En Bref
Création de l'opéra
Un opéra historique
Franco Cavalli est le troisième compositeur majeur de l’histoire de l’opéra après son professeur Claudio Monteverdi (1567-1643) et Jacopo Péri (1561-1633). Suite à la mort de Monteverdi, Cavalli est le maître incontesté de l’opéra. Il compose Eligabalo en 1667 en l’honneur des Habsbourg sur une commande de la famille Grimani, patriciens de Venise, en vue du carnaval de 1668 (les vénitiens cherchant à entretenir de bonnes relations avec les Autrichiens pour maintenir leur alliance contre les Turcs).
Lors de sa naissance au tout début du XVIIe siècle, l’opéra est une innovation aristocratique et n’a rien d’un événement public. Les premiers opéras sont composés pour des aristocrates. Ce genre artistique est ainsi né des camerata fiorentina, les chambres des nobles à Florence dans lesquelles les humanistes se rencontraient dès 1573 pour chercher une nouvelle union dramatique entre poésie et musique. Les deux premiers opéras de l’histoire, l’Euridice de Péri et l’Euridice de Caccini sont écrits en 1600 et 1602 pour le mariage d'Henry IV de France et de Marie de Médicis. Le prince Vincenzo Ier de Mantoue commande ensuite à Monteverdi, pour le Théâtre de sa Cour, le troisième et le quatrième opéra de l'histoire : L'Orfeo (1607) à l'occasion du Carnaval et Arianna (1608) en l'honneur des noces du duc héritier Francesco Gonzaga avec la fille du duc de Savoie. Le lien des compositeurs à leur protecteur est tellement puissant, que le nom même de Cavalli n’est en fait pas du tout le sien (il s’appelle Pietro Francesco Caletti-Bruni) mais celui de son protecteur, le noble Frederico Cavalli qui n’a jamais écrit une note de musique.
Dans les années 1640, les opéras de Monteverdi s’ouvrent au grand public dans le cadre du Carnaval de Venise. Les œuvres de l’époque de Cavalli sont ainsi écrites pour une famille aristocratique afin de célébrer un événement dans le contexte d’une célébration publique. Cette œuvre aurait dû tenir une place majeure dans l’histoire de l’opéra. C’est une pièce de la maturité pour Cavalli (son dernier opéra conservé sur les 41 qu'il a composés). Après son professeur Monteverdi, Cavalli est reconnu comme le deuxième dans l’histoire de l’opéra à avoir composé des chefs-d’œuvre reconnus (Ormindo en 1644, Giasone en 1649 et La Calisto en 1651). Lorsque Cavalli s'attèle à Eliogabalo en 1642, il est un musicien triomphant qui rentre d’un séjour de deux années à Paris où il a été invité par le Cardinal Mazarin pour y redonner son Xerse (1655) et pour créer l’Ercole amante dans la Salle des Machines aux Tuileries, construite en vue de cette œuvre et afin de célébrer le mariage de Louis XIV avec Marie Thérèse d'Espagne. Hélas, bien que les répétitions aient été engagées, Eliogabalo n’est pas joué. Cavalli reçoit les 450 ducats qui lui ont été promis par les patriciens Grimani, mais son œuvre est oubliée et ne sera redécouverte qu’après plus de trois siècles de silence. C’est un affront pour Cavalli, son opéra étant remplacé par un autre Eligabalo, composé par un jeune compositeur de 27 ans nommé Giovanni Antonio Boretti, dont ce n’est que le troisième opus. Ce dernier l’emporte par une certaine facilité : ajoutant une lieto fine (un happy ending en somme où Eliogabalo se repend et gouverne avec son frère, le vertueux Sévère) et multipliant les airs (ce qui confirme d’ailleurs l’évolution de l’opéra qui suit le goût du public).
Une œuvre ressuscitée
Eliogabalo est ressuscitée en 1999 dans la ville natale de Cavalli, à l’occasion de l’inauguration du Teatro San Domenico de Crema, sous la direction de Roberto Solci et dans une mise en scène de Secondo Pozzali. Il est ensuite donné à La Monnaie en 2004 par René Jacobs. Sa création américaine a lieu en 2007 au Festival musical d’Aspen (Colorado) sous la direction de Jane Glover. L’œuvre est dirigée par James Marvel en 2013 avec le Gotham Chamber Opera dans une discothèque de Manhattan. L’Opéra de Paris ouvre sa saison 2016/17 au Palais Garnier avec Eliogabalo qui marque également les débuts de Leonardo García Alarcón à la direction, du contre-ténor Franco Fagioli dans le rôle-titre et de Thomas Jolly comme metteur en scène.
