent des scènes de grande envergure où les différents personnages, seuls ou accompagnés par le chœur, avec un temps narratif parfois suspendu spécifique aux airs d'amour (« Tacea la notte placida » de Leonora auquel répond le « Tacea la notte » du Comte à l'acte I). Dans sa conception initiale, Verdi voulait confier le premier rôle à la gitane pour qu'elle donne son nom à l'opéra, mais il fit une concession sur cette idée de Bardane (le disciple du librettiste Cammarano) de donner une plus grande importance au rôle de Leonora afin de créer une symétrie entre les rôles principaux masculins (le ténor Manrico et le baryton Comte de Luna) et féminins (la soprano Leonora et la mezzo-soprano Azucena). Le Trouvère relève d'un véritable défi dans l'agencement de la trame narrative : les liens très complexes entre les différents personnages et leur histoire, et en particulier entre la famille du Comte de Luna et celle d'Azucena) explique le recours aux longues analepses, dont la plus importante pour comprendre les enjeux de l'intrigue est le récit d'Azucena du début de l'acte II, racontant le supplice de sa mère (« Stride la vampa »). Les allers-retours entre action présente et événements passés entravent l'appréhension immédiate du drame et ont fait l'objet des rares critiques sur l'opéra.
Vers une nouvelle conception dramatique
Après avoir composé Macbeth (1847), Luisa Miller (1849), Rigoletto (1851) respectivement sur des drames de Shakespeare, Schiller et Victor Hugo, Verdi poursuit sa recherche d'inspiration dramatique chez les grands auteurs qui ont marqué le siècle romantique. Le fait que Verdi puise son inspiration chez Gatiérrez n'est pas anodin, à cette période où le Théâtre espagnol est très en vogue : un autre livret d'opéra sera tiré d'une pièce de ce même dramaturge, Simon Boccanegra (1855), et le compositeur composera La Force du Destin d'après une pièce de Saavedra. À l'instar de Rigoletto, dont le nœud de l'action se concentre sur un père qui souhaite se défaire d'une malédiction profanée à son encontre et venger sa fille, Le Trouvère met cette foi en scène la figure maternelle avec Azucena, hantée par le souvenir du supplice de sa mère et voulant néanmoins garder Manrico auprès d'elle. Ce conflit entre deux amours familiaux trouve son paroxysme dans l'acte II, avec la deuxième partie du récit d'Azucena (« Condottora ell'era in ceppi »), dans lequel le compositeur déploie d'importants accents dramatiques en ayant recours à une écriture vocale au registre élargi et à une orchestration efficace et puissante. Le désir de vengeance de la bohémienne trouve également une résonance dans l'animosité entre le Comte de Luna et Manrico qui s'affrontent dans le trio « Di geloso amor sprezzato » (finale de l'acte I) dont la dynamique théâtrale réside dans la profusion des motifs musicaux.
Pour contraster avec le caractère sombre de l'opéra, le divertissement n'est pas absents du Trouvère, que ce soit à travers le fameux Coro di zigani, le « chœur des gitans » qui ouvre le deuxième acte (non sans rappeler le chœur des gitans de La Traviata), ou encore dans le caractère éminemment bel-cantistique de l'écriture vocale. L'ampleur du lyrisme des phrases vocales se retrouve dans l'air du Comte « Il balen del suo sorriso », qui compte parmi les plus grands airs pour baryton. Par ailleurs, les airs de Leonora s'inscrivent dans la convention formelle des airs de l'opéra italien, construits sur l'enchaînement entre une partie au tempo modéré et lyrique (cavatine) et une partie plus virtuose qui constitue la cabalette. Dans le dernier air de Leonora, la cavatine « D'amor sull'ali rose » et la cabalette « Tu vedrai » (séparés par le « Miserere » du cœur) montrent comment Verdi a assimilé et intégré l'art de la vocalise dans une ligne vocale continue. S'il aspire à un idéal de fusion entre musique et drame comme Wagner du côté germanique ou Meyerbeer du côté français, Verdi n'atteint pas celui-ci par le même biais que ses contemporains et conserve l'identité opératique italienne du bel canto, ce qui en fait l'héritier et le prolongateur des opéras de Rossini, Bellini et Donizetti. Opéra très fort dramatiquement qui porte autant les thèmes de la violence et de l'amour avec un sens du lyrisme et de la violence déjà esquissée dans Rigoletto, Le Trouvère développe encore les dimensions orchestrale et vocale et constitue une étape fondamentale dans l'écriture dramatique chez Verdi.