Hamlet à Bastille : être ou avoir été, telle est la question
Tout commence par la fin dans une maison de retraite, mais le Roi Hamlet est bien mieux loti qu'Iphigénie en Tauride dans la mise en scène du même Warlikowski (certes Bastille est plus spacieux encore que Garnier). Hamlet n'en est pas moins devenu un triste et vieux monsieur dans son petit gilet, cohabitant avec la reine scotchée devant sa télévision. Mais Ludovic Tézier semble d'autant plus être dans ce rôle comme dans des chaussons, et papy fait de la résistance sentimentale, s'accrochant à ses souvenirs, à son amour perdu comme à un fantôme. À cet âge où il "Doute de la lumière, Doute du soleil et du jour, Doute des cieux et de la terre", il ne doute toujours pas (ou enfin plus) de son amour. Loin donc d'être un gimmick visant à l'originalité (d'autant que montrer une intrigue en flash-back est parfois devenu aussi banal que de la montrer dans son ordre initial, si ce n'est l'inverse), cette analepse reconfigure le sens et bien des sens de cet opéra. Le spectre ne vient plus avertir et appeler à la vengeance mais hanter encore et toujours le vieil Hamlet. Il semble aussi très logique que celui-ci chante à l'aube de l'œuvre donc ici à l'aurore de sa vie son grand air : "Doute de la lumière..." : comme un souvenir vivace de ce thème musical qui se diffuse tout au long de l'opéra.
Tout au long de cette production se diffuse également une autre signature-fascination de Warlikowski : des films en noir et blanc, des œuvres de cinémathèque mais aussi des morceaux filmés avec les chanteurs de cette production (vidéos de Denis Guéguin). Le tout dominé par une immense lune, telle celle de la Melancholia chez Lars von Trier. La construction du plateau peut aussi représenter en soi comme une série de flash-back ou un grand flash-back constant du travail du metteur en scène, tant la patte de son inséparable camarade scénographe Małgorzata Szczęśniak se reconnaît : de grands espaces séparés par des cloisons formant un couloir latéral carcéral et en fond de scène un laboratoire de la psyché (entre école, hôpital, vestiaire) qui s'ouvre à chaque fois que le protagoniste a une révélation.
Le flash-back boucle d'ailleurs aussi une autre boucle assez fascinante, tissant un fil empli de résonances pour la carrière même de Warlikowski : le metteur en scène revient au personnage avec lequel il s'est fait connaître de la France au Festival d'Avignon en 2001. C'était pour la pièce de théâtre de Shakespeare mais, repéré alors par Patrice Chéreau, celui-ci l'a recommandé à Gérard Mortier qui lui a offert quatre productions à l'Opéra de Paris, lançant sa carrière lyrique internationale.
Ludovic Tézier se saisit de l'Hamlet lyrique, ce rôle-titre emblématique, parmi les sommets des barytons. Il s'impose, en figure centrale et en pilier, encore plus dans cette vision en flash-back qu'il lance en disant à la toute fin de l'acte I : "Je me souviens ! je me souviendrai !". Et ses paroles vers la fin du drame : "Je n’ai rien oublié non ! Pas même Ophélie !" auront rarement autant résonné. D'autant que sa voix déploie toutes ses résonances dans une leçon, aussi naturelle que noble, de chant français, de paroles et de phrasés. Le lyrisme, bien loin d'amoindrir cette précision, loin aussi d'en être comme un surplus de volume, se déploie telle une expression naturelle, à la mesure du rôle et du lieu. Ses interventions sont à ce point filées et cohérentes qu'elles sont comme un long monologue naturel et riche, gardant la qualité d'une parole jusqu'aux éclats et sommets. De surcroît, le baryton s'investit constamment et pleinement dans le jeu, du vieil homme tremblant au clown triste.
Ophélie a d'emblée une courte perruque blonde et une sage robe immaculée, alors pour paraître encore la rajeunir à partir de l'acte II, Warlikowski l'habille en blazer. Les repères temporels finissent par plonger dans la même confusion que les sentiments de ce drame, Ophélie chantant sa folie en déshabillé avant de mourir en se coulant dans une baignoire (le point d'eau étant une signature du metteur en scène). Autre moment de folie, seule l'apparition du spectre interrompt le geste meurtrier d'Hamlet qui aurait sinon continué d'étrangler jusqu'à la mort sa mère, sur le petit lit même où ils se couchent côte-à-côte (déclenchant quelques rires de gêne dans le public face à cette image certes candide mais par laquelle Warlikowski rappelle que le héros Shakespearien règle aussi un complexe d'Œdipe).
Avec toutes ces funestes méprises, la voix que Lisette Oropesa offre à Ophélie semble d'autant plus pure, d'articulation, de timbre. Pourtant sa ligne de chant est riche d'un médium nourri et sa prononciation du français appliquée, comme ses coloratures. Son immense longueur de souffle lui permet d'enchaîner plusieurs phrases de vocalises (même si l'aigu n'est pas des plus opulents). Son chant paraît de ce fait d'autant plus clair et cristallin au moment fatidique où Hamlet la chasse vers un cloître (vers la mort en fait). Mais même le timbre éclatant, comme du verre, sait replonger dans le grave, comme tombant "à genoux" (la manière par laquelle Hamlet lui avait juré son amour).
Plus qu'à genoux, c'est vers les entrailles d'une tombe et de son grave que plonge la voix d'Eve-Maud Hubeaux en Reine Gertrude. La mezzo dont la richesse du timbre et l'intensité des accents rend le texte parfois difficilement intelligible, sait clarifier aussi bien la voix que le propos tout au long de l'œuvre, tout en conservant son riche caractère (un oxymore royal fait de haute dignité et de fêlure).
