Le Crépuscule des dieux ou la mort d'un Siegfried ukrainien à Madrid
La production vicennale du Ring wagnérien par Robert Carsen a voyagé à travers l'Europe (Cologne, Venise, Barcelone) avant d'arriver à Madrid, où les quatre volets ont été dirigés au fil de quatre saisons consécutives par Pablo Heras-Casado (lire notre compte-rendu du Siegfried de l'année dernière).
Malgré son âge et l'actualisation du récit pour cette dernière représentation, la production de Robert Carsen conserve son universalité et sa pertinence, au point qu’elle semble même se référer directement à l'actualité même si elle n'a pas été conçue à cet effet. Le Crépuscule des dieux représente le crépuscule du monde dans lequel nous vivons, avec des guerres menées au profit des dirigeants et au dam des peuples. Le symbolisme de la lecture est puissant, avec une salle de commandement militaire rappelant le Troisième Reich, des champs de guerre dévastés couverts de débris et de soldats. Cette dystopie tristement d’actualité et si souvent devenue réalité renvoie ici au néant que crée la guerre, à ses jeux et machinations dont le héros Siegfried est la première victime (manipulé, exploité, puis tué par Hagen). Les fils rompus des Nornes annonçant la fin du Walhalla, représentent la fin de l'humanité, qui s'autodétruit dans sa quête éternelle et sans fin du pouvoir. L'arbre du monde est ici une pile d'objets (faiblement) reliée par des cordes, d’une nature fragile et inconstante, déracinée. Le feu illuminant la scène, auparavant embrasé pour l’immolation de Brünnhilde, s'allume (selon les dires du metteur en scène) pour purger les esprits, entachés de sang et de péchés. Cette résonance avec l'actualité se confirme et culmine avec un geste hautement symbolique en hommage aux victimes de la guerre, la dépouille de Siegfried étant enveloppée dans le drapeau ukrainien.
L'Orchestre du Teatro Real prend sa part majeure dans ce drame musical, avec une direction plutôt rapide de Pablo Heras-Casado, visant la densité du tissu polyphonique entre les multiples lignes et sections de la partition. Faute d'une fosse pouvant accueillir l’orchestre wagnérien dans toutes ses dimensions, les cuivres (sauf les cors) et les harpes sont délocalisés dans les deux loges d'orchestre, engendrant aussi un déséquilibre sonore avec le plateau (la puissance des trompettes, trombones et tubas outrepasse la force vocale des solistes qui deviennent parfois inaudibles, ainsi que les autres sections d'orchestre). Les moments d'une haute intensité et importance dramatique en pâtissent (notamment la Marche funèbre de Siegfried). Les cordes parviennent toutefois à se démarquer par la constance de leur son lyrique et lumineux, tandis que les choristes manifestent l’élégance, la solennité et l’héroïsme propres à leur chant et au contexte de ce spectacle.
Le Siegfried d’Andreas Schager est un héros fort et juvénile, quelque peu naïf et même comique, arpentant la scène avec élan et facilité dans sa tenue militaire. Son immense voix poitrinée et chaleureuse traduit la force de son personnage qui brandit fièrement l'épée Notung et défie les dangers. Sa bonne forme vocale s'épanouit dans les airs lyriques et calmes. Bien que la force soit conservée jusqu'au terme du spectacle, l'appareil devient moins souple dans le phrasé et se heurte à quelques difficultés de justesse dans les attaques des notes au sommet de sa gamme.
Ricarda Merbeth en Brünnhilde émet une ligne intensément dramatique, puissante et vibrante qui domine les aigus, mais mince et perdant son appui dans les graves. L'intonation est pourtant infaillible, les passages d'un registre à l'autre s'opérant en toute simplicité et stabilité. Sous le voile des suraigus revêches et d'un vibrato manquant de contrôle, le texte devient tamisé malgré un phrasé précis et puissant.
Stephen Milling joue avec force conviction le malicieux Hagen de son grave rond et clair-obscur. Sa ligne est colorée d'un phrasé subtil, lisse et profond, mais s'accroche dans les cimes, un peu poussées. Son allemand est éloquent et naturel, au service du jeu d'acteur. Gunther est un roi mais sans autre pouvoir que d’utiliser les autres pour atteindre ses objectifs. Lauri Vasar qui l’incarne a une projection droite, mais crispée dans les aigus fragiles, voire forcés.
La soprano américaine Amanda Majeski (Gutrune/Troisième Norne) possède un timbre tendre et velouté, solidement ancré sur une assise arrondie. Elle articule savamment son texte, avec élasticité vocale et un léger vibrato qui pimente le phrasé. Alberich échoit au baryton-basse sombre de Martin Winkler qui se fond dans une obscurité rêveuse avec l'esprit de son fils Hagen. La sonorité est pleine, puissante, étoffée dans les graves et forte dans le registre supérieur. La Walkyrie Waltraute est ici confiée aux soins de Michaela Schuster, dotée de profondeurs solides et nourries, d'un timbre rond et résonnant dans les cimes. Ses (sur)aigus tendent toutefois à devenir perçants, tressaillants et âpres, à l'instar de sa sœur Brünnhilde.
La contralto Claudia Huckle en Flosshilde/Première Norne est nette, expressive, bien charnue et profonde dans les graves. Sa collègue Maria Miró articule bien son texte, soutenu par une assise veloutée, tandis qu'Elizabeth Bailey se distingue par la clarté et la précision de son soprano irradiant. Kai Rüütel en Seconde Norne s'appuie sur des graves nourris et un médium dramatique qui colore l'atmosphère pessimiste de l'ouverture de l'opéra.
À l'issue du spectacle, le public applaudit vivement les artistes, manifestant ostensiblement son union dans ce soutien au peuple ukrainien, réitéré par un nouveau symbole : le drapeau jaune et bleu désormais brandi par les chanteurs solistes.