Salomé à Strasbourg : Olivier Py nous fait perdre la tête
Tandis que le public s'installe encore et que la fosse grouille des difficiles traits que les instrumentistes répètent bien avant le lever du rideau, un éphèbe brun en cache-sexe s'installe sur scène tel un modèle sculptural. Trois femmes dénudées flottant dans de longs voiles noirs transparents recouvrent cet Ange de la mort de peinture et de plumes rouges. Ce démon angélique, premier leitmotiv d'une mise en scène aussi puissante que cohérente, reviendra au fil de l’œuvre, attiré par l’odeur du crime, accompagnant les personnages à trépas avant de prendre ses ordres de Salomé pour descendre en fosse d’orchestre, puis en coulisse, décapiter Jean-Baptiste.
Salomé par Olivier Py (© Klara Beck)
Le génie de cette mise en scène s’appuie sur des décors spectaculaires de puissance visuelle et d’expressivité dramaturgique (hommage sans réserve doit être rendu aux ateliers de fabrication de décors de l’Opéra national du Rhin à la Meinau). Les véritables tableaux de Pierre-André Weitz (qui signe également les costumes et qui n’aura jamais autant mérité le titre de “scénographe”) ne font pas qu’illustrer différentes scènes, ils s’enchaînent selon le principe fondateur de cette œuvre, l’acmé de la danse des sept voiles. En effet, si le plateau entièrement noir ne semble d'abord pas payer de mine avec son mur de fond de scène en brique et même une issue de secours verte ainsi qu’un extincteur rouge, le spectateur est littéralement soufflé lorsque ce mur s’effondre vers lui. Tombant, la paroi fait surgir une jungle luxuriante en trois dimensions, exactement comme ces livres pour enfants qui déploient des constructions spectaculaires lorsqu’on en tourne les pages. Le décor dévoilera donc sept tableaux, comme les sept voiles de Salomé et sept lieux iconiques qui transportent la scène aux quatre coins du drame : plateau noir, jungle, ville aux gratte-ciels sanglants, montagnes enneigées dans lesquelles les danseurs et danseuses se dénudent entièrement (mais ont la bonne idée de se caresser pour se réchauffer mutuellement), Cathédrale, flammes de l’Enfer. S’écroulant, le mur projette un courant d’air dans le théâtre et fait voler vers le public les billets de banque jonchés sur le plateau ou bien les flocons tombant du ciel (les spectateurs de l’Opéra du Rhin se retrouvent alors à l’intérieur d’une boule à neige secouée).
Enfin, un escalier s'érige avec pour marches les tableaux chus superposés. L'Ange et Salomé le gravissent tandis que chacun reste pétrifié au sol par cette scène de Folie. Lui s'effondre à mi-chemin (symbole de l'Ange éternellement déchu, supplicié dans la médiocrité humaine). Salomé triomphante de folie profite de son ascension pour accrocher la tête de Jean-Baptiste à un câble et la faire balancer vers le public. Elle atteindra le sommet des marches mais, comme le proclame la maxime romaine, du Capitole à la roche Tarpéienne il n'y a qu'un pas et elle tombe dans les flammes de l'Enfer derrière l'escalier, en croyant gravir l'ultime marche. Les étoiles du fond de plateau scintillent en formant les mots de Nietzsche "Gott ist tot" : Dieu est mort, Olivier Py est bien vivant.
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Hérode) et Helena Juntunen (Salomé) par Olivier Py (© Klara Beck)
Helena Juntunen est une Salomé mutine et sensuelle, actrice de cabaret en peignoir. Sa voix soprano est dominée par un vibrato, sans doute le plus rapide qu’il soit possible d’imaginer. Abaissant systématiquement le menton, elle soulève ainsi fort commodément le voile du palais, ce qui permet d’atteindre de clairs aigus mais impose un plancher dans la descente grave ainsi que pour le volume sonore. De fait, cette Salomé manque de la puissance, mais surtout de l’épaisseur vocale indispensable à complémenter le très riche orchestre et l’harmonie opulente de Richard Strauss (ce que la lyricographie passée très mozartienne de la soprano pouvait déjà laisser craindre). Toutefois, elle vise à compenser en appuyant la parole jouée dans les graves et les projections vers l’aigu. Mais, au-delà de tout, elle est au rendez-vous du passage clé de l’opéra : la danse sensuelle qui lui accorde la tête de Jean-Baptiste. Soulevée par le désir et les danseurs, prêtresse tribale possédée, elle fait tourner les têtes et les hommes autour d’elle. Cette bacchanale redonne même à sa voix une énergie inespérée, des aigus affûtés et certains graves glaçant (bien que les notes au bas du registre lui restent toutefois inaccessibles).
