Les Maîtres danseurs de Nuremberg à Bayreuth
Avec le recul, cette production des Meistersinger aura en fait connu un très grand et durable succès dès la première saison, principalement en raison de cette prouesse que possède Kosky à établir des codes qui parlent à tout un chacun, avec des niveaux de lecture qui vont du plus léger au plus profond. De maigres voix dissidentes s'étaient émues de la charge du metteur en scène contre une certaine "religion" wagnérienne dont il est fait ici le procès dans un très littéral tribunal… de Nuremberg. Ces protestations font écho à un sujet d'une brûlante actualité et à la nécessité de dénoncer les totalitarismes quels qu'ils soient.
Nuremberg est à la fois la ville des lois raciales de 1933 et la ville des procès du nazisme en 1945. Kosky imagine le célèbre concours de chant mis en musique par Wagner en inscrivant les "règles" des Maîtres dans un arrière-plan sinistre qui est celui des lois nazies. La rigidité politique et raciste se combine, par la plus grande subtilité, avec ce que les gardiens du temple wagnérien pensaient parfois appartenir au domaine de l'art. L'attribution du rôle du censeur Beckmesser au chef d'orchestre juif Hermann Levi est un triple pied de nez à l'Histoire, au livret et à Wagner lui-même qui lui confia à contrecœur la création de Parsifal, tout en espérant de sa part une conversion au catholicisme. Barrie Kosky superpose les figures historiques aux personnages réels, comme l'abbé Liszt grimé en Pogner, Cosima Wagner en Eva et bien sûr, Richard Wagner en Sachs. Dans le dernier acte, les congrégations de Nuremberg se rassemblent pour départager qui de Walther ou Beckmesser obtiendra la main d'Eva, avec des Maîtres assis sur les bancs des juges du tribunal. Walther triomphe mais au dernier moment, il refuse la nomination et laisse Hans Sachs/Richard Wagner assumer seul la responsabilité de son œuvre et répondre seul au tribunal de l'Histoire en tant qu'artiste et symbole.
Le plateau vocal de cette dernière saison confirme l'équilibre et le niveau de l'édition 2019, avec comme seule modification notable, le passage de Günther Groissböck de Pogner en… Nachtwächter (simple veilleur de nuit), à la place de Wilhelm Schwinghammer. Günther Groissböck qui fait parler de lui sur la Colline depuis qu'il a annoncé son retrait du Ring 2022 où le monde lyrique l'espérait pour ses débuts en Wotan. Georg Zeppenfeld le remplace en Pogner avec un timbre à la fois sombre et chaleureux, faisant forte impression. Le Hans Sachs de Michael Volle tutoie des sommets dans ce qui peut être le rôle le plus exigeant de tout le répertoire wagnérien. Maîtrisant les qualités d'endurance et de projection, il possède un naturel et un phrasé aussi intenses que constants. Autre confirmation : le Walther de Klaus Florian Vogt qui inscrit son nom parmi les grands interprètes actuels du rôle. La brillance et la ligne rappellent Lohengrin et Parsifal, ce n'est pas un Walther qui force la vaillance et la couleur : tout ici est finesse et reliefs. Camilla Nylund lui répond en Eva, avec une surface vocale et un registre aigu confondant de couleurs et de maîtrise. Le David également applaudi de Daniel Behle doit composer cette année avec l'absence de Wiebke Lehmkuhl en Magdalene, remplacée par Christa Mayer – alternative luxueuse et pleinement à son aise dans un rôle exigeant tenue et caractère.
Souffrant le soir de la première, Johannes Martin Kränzle a ensuite été remplacé par Bo Skovhus puis par Martin Gantner, mais retrouve sa place de Beckmesser pour la dernière représentation, avec un timbre patiné et une élégance de diction remarquée. Parmi les Maîtres, Werner van Mechelen fait de triomphaux débuts en Kothner, distingué avec deux collègues : le Vogelgesang de Tansel Akzeybek et le Nachtigal d'Armin Kolarczyk.
La prouesse des équipes techniques permet de faire exister les masses chorales grâce à une diffusion à distance depuis la salle de répétition. Ce dispositif adopté en raison du Covid offre même un impact et une localisation des pupitres à couper le souffle (tout en gageant que les chanteurs pourront sortir l'an prochain de leur cage de plexiglas), pour la plus grande joie du chef de chœur Eberhard Friedrich. En fosse, Philippe Jordan semble (enfin) se libérer, trouvant pour cette dernière édition de ces Maîtres Chanteurs une énergie et une attention de tous les instants au plateau. Loin des tableaux sonores anguleux et distants des débuts, il atteint ici un équilibre en parfaite adéquation avec une équipe vocale aux petits soins.