À Genève, Idoménée tisse les liens du chant et de la danse
Sidi Larbi Cherkaoui signe la chorégraphie et la mise en scène de ce spectacle soulignant combien la mythologie demeure contemporaine (et combien les antiques guerres de pouvoir, dont celle de Troie, sont aussi des échos aux conflits qui aujourd’hui encore continuent de troubler l’histoire moderne). Lui, l’homme du mouvement, Directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève, en est persuadé : entre la tragédie grecque et le monde tourmenté d’aujourd’hui, des liens peuvent assurément être noués, et d’ailleurs au sens littéral du terme. Ainsi, dans son souhait de donner ou de rendre à ce nouvel Idomeneo genevois un propos moderne, ou en tout cas atemporel, le chorégraphe déjà rompu à la mise en scène d’œuvres lyriques (dont un remarqué Pelléas et Mélisande in loco), fait-il ici appel aux talents de Chiharu Shiota pour sa scénographie. Connue pour son travail autour des matières tissées, la plasticienne japonaise a sa conception toute personnelle du lien. Le lien entre les époques, entre les êtres et les âmes déchirées, ici matérialisé par ces éléments qui constituent la base du contexte et du décor : des fils et des cordes.
Retrouvez, comme toujours sur Ôlyrix, le synopsis de cet opus, comme pour tout l'Opéra
Descendues des cintres, enchevêtrées sur scène, secouées de cour à jardin pour figurer une nature qui se déchaîne et des flots devenus incontrôlables : ces liens sont l’authentique fil conducteur scénique de ce spectacle où, renforcées par les vives et minutieuses lumières de Michael Bauer, les cordes permettent aussi de dessiner des fenêtres et des escaliers, de suggérer un temple, et même de matérialiser un sablier façon vortex (symbole de la course folle du temps, que même le volcanique Neptune ne peut maîtriser).
Il y a aussi cet assemblage d’abord énigmatique et franchement abstrait, formé d’un entrelacs d’arceaux virevoltants, et qui demande quelque instant avant de saisir qu’il s’agit là du fameux monstre marin envoyé par Neptune. Reste que, globalement, les effets visuels ainsi produits, dominés par un rouge sang, sont captivants, conférant sa fantasmagorie et féerie au propos déjà légendaire également servi par les costumes fort à propos d’un fameux nom de la haute couture japonaise, Yuima Nakazato. Des habits d’où se distinguent deux partis-pris : celui de marquer clairement la distinction entre Crétois et Troyens, usant de robes et capes aux teintes bleutées pour les premiers, et blanches (mais bientôt rougies par le sang) pour les seconds. Celui aussi de marquer le côté androgyne d’Idamante (qu’une robe à plumes rapproche malgré tout d’une figure féminine), fidèlement au souhait du metteur en scène d’abolir la « délimitation des genres ».
Une direction d’acteurs réglée au cordeau
Et s’il y a donc profusion de cordes, cordes pour unir, retenir et même malmener les corps, le lien se trouve aussi matérialisé par la danse omniprésente. Si les danseurs du Ballet maison et de la compagnie Eastman (celle du metteur en scène) sont à ce titre largement mobilisés, entre cabrioles et figures de breakdance proches du contorsionnisme, les chanteurs eux-mêmes doivent aussi donner dans le mouvement des corps, la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui entendant se faire le prolongement de leurs états d’esprits et tourments intérieurs, comme si âmes et membres étaient unis par un lien invisible. En résultent des gestes tout en emphase et expressivité, un bras violemment projeté pour dire la colère, une main sur le visage pour exprimer la tristesse, et toujours des mouvements qui visent au plus juste dans un spectacle où, précisément, le mouvement se fait permanent quitte à se faire par instants très mécanique (ainsi de ce quatuor de l’acte III où l’émotion émanant de ce sommet d’esthétique mozartienne appellerait sans doute davantage de naturel dans les déplacements de personnages, qui à tout le moins respectent à la lettre une direction d’acteurs réglée au millimètre).
Le geste pour dire et exprimer, donc, mais le geste vocal évidemment aussi. Pour sa prise de rôle, Lea Desandre se montre aussi à l’aise dans l’exercice de la danse (un art qu’elle a longtemps pratiqué) que dans celui de l’éloquence chantée, conférant à son Idamante tout ce qu’il faut de noblesse d’émission, de pureté de ligne et de sensibilité mozartienne dans le phrasé. Un prince qui vient aussi bien illustrer la tendresse (envers son père) que le courage (face au monstre), mais qui, dans un finale étonnant (car transformé), se voit sacrifié par la figure paternelle au côté de son amante Ilia.
Ilia, princesse de Troie, est ici portée par Giulia Semenzato, dont le suave soprano cherche moins l’implacable sonorité que la démultiplication des couleurs, avec un attrait naturel pour des aigus où la voix gagne en rondeur et relief.
Le rôle d’Elettra est confié à la valeureuse Federica Lombardi, donnant moins dans la froide colère que dans une forme de fatalisme face à l’indifférence d’Idamante. Les changements de registre sont parfois heurtés lorsqu’il s’agit de s’écarter d’un médium plutôt charnu, mais la voix sait toujours se faire vibrante et expressive.
Dans le rôle-titre, Bernard Richter (remplaçant Stanislas de Barbeyrac, souffrant) sert les intérêts d’un personnage autoritaire sans être despote, lui qui incarne ici, à en croire l’intention scénique, ces hommes de pouvoir qui ne sont pas prêts à le céder. Avec son ténor ample et assuré, et sa ligne de chant dont la noblesse parvient à effacer quelques scories dans les aigus, il s'acquitte de son royal rôle avec un indéniable investissement scénique.
En Arbace, Omar Mancini laisse entendre un timbre quelque peu nasal qui n’enlève rien à la musicalité d’un ample outil de ténor qui parvient à toucher juste dans son grand air de l’acte III. Luca Bernard prête un ténor vif et juvénile au rôle du Grand prêtre de Neptune, quand William Meinert use d’une imposante voix de basse (ici amplifiée) pour camper un Oracle surgi des ténèbres.
À la tête d’une phalange composée de musiciens de sa Cappella Mediterranea et de l’Orchestre de Chambre de Genève, Leonardo García Alarcón (déjà aux manettes lors des deux derniers opéras-ballets donnés in loco), dont les gestes énergiques s’adressent tant aux musiciens et chanteurs qu’aux danseurs, imprime un rythme toujours soutenu et dessine des contrastes toujours bien creusés, obtenant notamment de ses cordes une constante éloquence sonore. Quant au Chœur du Grand Théâtre de Genève, ici largement sollicité, il se fait toujours impeccable et saisissant d’homogénéité, contribuant lui aussi à la réussite d’une production largement applaudie par le public.