Salomé par Olivier Py (© Klara Beck)
La sombre voix tonnante du baryton Robert Bork fait déjà entendre les supplices de Jochanaan (Jean-Baptiste) depuis ses geôles en coulisses. Son vibrato lent, au spectre immensément large projette aisément la voix dans le théâtre mais entrecoupe la ligne, lui donnant les tranchants de la hache qui le décapitera. Cette voix devient fort appréciable dans deux cas extrêmes, opposés : lorsqu’elle s’adoucit dans les phrases allégées puisque le vibrato s’atténue et, au contraire, dans les passages fortissimo où le vibrato va de pair avec le volume et l’amplitude.
Ténor Wagnérien, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke présente Hérode en Roi de Judée impliqué et hagard. Ballotté par les événements, son désir pour Salomé et son inquiétude devant sa folie, il semble s’étonner des différents éléments du plateau, tandis qu’il enchaîne les déplacements demandés par la mise en scène. Son épouse Hérodiade a la véritable voix de cantatrice signée Susan Maclean, très travaillée, placée, noble, ronde et sourde.
Le chant ténor de Julien Behr en Narraboth est d'emblée appuyé sur un riche soutien, vibrant, rayonnant bien que tendu et pincé dans l'aigu. Comme son personnage, toujours pistolet en main, marchant inexorablement au suicide, sa voix perd de son énergie et serre au fur et à mesure de ses interventions. Lui répond le page d’Hérodiade, Yael Raanan Vandor, contralto d'une longue voix emplie de souffle, au timbre grave mais peu sonore, passant sans transition à un registre de tête soulevé.
Premier Soldat baryton, Jean-Gabriel Saint-Martin donne à sa ligne de chant -bien que droite- une sonorité ample, une maîtrise de la couverture aiguë ainsi qu’une continuité digne de la mélodie infinie de Wagner (qui a tant inspiré Strauss). Hélas, le second Soldat baryton-basse, Sévag Tachdjian peine à être aussi audible.
Olivier Py métamorphose les cinq juifs de l’histoire en une bande œcuménique de cinq religions qui traverse ponctuellement le plateau, pressés de s’éloigner des tentations, prenant bien garde de ne pas croiser les corps dénudés et les esprits fous. Dans la scène qui leur donne voix au chapitre, ils enchaînent leurs prestations aussi variées que leurs cultes : le rabbin avec frénésie, l’avocat (nouvelle religion moderne) malicieux, le pope orthodoxe pompeux, le cardinal jetant la voix et l'Imam les conciliant de son intonation grave (respectivement Andreas Jaeggi, Mark Van Arsdale, Peter Kirk, Diego Godoy et Nathanaël Tavernier).
Helena Juntunen (Salomé) par Olivier Py (© Klara Beck)
Autre personnage à part entière de cette production : un Christ à taille humaine est mené à travers le plateau, de long en large mais aussi en altitude. Chaque acteur interagit avec l’imposant crucifix, le révère, le prie, l’allonge sur un lit, lui crache au visage, l’élève dans les airs et le fait tournoyer, pendu par les pieds, avant qu’il ne soit recueilli à l’image des sublimes tableaux immortalisant la Descente de Croix.
Autre ensemble de personnages éblouissants : les danseurs qui se projettent en apesanteur et en caresses. Leur talent fera même maudire un certain rituel de l’Opéra qu’il serait bon d’abandonner dans ces circonstances : les danseurs n’ont pas le droit aux saluts en avant-scène (privilège réservé aux chanteurs), alors qu’ils accomplissent des exploits bien plus remarquables que certains rôles chantés.
Enfin, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg atteint lui aussi à la haute dignité et à la qualité incontestable de Personnage dramatique. Composant tour à tour la gigantesque palette des couleurs Straussiennes, envoûtant, éblouissant, étourdissant, terrifiant. La direction de Constantin Trinks offre un univers sonore, jovial dans les danses aériennes du désir, orientalisant de bois pincés et de percussions rebondissantes, avant une douceur bouleversante dans les lignes s’élevant vers l’aigu, digne du Tristan de Wagner.
La parole est à vous, pour partager dans les commentaires vos avis sur le travail d'Olivier Py ou d'autres questions soulevées par cet opéra.