Paganique Requiem de Mozart et Castellucci à La Monnaie de Bruxelles
Après Jeanne d'Arc au bûcher d'Honegger et La Flûte enchantée à l’iconographie complexe et puissante, Romeo Castellucci revient à La Monnaie, à Mozart et au sacré. Le metteur en scène (qui signe également scénographie, costumes et éclairages) s'associe –à Bruxelles comme au Festival d'Aix-en-Provence où cette production fut inaugurée– au chef Raphaël Pichon dans une esthétique, visuelle et musicale, baroque et contemporaine.
« Comme la mort est la véritable destination finale de notre vie, je me suis tellement familiarisé avec cette véritable et meilleure amie de l’homme que son image n’a plus rien d’effrayant pour moi mais m’apparait même très apaisante et consolatrice » (Mozart)
Romeo Castellucci appose comme à son habitude une vision puissante qui remet toute l'œuvre en question. La Messe devient ici rituel opératique qui s'ouvre sur le décès d’une femme seule dans sa chambre sombre et silencieuse, robe de chambre blanche et télévision grésillante. Les premières angoisses de l’extinction débutent pour cet être solitaire, à l’image d’une humanité qui se regarde périr passivement.
Cette femme qui meurt est alors retirée de la scène, laissant place à une petite fille qui va participer aux rituels de cette mise en scène qui traverse les temps et l’histoire de l’humanité. Romeo Castellucci offre ainsi au public d’assister à l'histoire de la Terre jusqu'à sa future extinction en s'appuyant sur la théorie de la dé-volution, qui se penche avant tout sur ceux qui n'ont pas survécu à la "sélection naturelle".
Une liste des noms d'animaux, de lieux et de tableaux perdus est projetée en lettres blanches au fond du décor : dinosaures et mégalodons, jardins suspendus de Babylone, tours jumelles mais aussi La Monnaie de Bruxelles et autres mises en garde : la fin du feu, des larmes, du Moi, de la Terre, l’air et les nuages. Dans les décors et accessoires minimaux et symboliques choisis par Romeo Castellucci (arbres et rameaux, palmes des martyrs, terre, peinture projetée sur les murs), ne subsistent que les danses et transes collectives, fêtes ritualisées qui traversent les temps et les sociétés.
« J’ai le sentiment que le Requiem de Mozart -musique et textes confondus- sonne particulièrement "juste" aujourd’hui. On peut y observer l’angoisse qui traverse notre humanité en proie à l’idée d’extinction, tant individuelle que de l’espèce. […] La fin, la disparition constituent notre seul horizon, ainsi que celui de l’univers. Tout finira par se dissoudre lentement dans le néant. Ce théâtre, cette musique, cette réalité. » (Romeo Castellucci)
Les chœurs s'abandonnent avec les danseurs aux rythmes contagieux et festifs (danses d'inspiration biélorusse ou ukrainienne), entourant sur scène les solistes et quelques danseurs habillés en costumes colorés traditionnels, couronnés de fleurs et de branches.
Le Dies Irae entonné en tapant des pieds autour d’un mât enrubanné puise aux mêmes sources qui ont inspiré de nombreux artistes, aussi bien le Printemps de Botticelli (ses trois grâces sont ici représentées sur scène par les trois âges de l’humanité tenant une orange, dansant en ronde parmi les arbres et la foule) que les derniers films d'horreur du réalisateur Ari Aster (en particulier Midsommar).
La musique de Mozart sonne de fait d'une manière inouïe dans ces tableaux vivants : les rythmes douloureux du Rex Tremendae viennent s’accoler aux images de dinosaures en train de disparaître (tandis que le Fantasia de Walt Disney mettait en scène cette disparition avec le Sacre du Printemps de Stravinsky, l'inspiration païenne étant cette fois dans la musique). Chaque rythme marque le décompte d’une extinction tragique et pourtant sublime, un atlas musical des grandes extinctions.
Comme pour sa mise en scène de Don Giovanni qui a fait grand bruit l'été dernier à Salzbourg, Castellucci fait de la voiture un symbole religieux moderne (la carcasse accidentée devient objet de vénération et de mise en garde, comme la Croix du Christ et la catastrophe qui menace la planète). L’humanité avance à sa perte, jusqu’à la destruction et vers la disparition de son propre décor : la scène est montée à la verticale (l'arrière scène se redresse vers le haut), tout glisse et tombe devant le public-spectateur et il ne reste plus qu'un champ de désolation et de terre battue (dont l’odeur se répand dans la salle).
Raphaël Pichon offre une lecture musicale tout aussi moderne de l'œuvre, qu'il présente comme "un soleil noir atteint d’une infinie tendresse". Son Ensemble Pygmalion étire la musique de Mozart en des plages contemplatives plus intenses mais moins aériennes. Les solistes manifestent cette même recherche d'intériorité (voire d'austérité) et la même justesse que le chœur : pleinement cohérents avec le message de la production, ils se mêlent sans chercher à faire ressortir l’individualité de leurs voix. Le soprano de Sandrine Piau n'en ressort pas moins avec la grande noblesse d'une voix claire, distinctement conduite dans la ligne. La voix de contralto riche et ample de Sara Mingardo nourrit les ensembles avec la chaleur de sa rondeur boisée : traduisant la puissance réconfortante face à la (f)roideur du propos général.
Anicio Zorzi Giustiniani dessine sa voix de ténor et son rôle avec une grande précision. Le chant sonne clair, élégant et altier. Plus sombre et plongeant même vers les abysses, la basse de Luca Tittoto allie rigueur et puissance (sans jamais être couvert par le plateau ni la fosse). La soirée permet même d'apprécier la jeune voix soprano de Chadi Lazreq assuré dans son entrée scénique (et jouant au football avec un crâne). Son chant aérien et touchant traduisant l'humanité esseulée lui vaut des saluts particuliers au rideau, le public entier debout applaudissant la production de Castellucci.