Don Giovanni à Versailles : retour aux origines
Ivan Alexandre livrait ce mardi le second volet de la trilogie Mozart-da Ponte : après Les Noces l’an dernier, et avant Cosi l’an prochain, c’est donc Don Giovanni qui hantait l’Opéra royal de Versailles. Un même décor unit cette triple production, qui trouve également une continuité dans les costumes. Pour l’occasion, la production convoquait le duo maléfique déjà à l’œuvre dans la version de Don Giovanni du Théâtre des Champs-Elysées (début décembre : lire notre compte-rendu) : Jean-Sébastien Bou (dont vous pouvez lire l’interview ici) et Robert Gleadow. Leurs personnages étant ici radicalement différents, leur interprétation l’est également. Le premier n’est plus le séducteur élégant d’alors : son Don Giovanni n’est autre que le Cherubino assoiffé d’amour des Noces devenu grand. Sauvage (il goûte son propre sang lorsque Donna Anna l’égratigne de la pointe d’une épée), il court ici derrière l’idée de la femme plus que derrière la femme elle-même qu’il ne regarde même pas, les yeux fixés vers le premier balcon, comme le ferait le tragédien, plongé dans une contemplation extatique. L’élégance vocale est en revanche encore accentuée : le baryton séduit ainsi Zerlina dans un récitatif pris pianissimo sur un tempo lent, dans un intense murmure auquel la demoiselle se joint pour le célébrissime La ci darem la mano. De la même manière, le Deh vieni alla finestra, montre une subtilité et une mélancolie saisissantes et démontre une grande maîtrise de son instrument. Si le chanteur offre un jeu engagé, comme dans son Finch'han dal vino (l’air du champagne) dans lequel il fait trembler les tréteaux du décor, cela se fait pourtant parfois au détriment de la qualité de sa projection.
Jean-Sébastien Bou dans Don Giovanni (© Mats Bäcker)
De son côté, Robert Gleadow offre une prestation éclatante et éloquente en face sombre du Figaro des Noces. Virevoltant en tous sens, il offre une débauche d’énergie et se met littéralement à nu pour exhiber à Donna Elvira la liste des conquêtes de son maître, qui se trouve tatouée sur son corps. Sa voix généreuse déploie un vibrato très court et une belle amplitude dans les graves. Il parvient à tenir ses notes dans un souffle puissant et maîtrisé et à assumer sans trembler les passages dans lesquels le débit de parole est très rapide.
Robert Gleadow et Léa Trommenschlager dans Don Giovanni à Drottningohlm (© Mats Bäcker)
La scénographie d’Antoine Fontaine consiste en un théâtre de tréteaux, rappelant ceux qui étaient utilisés du temps de Mozart pour faire tourner les œuvres de ville en ville. De part et d’autre, des tables de maquillage figurent les coulisses dans lesquelles les chanteurs se préparent à vue lorsque le public entre dans la salle. Cette mise en abyme, qui permet d’opposer un espace de sincérité à un espace de représentation (où les armes sont en bois), se concrétise au début de l’acte II, au moment de la dispute qui oppose Don Giovanni à Leporello : ce dernier quitte alors son costume d’époque pour des vêtements modernes, se proposant ainsi de quitter le conte pour rejoindre la réalité. À la fin de l’opéra, les protagonistes, qui avaient déjà pointé le public du doigt durant le final du premier acte, déploient, en accusant les spectateurs, une banderole affichant la morale de l’opéra : « Telle est la fin de celui qui fait le mal ».
Don Giovanni par Ivan Alexandre à Drottningholm (© Mats Bäcker)
Se proposant de mener la soirée « à un train d’enfer » selon le programme de salle, Marc Minkowski vient saluer le public au début du spectacle, puis se retourne vers son orchestre, marquant le départ dans un même mouvement, ne laissant ensuite aucun répit. Les fameux accords ouvrant l’œuvre manquent de tranchant : c’est donc de la voix que le chef harangue son orchestre qui se reprend aussitôt pour offrir par la suite une partition subtile et rythmée, parfois appesantie, parfois pesante, souvent fougueuse. Minkowski garde son habituelle expressivité, mettant ses mains en prière pour encourager ses instrumentistes à produire la plus grande subtilité. Il mime une ligne plate dans les airs pour que les chanteurs adoptent une voix droite et martiale. Il règle les ensembles au cordeau, obtenant des chanteurs dans la majorité des cas (et notamment pour le quatuor d’entrée) un équilibre parfait des voix dans une rigueur rythmique implacable.
Marie-Adeline Henry dans Don Giovanni à Bastille (© Vincent Pontet)
Marie-Adeline Henry campe une Elvira convaincante, elle qui a chanté ce rôle à Bastille. Sa voix moelleuse se courbe vers de sombres graves joliment projetés dans un phrasé variant subtilement les nuances d’une syllabe à l’autre. Elle présente au public au premier acte un air ayant été coupé par Mozart dans la version de Vienne (la plus souvent donnée), et qui s’avère être une belle découverte.
Chiara Skerath dans Don Giovanni (© Mats Bäcker)
La pétillante Chiara Skerath ne chôme pas : elle rejoint entre deux représentations de Trompe-la-mort au Palais Garnier (lire ici notre compte-rendu) les ors de Versailles pour chanter Zerlina dans cette production. Une croix sur la poitrine, elle se montre renfrognée vis-à-vis de son amant et peu résistante envers Don Giovanni. Vocalement, elle affiche une voix riche, au legato magnifique. Si les graves sont parfois difficilement émis, elle offre de beaux moments, comme le « andiam » de son duo avec le séducteur, qu’elle prononce dans le léger filet d'une voix vibrante, ou dans son air du premier acte dans lequel elle convoque un large éventail de nuances, accompagnée par un violoncelle poignant, venu s’installer pour ce numéro au centre de la fosse, à la place dévolue au chef d’orchestre. C’est ensuite par la variation des textures vocales qu’elle impressionne dans son second air. Son Masetto est chanté par un brillant Callum Thorpe (récemment entendu dans Le Retour d’Ulysse au TCE), qui interprète également le Commandeur. Sonore et profond, il sait nuancer son chant, comme au moment de la mort de ce second personnage, où il livre un moment suspendu, bien suivi par ses partenaires qui chantent à mi-voix pour ne pas le couvrir.
Jean-Sébastien Bou et Robert Gleadow dans Don Giovanni (© Mats Bäcker)
Le couple Donna Anna et Don Ottavio, en retrait dans cette production, n’en est pas moins joliment chanté. La première emprunte la voix d’Ana Maria Labin, très colorée et voltigeant dans des vocalises agiles. Son phrasé reflète la sourde violence de son personnage. Don Ottavio, amputé de son premier air, est chanté par Fabio Trümpy d’une voix homogène et claire, au vibrato régulier, y compris aux confins de ses tenues de notes. L’esprit de troupe qui émane de ces interprètes irradie la réalité autant que son reflet fictionnel, pour le plus grand plaisir d’un public conquis.