Alcina par Robert Carsen, débuts et lendemain de fête à Garnier
Cette mise en scène de Robert Carsen inaugurée in loco en 1999 (et qui fit entrer Alcina au répertoire de l'Opéra de Paris) trouve une résonance particulière en ce lendemain de Noël, car elle représente visiblement un lendemain de fête dans le salon d'un de ces grands appartements, fréquents dans les grands immeubles parisiens et sur les plateaux de théâtres ces dernières décennies. Les hommes transformés et pétrifiés par la magicienne Alcina sont ici des convives endormis chez cette maîtresse de maison, émergeant de leur torpeur pour y replonger (ils sont aussi ses guerriers, qui "jonchent l'île"). Les figurants sont plus ou moins ou pas habillés, mais portent tous le masque, même les trois éphèbes en costume d'Adam qui rejoignent Alcina pour un grand moment de caresses sensuelles dans le clair-obscur. Les murs et le plafond s'ouvrent à de rares et fugaces moments sur les "vertes prairies" que chante le livret, mais ici en papier peint. Le quatrième mur se referme, laissant les chanteurs sur la bande à l'avant-scène, rapprochant encore la production d'un drame de chambre, d'une version semi-scénique voire concertante avec sobre (mais intense) direction d'acteurs, décors (essentiellement) fixes et costumes (de ville/de soirée) réalisés par Tobias Hoheisel.
Iñaki Encina Oyón fait cette saison ses débuts maison comme chef invité, dirigeant deux dates de cette Alcina, après avoir dirigé la dernière d'Iphigénie en Tauride. Il s'agit toutefois de retrouvailles avec l'institution et les lieux : ancien membre de l’Atelier Lyrique de l’Opéra national de Paris (qu'il a rejoint en 2005), il a dirigé plusieurs productions pour la maison, et un concert à Garnier. Le chef, qui transmet son plaisir et son attention constante aux musiciens du Balthasar Neumann Ensemble en fosse, dirige beaucoup. Conduisant de toute la fine longueur des doigts de sa main gauche et de la baguette à la main droite (et non pas depuis le clavecin), il impose son tempo à celui-ci, dirige même le continuo et lance les récitatifs (qu'il ne dirige pas, évidemment mais qu'il accompagne du corps et du regard). Cette grande implication offre les qualités d'une version très symphonique, grâce à l'énergie et la clarté de la conduite, le tout tirant vers le classicisme par la noblesse des lignes et la précision des rythmes.
Mais Iñaki Encina Oyón sait aussi donner la priorité au plateau vocal, lorsque c'est au chant de mener le bal par ses accents et vocalises. Son travail avec les chanteurs a visiblement été intégré, les solistes suivant ses nuances et mouvements du seul coin de l'œil. Le maestro co-dirige aussi avec le violon solo sa cadence concertante, Pablo Hernán Benedí se lève alors et déploie une agilité concertiste d'autant plus brillante qu'il sait jouer par contraste avec les harmoniques feutrées.
Jeanine de Bique campe donc Alcina en maîtresse de maison. Sa voix est sourde mais vibrionnante, comme un cristal qui serait vu à travers du velours ou sortirait d'un lointain gramophone. Pourtant, le timbre et la grande noblesse de son jeu qui épouse la beauté de son port soutient les grands déploiements de sa ligne. Son timbre venant des profondeurs est d'autant plus enveloppant et saisissant que l'interprète se renfrogne parfois dans les recoins d'obscurité de cet appartement, ou au contraire s'expose en pleine lumière (réglée par Jean Kalman) : traduisant la richesse de sa voix et de ce personnage entre magie noire et magie blanche, entre désespoir et puissance ensorcelante.
Gaëlle Arquez est méconnaissable dans ses habits masculins de Ruggiero mais son opulence vocale est reconnaissable y compris dans la vocalité baroque Haendelienne. La mezzo française décoche ses flèches vocales avec précision et fort impact, sonore et dramatique dans toute la tessiture. Elle jette des accents aussi cinglants pour repousser d'abord Bradamante que ses phrasés sont tendres lorsque le sort est levé. Les accents sont aisés mais la ligne vocale également, dessinant son personnage intense et torturé avec une souplesse qui suit toutes ses intentions.
Elsa Benoit qui succède à Sabine Devieilhe en Morgana dans cette seconde distribution fait ce soir ses débuts à l'Opéra de Paris (tandis que Jeanine de Bique, Roxana Constantinescu et Rupert Charlesworth ont chanté pour la première fois pour l'institution au début de cette production). Elsa Benoit, déjà grandement appréciée ces deux dernières années à l'Opéra Comique de Paris et avant cela à Munich est très remarquée ce soir, pour sa voix et son investissement scénique cohérent : celui d'une piquante "soubrette" (à la fois une caractérisation vocale désignant la voix de soprano agile, mais aussi littéralement dans cette mise en scène qui en fait la domestique de maison pour Alcina). Cette alliance fait sourire et même rire le public, devant le plaisir de ses vocalises sensuelles et de son jeu actif comme lorsqu'elle s'amuse à essayer l'une sur l'autre toutes les robes de sa maîtresse, qu'elle rapporte du pressing. Le chant allège encore ce caractère candide par son agilité aérienne, mais avec des phrasés sûrs dans leur conduite.
La Bradamante de Roxana Constantinescu privilégie le caractère de son personnage à l'agilité qu'exigent ses vocalises sautant à travers l'ambitus. D'autant que ce caractère est plus en retrait par son complot et son déguisement. La mezzo-soprano roumaine retient ses graves et tend un peu ses aigus, mais offre de fait des contrastes saisissants dans les accents subito projetés avec qualité et présence.
Oronte est ici incarné par Rupert Charlesworth. Le Général d'Alcina dans l'œuvre est son serviteur dans cette mise en scène (comme Morgana et pour rapprocher ses deux amants notamment dans leur duo de retrouvailles sur le lit qu'il sont en train de faire). Le ténor britannique lance une voix claironnante, serrant dans les plus forts sommets un peu pincés et glissant sur les vocalises, mais s'appliquant à alléger son timbre et à le nourrir en air, pour le décanter (comme il est chargé de décanter le vin de table dans une carafe), en gardant son tannin.
Alcina et Melisso sont aux deux extrémités de cette intrigue, séparés par le couple central (Alcina aime Ruggiero, Melisso est le tuteur de Bradamante). Leurs voix sont aussi à des extrêmes opposés : Nicolas Courjal est très articulé, déployé en-dehors et manquant d'épaisseur de timbre. Il déploie néanmoins ce caractère sombre pour dénoncer la cruauté et marque ses appuis d'un ton projeté, avec quelques excès dans les épanchements sonores au regard des reflux de volumes suivants. La basse française dispose de toutes les notes de l'ambitus, y compris les plus profondes mais le médium bouge à mesure qu'il s'intensifie.
Les Chœurs de l’Opéra national de Paris préparés par Alessandro Di Stefano n'ont que de rares et brèves interventions. Ils savent néanmoins contribuer à l'ambiance de fête, avec des couleurs vocales d'oratorio (y compris de Noël). Le finale expose leur précision, dans l'esprit d'un doux éveil, avec également trois interventions solistes sonores et placées.
Ruggiero, juste avant de quitter l'île et l'ensorcèlement, empêche Alcina de se poignarder mais celle-ci se blesse mortellement avec son poignard dans leur étreinte finale d'adieu. Les figurants et choristes se rhabillent et se relèvent : la fête est finie. Même les murs de l'appartement se retirent pour ne laisser que le plateau vide, au sein duquel les artistes rayonnants viennent ensuite recueillir de très chaleureux applaudissements.