Folle journée au Capitolium, Agrippina à Drottningholm
Les beaux décors existants du théâtre rococo constituent le point de départ. Bente Lykke Møller (costumes et décors) y place les personnages masculins en tenue unique (toges grises, sans discrimination par statut social) aux côtés d’Agrippina et de Poppea, qui parcourent les siècles de la mode féminine (en couleurs discrètes, avec maquillage et merveilleuses perruques signés par Sofia Ranow). Conforme à l’idée générale de Staffan Valdemar Holm (mise en scène), ce parcours s’arrête avant l’époque actuelle, évitant ainsi de faire les parallèles entre la dissémination de fausses nouvelles au pied du Capitole pour influencer l’opinion publique (dans l’opéra) et d’autres événements historiques plus récents. À la place du fil politique, Holm mise tout sur le comique, certes très présent dans l’œuvre. Son traitement à la mozartienne représente une reconsidération fascinante qui aide souvent à trouver un bon rythme pour l’action mais dont la réalisation s’avère un défi à travers de longues scènes de dialogues et de récitatifs. La direction d’acteur aurait bénéficié d’un plus grand réservoir d’idées pour se libérer d’une chorégraphie souvent ridicule ou ironique, et d’une gestuelle qui fréquemment ne fait que dupliquer de façon littérale (et facile) le texte chanté : position d’archer pour Cupidon, indiquer vers en haut pour les étoiles, etc.
Le chef d’orchestre et claveciniste italien Francesco Corti, collaborateur régulier des orchestres Les Musiciens du Louvre et Il Pomo d’Oro, représente la véritable instance dramatique de la représentation. Son enchaînement immédiat des répliques, des numéros musicaux et des scènes garde le drame au chaud, tandis que les silences prolongés le laissent respirer. Il impressionne également par sa mise en évidence de l’inhérente complexité orchestrale, dramatique et vocale d’Agrippina : l’art de faire dialoguer les membres individuels de son orchestre et du plateau, de souligner les contrastes entre les personnages par texture sonore, mais aussi de fournir un phrasé commun pour l’orchestre et une ligne directrice à l’appui de l’interprétation et du raffinement dynamique des chanteurs. Corti valorise à parts égales la comédie et le drame politique, la pompe impériale et la sphère intime, oscillant même dans un même aria da capo (reprise et ornée).
Pour la première, différée d’abord d’un an, puis d’encore quatre jours, l’aspect scénique de Nerone est incarné par le danseur Jens Rosén, qui (sans faire semblant de chanter) y ajoute quelquefois une belle illustration poétique du personnage ou de la musique, rappelant quelque peu le Così fan tutte d’Anne Teresa De Keersmaeker. La mezzo américaine Vivica Genaux y prête son chant intense et teinté de deuil, mais aussi de bons accents dramatiques. Elle éblouit davantage dans son aria casse-cou de l’acte III, surprenant la salle en déployant ce même instrument dans un tempo infernal et équilibrant définitivement l’expansivité des aigus avec le registre grave résonnant dans sa bouche.
Pour Haendel comme pour Bach : la sensibilité pour le texte ainsi que la façon de reculer et de s’intégrer dans la texture orchestrale dont Kristina Hammarström faisait preuve dans la Passion selon Saint Matthieu marquent aussi son portrait d’Ottone. Elle campe un chant noble et naturel, utilisant au mieux les respirations qui lui sont nécessaires pour moduler l’expression, la dynamique et l’effet d’un contraste fondamental entre son personnage et les autres, interprétation soutenue par le chef italien. Elle contribue à la valorisation du jeu non-comique, des émotions sincères et de l’intrigue politique, tout comme Nahuel di Pierro. Son empereur Claudius apparaît avec une majesté à laquelle il ajoute l’humanité de sa basse chaleureuse, menée avec finesse à travers les mélismes et les variations de dynamiques dans la vaste tessiture du rôle (avec, pour de rares occasions, un effort perceptible dans les aigus et extrême-graves).
Trois rôles complètent encore la distribution des personnages masculins. Mikael Horned prête sa bonne diction et le beau médium de son baryton à Lesbos dans les annonces faisant avancer l’action, mais aussi en se montrant épris des grâces de Poppea. Trouvant de plus en plus la synchronisation sonore au fil de leurs nombreux duos, le contreténor Kacper Szelążek réalisant par son jeu et ses accents dramatiques les intentions comiques du metteur en scène, et la basse lyrique Giacomo Nanni avec une mine quelque peu héroïque et une précision dans l’alternance entre dialogue et apartés, prêtent leurs belles voix équilibrées aux rôles de Narciso et de Pallante.
Bénis sont les mélomanes suédois qui ont su attendre pour acclamer de nouveau -deux ans après Ariodante- Roberta Mameli et Ann Hallenberg. Cette dernière, artiste en résidence au théâtre avec une douzaine de productions différentes à son actif -ainsi qu’un album dédié à la musique baroque inspirée par le personnage historique d’Agrippine- constitue sans surprise le centre de gravité de la mise en scène, autant convaincante dans le pathos et les réactions de drama queen délibérément exagérés (à fin de la manipulation politique et privée) que dans ses discours adressés directement à la salle ou trônant avec une imposante carrure d’impératrice. Après avoir économisé quelque peu sa prestation jusqu’à l’aria "Pensieri, voi mi tormentate" (acte II), elle tape enfin dans le mille et gagne la brillance retentissant sans effort dans le registre soprano et un éventail de nuances dynamiques plus élaboré. Là s’unissent le chant épuré et sincère avec les exclamations énergiques de haut-baroque, et là se cristallise ainsi une vision d’ensemble en miniature des multiples facettes de l’opus, du rôle et de la prestation vocale d’Ann Hallenberg.
À la richesse d’expression, la diction travaillée, la dynamique subtile et le ton chargé d’émotion selon la situation dramatique -qui caractérisaient sa Ginevra dans Ariodante- la soprano romaine Roberta Mameli ajoute en Poppea une maîtrise augmentée de ses moyens. Avec son timbre polyvalent (mais d’une unité organique), tantôt plein et résonnant, tantôt simple et dénudé, elle ne craint ni les sauts d’intervalle, ni les vocalises rapides, dont les notes ressortent aisément avec une définition exemplaire et qui bénéficient de son souffle immense. Et au moins dans un sens, la vie représentée sur le plateau égale celle du monde réel : l’admiration de tous pour Poppea correspond à celle des spectateurs, charmés par son charisme vocal et captivés par un drame musical de premier ordre.