L'oncle d'Hamlet, Claudius nouveau roi du Danemark est campé par Jean Teitgen. La basse assied pleinement le personnage en appuyant sa voix, marquée d'accents. Son chant traverse la fosse avec vigueur en sachant allier le métal et la rondeur de son timbre. Il semble d'autant plus inamovible, par cette voix et du fait qu'il ne semble pas rajeunir en flash-back. Son grand air lui permet néanmoins de déployer toute la palette de sa tessiture, jusqu'à des aigus puissamment couverts.
Julien Behr est un Laërte alerte de jeu et de chant, qui alerte Hamlet de ne pas laisser faire de mal à sa sœur Ophélie. Dans sa tenue typique années 1970 (et Warlikowskienne), jusqu'au pantalon à pattes d'éléphant, le ténor privilégie au volume l'intensité du timbre, l'appui des phrasés, les couleurs et la maîtrise du décrochement. Il traduit ainsi le frère aimant, l'ami trahi.
Horatio et Marcellus ne sont ici pas d'une grande aide ni de grands amis pour Hamlet (leurs deux interprètes sachant les jouer comme tels). Le premier est incarné par Frédéric Caton avec une voix qui avance sur la dynamique du phrasé et du vibrato, le tout avec un sourire en coin qui s'en va bien vite lorsque le spectre débarque. Les deux amis s'enfuient alors, mais Julien Henric garde la netteté et clarté de son appui sur son grave.
Le Spectre du roi (père d'Hamlet) est ici un clown blanc (de visage et de costume pailleté) aux griffes noires : certes là aussi une transposition, mais un alliage d'étrange et de familier qui correspond conceptuellement au proche décédé. Clive Bayley l'incarne en Nosferatu d'une voix également griffue : sombre, vrombissant dans le grave avec un fort accent, mais loin des caractères caverneux et résonant associés au rôle.
Philippe Rouillon incarne le Grand chambellan Polonius à l'exact opposé de sa fille Ophélie : il est aussi sombre et fourbe à souhait -de jeu et de voix- que sa fille est la radieuse innocence incarnée.
Le "petit" rôle du premier fossoyeur suffit à Alejandro Baliñas Vieites pour traduire le caractère à la fois digne et terrible de l'œuvre et de la production. Sa voix ample et profonde avec un caractère spirituel (tout en descendant des spiritueux) traduit pleinement le caractère religieux et horrifique de ce moment. Outre le fait d'avoir été également formé par l'Académie de l'Opéra de Paris, le deuxième fossoyeur, Maciej Kwaśnikowski partage la bouteille et lui répond d'un aigu vigoureux et lumineux.
Les Chœurs (préparés par Alessandro Di Stefano) emplissent la scène d'un chant puissant, intense et bien marqué mais dont le timbre pourrait être encore plus nourri pour empêcher les cimes de s'écrêter un peu, et faire davantage ressortir le texte. Leur implication sonore n'en demeure pas moindre y compris lorsqu'ils incarnent un corps de ballet en tutus en tutti ou une scène de pom-pom boys pour les hommes (chorégraphie de Claude Bardouil).
Même si Pierre Dumoussaud fait ce soir des débuts lyriques dans cette maison, et même s'il n'était pas la baguette initialement prévue, il n'a rien d'un remplaçant. Sa direction ample et souple dessine et sculpte tous les phrasés et dynamiques de la partition, guidant aussi bien la fosse qu'il offre tous les repères nécessaires aux solistes au plateau. Il traduit ainsi le lyrisme de l'œuvre, avec puissance et sentiments, sans sanglots ni fracas.
Pourtant, le pupitre de cuivres est victime d'une défaillance étonnante pour une telle phalange : le souffle est court, la justesse se perd sur des phrasés hésitants (alors que les bois expriment toutes leurs douceurs). Il s'agit alors de justement convier, comme l'a fait le compositeur, un instrument fabriqué à cette époque pour allier la souplesse d'un bois avec la puissance d'un cuivre. Le nom du saxophoniste soliste n'est hélas pas indiqué au public dans le feuillet, qui certes a pour habitude de nommer seulement les solistes lyriques, l'équipe scénique et de direction. Mais Daniel Gremelle, dont il s'agit, a droit à son propre salut mérité au rideau. Le public de ce soir revit en effet, en partie, la stupeur émerveillée qu'avait dû connaître le public à la création de cet opéra : à l'époque c'était une grande première pour le saxophone en fosse, ce soir, il est un protagoniste de l'action sur le plateau, animant la scène de bal avec la partition que lui confie Ambroise Thomas mais qu'il mène jusqu'à une virtuosissime improvisation jazz.
Hamlet finira spectre comme son père, avec exactement le même costume mais en symétrie de couleur : celui-ci en blanc coincé dans la mort, celui-là en noir coincé dans la vie qui ne semble pas vouloir encore s'achever alors qu'Ophélie revient d'entre les morts en hallucination, portant son urne, souffler ses propres cendres.
La lumière s'éteint sur cette image terrible, le rideau en grille ouverte mais de prison néanmoins se baisse sur les artistes mais un problème technique l'empêche de descendre complètement. Ludovic Tézier s'en saisit alors et le fait pleinement tomber lui-même, à mains nues : éloquente métaphore.
Un grand crescendo d'applaudissements puis d'acclamation se maintient pour le chef et culmine pour Lisette Oropesa puis pour Ludovic Tézier.
Aimer ou ne pas Aimer la prestation des interprètes là n'est visiblement pas la question ce soir mais il n'en va pas de même pour la mise en scène. Aux saluts, deux réponses aussi bruyantes qu'opposées accueillent l'équipe scénique : huées et bravi.