Jaroussky mène Bach et Telemann aux Champs-Élysées
La soirée commence avec une belle preuve d'humilité et de camaraderie de la part de Philippe Jaroussky. Alors qu'il ne chante pas le premier morceau du concert (une Suite pour cordes de Georg Philipp Telemann), il entre en même temps que les instrumentistes, sans patienter dans sa loge -comme les stars en ont l'habitude- et sans même attendre que les instrumentistes se soient installés, ce qui lui aurait assuré de recevoir pour lui seul les applaudissements frénétiques de ses nombreux admirateurs. Jaroussky s'assied donc en fond de scène pour écouter ce premier morceau de Telemann (dont les œuvres composeront la première partie, avant une seconde consacrée à Jean-Sébastien Bach). Le chanteur est assis, tout comme les violoncellistes qui sont contraints d'adopter cette position pour tenir entre leurs jambes les instruments anciens qui n'ont pas de pique pour tenir au sol. Mais à part eux, tout l'orchestre joue debout. Même Takashi Watanabe joue du clavecin debout ! C'est peut-être un détail pour vous, mais pour le son ça veut dire beaucoup : ça veut dire que les musiciens peuvent accompagner les accents et les lignes avec les amples mouvements de leurs corps. Ils inspirent tous ensemble pour lancer les subito forte, tout comme ils retiennent leur souffle, de concert, pour les subito pianissimo. Julien Chauvin dirige cet ensemble du Concert de la Loge depuis son violon et il montre l'exemple : il parcourt de grandes distances en s'avançant et reculant énormément sur scène, il arque les genoux, il saute même sur place.
Jaroussky s'approche alors de l'avant-scène avec un intense recueillement pour interpréter "Die stille Nacht" (La Nuit paisible). Le chanteur est visiblement suivi avec une attention religieuse par les musiciens (d'ailleurs, les instrumentistes l'admirent avec recueillement, souriant et fermant même parfois les yeux quand ils ne jouent pas). Le contre-ténor fait onduler les corps des instrumentistes selon les vagues de ses amplitudes vocales. Il emporte leur son dans des lignes très droites, légèrement vibrées en fin de phrase. Nombre de ses interventions commencent dans un pianissimo et certaines sont interrompues par des effets pathétiques où, d'émotion, le chanteur reprend son souffle. Jaroussky ouvre ses bras et son plexus solaire en gardant les mains jointes. Il joue beaucoup des traits de son visage pour incarner les propos souriants ou tristes avec l'effet vocal correspondant pour cette musique baroque forte en contrastes. Même lorsqu'il abaisse fréquemment le menton, le son résonne dans un aigu raffiné. La voix sait être fluette (tout en restant audible) pour interpréter l'enfant qui appelle son Saint Père ("Mein Vater"). Chantant "Mon bien-aimé sauveur", il lève les yeux au ciel avec un raffinement et une tension de la voix qui accompagne celle de la gorge. Ce choix vocal s'accorde avec le son du hautbois et du violon ancien qui l'accompagnent.
Philippe Jaroussky (© Simon Fowler licensed to Virgin Classics)
Selon la couleur qu'il veut donner à sa fine voix, le contre-ténor peut éclaircir ou assombrir une même syllabe (un exemple éloquent avec ses "i" qui peuvent être nasaux, les commissures de lèvres tirées, ou bien au contraire voilés dans une bouche arrondie. Chanté la première fois, le son "ou" de zu (dans le verbe zufallen qui "ferme" les yeux du fidèle au monde) n'est absolument pas sombre comme c'est l'habitude avec cette voyelle fermée et dans ce répertoire. Jaroussky le hulule avec sa bouche ronde et les lèvres fermées. Lors de la reprise du texte, le même son est une voix filée tenue très longtemps, nous rappelant presque un tuyau d'orgue. Le "shh" de stille Ruh (qui se prononce "shtile rouh'" et signifie "paisible repos") chuinte infiniment et se termine comme une douce berceuse de Noël, par cette voix de petit chanteur anglais des Christmas Carol.
Pour orner la ligne dans des broderies, Jaroussky secoue la tête avec chaque accent. Ses vocalises sont piquées puis homogènes, mais elles peuvent devenir sautantes et même un cri lancé juste avant l'entracte sur "wo man dich ohn Ende preist" ("là où sans fin on te célèbre"). Entre les airs, le chanteur renforce le drame de sa voix, comme pour combler l'absence des musiciens et répondre à la légèreté de l'accompagnement au clavecin (rejoint parfois par le continuo composé des violoncelles et de la contrebasse).
Indéniablement, Jaroussky emporte la musique baroque allemande vers des ravissements originaux. Ces musiques et ces textes de souffrances rédemptrices n'ont plus ici qu'un aspect angélique. Cela tient tout d'abord à la voix de Jaroussky, unique en son genre y compris chez les contre-ténors car elle n'est qu'une voix de tête. Il n'emploie pas sa voix masculine ni ses résonances de poitrine et c'est là une nouvelle occasion de remarquer dans quels graves il sait descendre, uniquement en voix de fausset. Jaroussky ne s'est pas rendu la tâche facile avec ce répertoire qui impose de grands sauts d'intervalles, notamment dans les graves. L'autre difficulté tient à l'articulation parfois très rapide du texte allemand, alors qu'il s'agit là de son premier album dans la langue de Bach.
Philippe Jaroussky (© Erato - Marc Ribes)
Le public est conquis d'avance, il le laisse voir et entendre après chaque morceau. La fin du programme est poignante et elle bouleverse visiblement les auditeurs. Les dernières phrases du chef-d'œuvre de Bach ("Ich habe genug" : "Je suis comblé") sont filées, tenues, tardivement vibrées et fréquemment chantées a capella ce qui renforce leur propos : "Da entkomm ich aller Not, die mich noch auf der Wazlt gebunden" ("Alors, j'échapperai à toute nécessité qui me lie encore à ce monde").
Le concert finit dans les bravi et les rappels sonores du public, auquel Jaroussky offre deux bis : un extrait d'une Passion de Telemann "Was Wunder, daß der Sonne Pracht" ("Quel miracle que le soleil brille") à la hauteur de son titre avec un son céleste, infini de douceur et de longueur ; enfin, un extrait de la cantate de Bach BWV30 "Freue dich, erlöste Schar !" ("Réjouis-toi, troupeau des rachetés !") avec un retour de la flûtiste solo fort applaudie.
Si vous aimez Bach, vous pouvez réserver en cliquant sur deux spectacles prochains programmés au Théâtre des Champs-Élysées : l'Oratorio de Noël le 6 décembre et la Passion selon Saint Matthieu le 12 avril.
En outre, n'hésitez pas à participer dans les commentaires : appréciez-vous les voix de contre-ténors ? Lesquelles ? Pourquoi ?