Voix accordées au Festival de Royaumont avec Stimmung de Stockhausen
La Fondation Royaumont, qui depuis des années cultive et encourage la création contemporaine, musicale autant que chorégraphique, propose au public de son festival une pièce moderne mais déjà classique de ce répertoire, créée seulement quelques années (1968) après la Fondation elle-même (1964) : Stimmung de Stockhausen, œuvre alors qualifiée de "radicale" pour son usage original des voix, une structure musicale inouïe, ainsi que ses textes exotiques et provocateurs. Même si un demi-siècle s'est écoulé depuis, son caractère est toujours aussi envoûtant et marque les esprits.
Comme il se doit pour exécuter une œuvre de Stockhausen, le lieu choisi n'est pas moins exceptionnel : la Grange monastique (cistercienne) de Vaulerent, située à Villeron dans le Val-d'Oise est la plus longue et l'une des plus anciennes en Europe de ce type, datant du XIIIe siècle. Ce monument historique, battu par le vent froid automnal, accueille les six solistes qui allument un brasier vocal dans les airs, pour réchauffer l'auditoire.
Stimmung (humeur, accord, accordage des voix ou des instruments) est une œuvre créée en décembre 1968 à Paris, durant une période où les fortes turbulences sociales ont sans doute laissé leur empreinte sur cette pièce (par exemple, la mise en cercle des chanteurs comme un acte de suppression de toute hiérarchie, selon certaines interprétations). Sa complexité nécessite une analyse et la présentation des intentions artistiques, ce qui explique d'ailleurs la présence (et le discours) du Directeur artistique du Pôle création musicale du Festival, Jean-Philippe Wurtz, aux côtés de trois jeunes compositeurs. Musicalement, Stockhausen propose une excursion exotique à l'Extrême-Orient, en ayant recours à la technique tibétaine du chant diphonique (produire plusieurs tons en même temps), avec également l'emploi du sprech-gesang (parlé-chanté), des jeux de sonorités diverses comme le rire, le sifflement et le soufflement. Le texte emploie une variété de phonèmes entonnés avec une variété rythmique et tonale, sans oublier deux poèmes érotiques en allemand de l'auteur, pour pimenter cette création provocatrice et iconoclaste.
Les chanteurs de Neue Vocalsolisten habillés en blanc (suivant les prescriptions du compositeur) s'assoient sur les chaises disposées en cercle, en formation légèrement différente de l'original. Ils s'apprêtent à chanter les 51 sections qui sont déterminées chacune par une différente "mélodie harmonique", partant de la note si bémol comme fondamentale. Il s'agit souvent de chanter un ou plusieurs mots ou phonèmes sur une même note. Tout le réseau harmonique se fonde donc sur cinq notes, la note fondamentale et ses harmoniques (tons qui résonnent naturellement depuis une note basse). Si cette uniformité psalmodique n'apporte pas assez de variété dans l'expression musicale, le compositeur accorde une liberté d'exécution qui fait de chaque interprétation une expérience à part entière. Chaque soliste choisit un modèle (rythmique et phonétique) et prononce un "mot magique" : le nom d'une divinité "exotique" (aborigène, africaine, asiatique et autres) mais malgré les différences entre les parties chantées/psalmodiées, le passage à la section suivante ne se fait qu'après avoir atteint un accord (Stimmung) rythmico-tonal entre les six solistes.
Par conséquent, il est donc "naturel" que la basse Andreas Fischer entame le chant à la tibétaine avec un si bémol fondamental et oscillant. Son timbre rond et sombre, aux profondeurs sous-marines, résonne puissamment dans cet espace hautement acoustique, secondé par un microphone pour produire plus d'effet sonore spatial. Sa prononciation est hautement remarquée, avec un sprech-gesang très coloré dans son expression. Une fois terminé, il fait un signe de main à son confrère pour passer à l'autre section.
La soprano Johanna Vargas à la voix légère et pointue exploite à foison les cimes de son diapason, entonnant avec facilité et une précision irréprochable les différentes sonorités vocales (comme un r roulé de doubles ou triples coups de langue, à l'instar d'un bassoniste). Martin Nagy se présente par un ténor chaleureux qui met en valeur son registre médian. Il pétrit savamment les résonances harmoniques qui trouvent leur juste place dans ce dense tissu polyphonique. Il attaque les suraigus avec beaucoup d'assurance, sa voix de tête étant bien soutenue techniquement. Au contraire, sa collègue chantant en alto, la mezzo Truike van der Poel ressort avec des aigus moins stables. Toutefois, ses graves sont bien appuyés et l'émission est équilibrée, en bonne entente avec l'ensemble, surtout féminin.
La soprano II Susanne Leitz-Lorey est sensible et réactive à toutes les inflexions textuelles avec une prononciation soignée, tout en dégageant une sonorité ronde et élégante. Le baryton Guillermo Anzorena au timbre clair-obscur, parcourt tous les confins de sa riche gamme vocale, du fond ténébreux et mystérieux aux hauteurs lumineuses de la sphère harmonique. Il n'est pas moins appliqué dans la prononciation, assez claire et justement articulée.
Microphones reposés et révérences faites, le public applaudit fortement les artistes et les rappelle plusieurs fois sur la scène trônant au cœur de la Grange de Vaulerent.