En Bref
Création de l'opéra
En 1869, le khédive Ismaïl Pacha, vice-Roi d'Égypte, souhaite faire appel à un illustre compositeur, français, allemand ou italien, pour écrire un opéra destiné à inaugurer le nouvel Opéra du Caire. Giuseppe Verdi accepte la commande en 1870. Contrairement à ce qui est couramment affirmé, Aida n'a pas été écrit pour l'inauguration du Canal de Suez en 1869 : le khédive avait certes voulu faire appel au compositeur italien pour cet événement, mais c'était pour composer un hymne inaugural et non un opéra. Verdi déclina l'offre, refusant d'écrire « des morceaux de circonstance ».
Aida est un opéra dont la genèse s'inscrit dans une période mouvementée du XIXe siècle, ère de découvertes archéologiques majeures et de développement économique en Égypte. Mais la création de l'opéra, initialement prévue en 1870, fut retardée par les événements en Europe : les décors et les costumes étaient coincés à Paris, alors assiégée par les armées prussiennes. À la place d'Aida, c'est donc finalement Rigoletto qui inaugura le théâtre lyrique du Caire.
Aida s'inscrit dans un genre opératique proche du Grand opéra, dans la lignée de La Force du Destin (1862) et de Don Carlo (1867). Composé bien avant Otello (1887) et Falstaff (1893), Aida compte parmi les derniers ouvrages lyriques de Verdi, à une période compositionnelle bien moins prolifique que dans les années 1840-1850. Ces trois opéras mettent davantage en avant les enjeux dramatiques historiques et approfondissent la psychologie des personnages. Les intrigues de conspirations, plus sombres, s'éloignent considérablement des ouvrages qui avaient popularisé Verdi au milieu du XIXe siècle.
Aida remporta un grand succès lors de sa création le 24 décembre 1871 à l'Opéra Khédival du Caire. Verdi considéra cependant davantage la première représentation d'Aida en dehors d'Égypte, 8 février 1872 à la Scala de Milan, comme la création effective de l'opéra, avec un véritable public populaire. La salle du Caire ne disposant que 850 places, le public de la première avait en effet été sélectionné parmi les hauts dignitaires et les personnalités éminentes du pays, ce qui déplu au compositeur.
Clés d'écoute de l'opéra
Genèse d'un « livret archéologique »
La recherche d'un sujet original ainsi qu'un exotisme très travaillé font d'Aida un opéra à part dans l'œuvre de Verdi. Le synopsis d'Aida a été créé par Auguste-Édouard Mariette, égyptologue français à la tête du secteur des antiquités du musée du Caire. Ainsi, l'argument proposé par Mariette repose sur plusieurs sources littéraires, dont le Nitetti de Métastase. L'intrigue de l'opéra n'aurait cependant jamais vu le jour sans Camille Du Locle. Directeur de l'Opéra-comique, impresario et librettiste (il avait écrit pour Verdi son précédent ouvrage, Don Carlos), il a joué un rôle décisif en collaborant à la conception de l'argument, et en soumettant à Verdi plusieurs intrigues. Celle de Mariette fut finalement retenue par le compositeur italien. L'authenticité historique est renforcée par le soin méticuleux apporté par Mariette dans la conception des décors, réalisés sur la base des découvertes alors récentes. Un travail a également été réalisé afin que rythme scandé dans les louanges aux dieux soit conforme aux textes anciens.
La conception du livret et l'unité de l'intrigue sont également redevables au compositeur : Verdi demanda plusieurs précisions archéologiques à Mariette, et travailla étroitement avec le poète Antonio Ghislanzoni pour versifier en italien l'argument élaboré par Mariette et Du Locle. Il s'était renseigné sur la musique des Pharaons, et avait même envisagé pendant un temps l'intégration d' « instruments d'époque », ou du moins ce qu'on en savait en 1870. Pour autant, Verdi ne cède pas à un exotisme musical exacerbé : cette inspiration réside plutôt dans les touches discrètes de l'orchestration (timbre des bois et des percussions, effectif intimiste) ou dans l'écriture mélodique du début de l'air « O patria mia » (Aida, acte III). La subtilité de l'écriture orchestrale n'empêche pas d'inclure ces tournures orientales dans les grandes scènes telle que dans l'intervention de la prêtresse dans le deuxième tableau de l'acte I (« Possente Ftha ... Tu che dal nulla »).
Aida un opéra de grandeur
Un compositeur lyrique reconnu, une intrigue à la gloire de l'Égypte antique, de somptueux décors et costumes : tel était l'opéra rêvé par le khédive Ismaël Pacha pour célébrer l'émergence de son pays. Le génie de Verdi réside dans le faste des scènes de cet opéra, qui se manifeste dans les chœurs, renforcés par l'orchestre. En effet, Aida est caractérisé par ces interventions récurrentes et brillantes. La diversité des rôles des choristes (assemblée des prêtres et prêtresses, ministres égyptiens, capitaines et soldats égyptiens, peuple égyptien et enfin esclaves et prisonniers éthiopiens) crée pour le spectateur une impression de grandeur. Le livret insiste par ailleurs le plan dramatique sur le pouvoir des égyptiens. En ce sens, Aida témoigne de l'influence du Grand Opéra Historique français (Robert Le Diable ou Les Huguenots de Meyerbeer, notamment) chez Verdi à travers les grandes scènes de procession : la Marche triomphale de l'acte II (« Gloria all'Egitto, ad Iside ») est une véritable fresque chorale et orchestrale.
Les effets orchestraux font une part belle aux cuivres : trompettes pour leur brillance et leur connotation militaire, trombones et cimbasso pour leurs couleurs sombres. Mais Verdi ne renonce pas à une écriture légère des bois et des cordes pour les passages plus intimistes des airs et duos d'amour. Les airs d'amour solistes se font rares en revanche dans cet opéra où il est moins question du sentiment amoureux individuel que du dilemme entre amour et patrie (le vrai duo d'amour entre Aida et Radamès n'arrive qu'au troisième acte), au profit des ensembles qui reposent sur les tourments et non plus seulement sur la force des passions. Cette tension prend toute son ampleur dans l'écriture harmonique et atteint son paroxysme dans les moments les plus dramatiques : le chromatisme est très présent tout au long de l'acte III et pendant le procès de Radamès au début de l'acte IV.
La richesse de l'écriture orchestrale n'est pas anodine à cette période où Verdi veut se consacrer pleinement à la composition de ses opéras, refusant les commandes qui affluent de toutes parts, pour affiner l'orchestration et l'unité dramatique qui faisaient défaut à ses yeux dans certains de ses précédents ouvrages (il remaniera par exemple le Trouvère durant cette période). Pour Aida en revanche, achevé au cours de l'automne 1870, Verdi eut le temps de remanier l'orchestration pendant un an, jusqu'à la création en décembre 1871. En réunissant la magnificence des défilés du Grand opéra français, une dramaturgie orchestrale chromatique proche des opéras allemands tout en conservant le lyrisme italien du bel canto, Aida opère la synthèse des éléments spécifiques aux trois principaux modes d'expression opératiques nationaux du XIXe siècle.