Le destin d’Eliogabalo est comparable à d’autre opus de Cavalli. Son Masenzio qui devait être joué lors de la saison 1672-1673 est remplacé à la dernière minute par une autre œuvre sur le même thème du jeune compositeur Sartorio. Masenzio a disparu mais une autre œuvre de Cavalli a connu une résurrection : La Calisto composée en 1651 et abandonnée après 11 représentations ne revient sur scène qu'en 1970 à Glyndebourne grâce au travail d'édition et de direction de Raymond Leppard.
Qu’un opéra d’un compositeur reconnu puisse disparaître et qu’il soit ressuscité des siècles après prouve que la place de l’opéra et son mode de consommation ont bien changé : jusqu’au XXe siècle, un opéra chasse l’autre et le public s’intéresse aux nouveautés. De fait, les opéras ne sont pas imprimés (ce qui coûterait une fortune chez des imprimeurs qui cherchent encore à améliorer l’impression de textes, sans parler de graver de la musique). Les opéras de l’époque ne subsistent ainsi que sous la forme de manuscrits plus ou moins complets (L’Orfeo de Monteverdi, publié dès 1609 fait figure de remarquable exception). La notion de répertoire est récente. Quant à l’idée de ressusciter une œuvre oubliée, elle ne date que des années 1960.
Clés d'écoute de l'opéra
Une musique innovante
L’œuvre de Cavalli est une transition entre l’intimité expressive du drame de Monteverdi et l’opéra aux vastes proportions qui se développera dans la première moitié du XVIIIe siècle, notamment avec Haendel. Comme Monteverdi, Cavalli construit des spectacles complets, cohérents, aux enchaînement souples et dictés par le drame. Ses opéras ont certes les arias et récitatifs qui trancheront les œuvres des compositeurs ultérieurs, mais il multiplie des formes intermédiaires nommées arioso. Dramatiquement, il enchaîne aussi le tragique avec le désopilant, jouant sur la richesse de l'orchestre et par un chant souple fait de vocalises et de trilles. Eliogabalo est écrit pour un très petit effectif (deux violons, une viole de gambe grave nommée violone, un clavecin et deux luths) mais cette modestie instrumentale s’explique par des contraintes budgétaires imposées à un compositeur en fin de carrière. En effet, dès qu’il en a les moyens comme avec Ercole amante, Cavalli emploie 40 instrumentistes, 10 chanteurs, un grand chœur et des danseurs. Il se sert tout aussi allègrement des grandes machines de mise en scène aux Tuileries ou à Venise, plus proche en cela de la tragédie lyrique française du XVIIIe siècle que de l’économie de moyens de ses prédécesseurs.
Une soif de scandale
Venise est une république, ce qui signifie notamment que l’Église et l’État y sont séparés. Cela autorise à mettre en scène des sujets qui seraient immédiatement mis à l’index dans le reste de l’Europe. La figure principale de personnage qui émoustille les vénitiens à l’époque est l’Eroe effeminato (héros efféminé). Gouverné par ses pulsions sensuelles, il entraîne par son incurie tyrannique la chute de son royaume. L’empereur romain auquel cet opéra est consacré en est une figure modèle. Né en 203 sous le nom de Varius Avitus Bassianus il impose le culte qui est voué au Dieu solaire Élégabal dans sa ville natale d’Émèse en Syrie, lorsqu'il devient empereur et roi-prêtre de Rome à 15 ans. Il est assassiné à 18 ans par des renégats de la garde prétorienne sur l'ordre de sa grand-mère Julia Maesa puis remplacé par son cousin Sévère. Les scandales que connurent Tosca (à cause d’une scène de torture et de meurtre) ou Pelléas (à cause d’un enfant espionnant des ébats amoureux), paraissent bien exagérés comparés à l’histoire d’Eligabalo, dont les frasques n’ont rien à envier à Caligula ou Néron (qui est d’ailleurs au centre du dernier opéra de Monteverdi Le Couronnement de Poppée en 1642).