Cupid and Death démasqués au Théâtre de Caen
« Ce que vous allez voir ce soir est une pièce musicale mais ce n’est pas de l’opéra, il y aura du texte parlé mais ce n’est pas une pièce de théâtre, c’est un objet dans une langue étrangère, in a strange language, a foreign language », préviennent les comédiens après le prologue instrumental joué sur scène. Le ton est d’emblée donné : ce noble objet appelé mask se réfère aussi au théâtre de rue, il n’est pas figé mais en contact direct avec le public, un théâtre burlesque et carnavalesque issu de la commedia dell’arte où chanteurs, comédiens, musiciens et même techniciens travaillent collectivement pour s’approprier l’espace et exploiter les fondamentaux des jeux masqués. La farce tient ici à ce moment clé ou le Majordome d’une auberge échange les flèches de deux clients : Cupidon et la Mort (soient "Cupid" and "Death"), provoquant des situations burlesques entraînant le chaos au grand désespoir de Dame Nature. Mercure viendra rétablir la situation et remettre un peu d’ordre dans cette joyeuse débandade pour une apothéose solennelle.
La mise en scène de Jos Houben et Emily Wilson est enlevée, mouvante, le rythme est soutenu, les enchaînements fluides sans la moindre baisse de régime. La production est ainsi parlante, suggestive avec des moyens modestes mais qui permettent de comprendre le texte en évitant de toujours avoir un regard sur les sur-titrages : grâce à diverses pancartes explicatives (parfois au message détourné), jeux de mimes en ombre chinoise, passage déclamé en français par une sorte de monsieur loyal équipé d’un porte-voix.
La scénographie d’Oria Puppo est bâtie avec des caisses, des boîtes, des "armoires vivantes", qui s’ouvrent ou se ferment, dévoilent ou cachent et se déplacent dans l’espace en formant des lieux différents. Le cadre brut permet aussi de mettre en valeur la beauté des instruments de musique devenus objets scéniques. Les costumes diversifiés, fantaisistes, loufoques (conçus également par Oria Puppo) tout comme les lumières soignées de Christophe Schaeffer jouant tantôt sur le clair-obscur, tantôt sur un bleu glacial (entrée de la mort), renforcent la fantaisie et l’unité.
Dans ce spectacle règne l’esprit de troupe avec un engagement de tous. Les musiciens sont sur scène tout le temps, les techniciens aident à découvert, costumés, les acteurs et chanteurs sont aussi danseurs et parfois techniciens. C’est ainsi le sens du théâtre qui domine. Les airs chantés sont des miniatures pour ne pas interrompre le théâtre (mais permettent tout de même de mettre en valeur le chant lyrique), les grands récits (la Nature et Mercure) sont aussi intenses que des monologues tragiques. Le rôle principal est celui du Chamberlain. Le comédien Nicholas Merryweather insuffle un rythme continu à son rôle de Majordome zélé et fantasque, peaufinant le cérémonial pour « ce nain de Cupidon » et ce « gobelin affamé », tout en lui réservant une vengeance bien particulière. Également chanteur, sa voix de baryton bien projetée au timbre corsé et aux attaques nettes permet une excellente compréhension. Artiste complet, il s’autorise même quelques notes au basson !
Soufiane Guerraoui campe un Maître de maison propriétaire d’une charmante auberge au beau milieu de la forêt anglaise. Élégant, habillé d’un costume queue de pie pour recevoir des hôtes de marque, « immortels », il joue aussi le rôle de l’annonceur ainsi que celui de la mort qui vient demander des nouvelles de son festin. Avec une grande aisance et présence scénique, sa voix porte et captive immédiatement. Dernier rôle parlé, celui de Despair (Désespoir) confié à Fiamma Bennett. Vrai personnage de commedia dell’arte, elle cherche une main qui mettra fin à ses jours contre rémunération, mais quelques bons verres de sherry offerts par le Chamberlain (cherchant à usurper son testament) l’en dissuaderont. La comédienne installe un comique de situation efficace lorsque son personnage cherche à se pendre, en vain. Elle joue aussi le rôle mimé de Cupidon.
Les sopranos Perrine Devillers et Lieselot de Wilde jouent les deux serviteurs fidèles de Cupidon : Folly and Madness (Folie et Démence). Elles interprètent aussi à tour de rôle les chansons disséminées dans le texte. Perrine Devillers, habillée d’une robe "couture" a une voix bien portée, expressive, au timbre chaud et à l’ornementation précise. Lieselot de Wilde tout de jaune vêtue se différencie par un timbre plus clair, une voix également bien projetée avec un vibrato perceptible dans les aigus. Sa diction est impeccable.
Lucile Richardot incarne une personnification convaincante de la Nature, désespérée face à ce qu’elle voit. Sa voix aux graves affirmés, à l’ambitus développé, son sens du phrasé et sa parfaite compréhension captive dès ses premières notes. C’est en tragédienne qu’elle s’empare du récit et se démarque par la puissance de sa voix et son sens de la dramatisation.
Malgré l'élégance de son jeu de scène et une l'aisance de son jeu corporel (il est également danseur), Yannis François est à l'inverse un Mercure peu persuadé : sa voix manque d’accroche mais aussi de volume et de profondeur dans le grave pour déployer toute l’autorité et la solennité du fils de Jupiter. Enfin, Antonin Rondepierre à qui n’est confié qu’un seul air, fait entendre sa voix de ténor bien projetée, au timbre rond, agrémenté de vocalises fluides et précises.
Toutes ces qualités individuelles nourrissent le riche son du chœur, constitué des chanteurs mais parfois rejoints par les instrumentistes et même le chef. Après Psyche de Matthew Locke l'année dernière et tout le chemin parcouru depuis 2017 par le Ballet royal de la nuit, Sébastien Daucé continue donc ainsi à Caen son travail d’exploration et de résurrection. Placé au virginal, il joue une variété de pièces musicales (danses, airs, intermèdes) avec son Ensemble Correspondances. L’équilibre sonore entre les pupitres est harmonieux, les mélodies se répondent et se combinent pour une diversité de couleurs. Les phrasés sont souples, les nuances raffinées. La performance des instrumentistes (bouger à plusieurs reprises, jouer en marchant, prendre parfois des positions incongrues : assis par terre ou serrés dans une boîte) force l’admiration.
C’est une salle conquise touchée en plein cœur par les flèches de cette nouvelle production, qui l'applaudit longuement et chaleureusement.