Les Pêcheurs de perles à Saint-Étienne, contraste sur toute la ligne
Après Thomas (Hamlet), après Grétry (Andromaque), après Gounod (La Nonne sanglante), pour ne citer que ces quelques opus plus rares, l’Opéra de Saint-Étienne continue à tracer un sillon fidèle au répertoire français, comme en atteste cette nouvelle production des Pêcheurs de perles de Bizet. Bien des metteurs en scène s’y attellent, à renfort de couleurs et de vêtements idoines, à appuyer le côté exotique et dépaysant. Mais là n’est pas le choix de Laurent Fréchuret, dont les Pêcheurs sont avant tout dotés d’une ligne... de fuite, avec une scène ouverte à de multiples expressions artistiques, celle du chant bien évidemment, mais pas seulement.
Souhaitant décrire un environnement « onirique », l’espace scénique est dominé par une ambiance très « industrielle » privée de toute lumière naturelle, bien loin des plages brûlées par le soleil du Ceylan. La scénographie de Bruno de Lavenère, qui évoquerait presque Germinal, se structure d’abord en lits de camps et chaises grisonnantes, quand ensuite se déploie une structure métallique qui sera autant un cocon pour les amoureux retrouvés qu’une cage où les deux tourtereaux seront finalement confondus.
Les abords de la scène voient eux se dresser de hautes et sombres parois qui délimitent moins un village de pêcheurs qu’un repaire de mineurs sans issue possible, avec des panières suspendues descendant du plafond et des ouvriers vêtus de bleus de travail usés par le temps et par l’effort. Ainsi les costumes du même Bruno de Lavenère contribuent-ils aussi à s’éloigner d’une atmosphère de grands rivages : ici, point de turbans et de tenues aux couleurs safranées, mais des habits de labeur, marcels, vestes, pantalons et longs manteaux. Seule la robe d’un pourpre éclatant de Leïla, façon hologramme surgi de nulle part, donne dans des couleurs bien plus vives, les lumières de Laurent Castaingt servant idéalement des jeux de contrastes et d’ombre ici travaillés avec des soins aussi inspirés que millimétrés.
Une performance de live painting
Mais puisque cette mise en scène veut aussi donner dans « l’hybride » et dans « l’étrangeté de situations », voici aussi qu’il est fait usage de la vidéo et de la peinture. La première n’est employée que furtivement, au début de l’œuvre, pour procéder d’un transfert autant que d’une allégorie : les travailleurs des souterrains, sur scène, ne chassent pas seuls les « esprits méchants ». Visibles sur les images diffusées sur une vaste toile, des populations traditionnelles de l’océan indien participent aussi du rituel, visages au teint hâlé et corps dansant frénétiquement autour de brasiers. Une manière sans doute de signifier que, dans cet environnement d’obscurité, des rivages ensoleillés ne pouvaient être qu’à l’image de cet espoir d’éloigner le mauvais sort : utopie et pure fiction.
Bien réelle est en revanche la performance de live painting réalisée tout au long du spectacle par l’artiste stéphanois Franck Chalendard. Un peintre qui prend pour toile les noires cloisons délimitant la scène, y dessinant une fresque géante teintée de Basquiat, de Pollock, et de Chalendard surtout. Peut-être pour faire de l’art dans l’art... ou suggérer, au fond, que cette histoire d’amours contrariées ne serait qu’une péripétie parmi d’autres dans nos quartiers urbanisés façon West Side Story d’un nouveau genre... ou parce que l’œuvre, après tout, ne vise qu’à faire une peinture du genre humain (et ce avec ce qu’il faut de tourments, de ruse, de trahisons, ce qui expliquerait la présence d’un renard en fond de scène, animal dont la symbolique est précisément associée à ces notions de ruse et de mensonge)...
Une chose est sûre : si longtemps les questions demeurent quant au but recherché par ce recours à un peintre aussi talentueux soit-il (tout comme interroge cette explication du metteur en scène, qui dit vouloir « faire l’expérience d’habiter un opéra »), le procédé, esthétiquement, fait mouche lorsque survient l’incendie final. Jusque là nichés dans l’ombre, les dessins géants se trouvent alors baignés d’une vive lumière venant donner une teinte d’autant plus vive et colorée à des flammes qui, pour les deux amoureux, seront synonymes de vie nouvelle après s’être engouffrés dans une brèche soudain ouverte dans ce décor de volcan se refusant longtemps à l’éruption.
Une éruption, sonore en l’espèce, qui survient bien plus rapidement sur une scène où Catherine Trottmann incarne Leïla, par sa voix au timbre lumineux d'abord, avec son émission lustrée par un soyeux vibrato et ces manières de chercher, non le son le plus percutant, mais l’émotion la plus pure. Par son jeu aussi, tout en gestuelle retenue, visant à dépeindre une femme fragile, d’apparence séraphique, rongée par le devoir de respecter un serment et le désir de céder à ses sentiments "coupables". Lesquels finissent par triompher, lui offrant de partir avec son Nadir porté par Kevin Amiel donnant dans le même registre : de la conviction dans le jeu, et cette manière de s’imprégner des tourments de son personnage sans tomber dans un pathos trop poussé. Sa voix de ténor assurée frétille de timbre, vaillante dans les aigus, d’une musicalité qui sert les intérêts émotionnels de l’incontournable romance.
Le Zurga de Philippe-Nicolas Martin installe pleinement ses manières virulentes (de repousser des rangées de chaises pour montrer sa colère), et sa voix au grain nourri de matières sonores et charnues. Frédéric Caton se distingue lui en Nourabad par sa prestance d’émission, avec un instrument au medium infaillible déployant toute sa largeur sur une ligne de chant à la qualité toujours constante.
À la tête de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, Guillaume Tourniaire dicte à ses pupitres un tempo plein d’allant, parvenant à générer des couleurs tantôt oniriques, tantôt orientalisantes, et toujours au service des sentiments traversant le plateau. Enfin, la performance du Chœur conduit par Laurent Touche, est constamment saisissante de sonorité, d’homogénéité, et d’expressivité dramatique.
Le public, en ce soir de première, ne manque pas d’applaudir fort chaleureusement cette nouvelle production qui en appelle déjà une autre, avec Le Tribut de Zamora de Gounod attendu en mai.