Le travail du peintre à l'Académie de l'Opéra de Paris
Le fil ténu reliant les différentes parties du concert est tissé par seulement deux opus, ayant un lien avec les peintres. D'abord Le Travail du peintre, passionnant cycle de mélodies par lesquelles Paul Éluard traduit en mot, et Francis Poulenc en musique, l'esthétique de Picasso, Chagall, Braque, Gris, Klee, Miró ou Jacques Villon. Ensuite le travail d'un peintre qui était aussi poète : Michel-Ange, dont Chostakovitch a mis des sonnets en musique. Un autre point commun de cette soirée, incidentel ou bien dû à la formation lyrique sous l'égide de l'Opéra de Paris tient dans la vocalité et les choix esthétiques des chanteuses et chanteurs qui abordent ces mélodies comme des opéras destinés à la grande salle quelques étages au-dessus de cet amphithéâtre. Le volume sonore et les intentions sont richement déployés. Chacune des quatre voix est opulente, large en assise et vibrato, emplissant l'acoustique sans noyer les articulations.
La mezzo-soprano Jeanne Ireland ouvre le concert avec le cycle de Poulenc qu'elle défend comme un Grand Opéra. Comme pour ses camarades, la palette de couleurs est chargée, les pinceaux sont des brosses épaisses, qu'elles chantent "âne, vache, coq ou cheval". Les larges appuis déploient le vibrato jusqu'à l'aigu en avançant constamment, d'un tempo franc, rythmé. Les spécificités des différents peintres sont de fait brouillées mais son pianiste Benjamin d'Anfray ajoute en précision du tracé et en résonances fines, descendant le buste très bas sur son clavier.
Complètement à l'inverse, Maciej Kwaśnikowski chante d'abord avec intimité et recueillement ses mélodies (composées par Nikolaï Medtner sur des poèmes de Pouchkine). Les mains jointes, le regard baissé sur la partition, il retient le mezzo piano et mezza voce d'une prière, mais avec une intensité qui aspire visiblement à de plus larges élans (son "Ya vas lyubil" ressemble furieusement au "Ya lyublyu vas" d'Eugène Oneguine, autant que je vous aimais peut ressembler à je vous aime).
La soprano Marianne Croux, très à l'aise avec l’exercice du récital, sait animer son corps et sa voix sans exagération aucune, se plaçant physiquement pour prendre pleinement la lumière comme elle place sa voix dans des teintes éclatantes. Mordoré dans le medium, l'organe est ample sur tout l'ambitus. Elle sait se déployer comme s'affiner en couleurs et agilités : un matériau vocal qui laisse assurément à cette interprète l'embarras du choix quant aux rôles futurs à prendre et aux répertoires à explorer (autant d’horizons et de promesses qui résonnent aussi bien, en métaphore, avec le choix du cycle qu'elle interprète ici : Sept Lieder de jeunesse composés par Alban Berg).
C'est toutefois le baryton Alexander York qui se mesure à la pièce de bravoure du programme : les Neue Alexanderlieder de Wolfgang Rihm (né en 1952, compositeur de Jakob Lenz, opus récemment admiré à l'Athénée et prochainement au Festival d'Aix-en-Provence). Le chant passe d'une lenteur funèbre (que le chanteur ne rend jamais empesée) à une explosion vocale tonnante (assumée) basculant en voix de tête (guidée). La performance est aussi celle du pianiste accompagnateur, Edward Liddall, qui impulse les coups de poignard en prévoyant la tenue résonante où il devra aboutir et son accord avec le chant.
Ce concert qui permet également d'apprécier la qualité en quatuor à cordes d'instrumentistes académiciens (très assurés dans les enchaînements de caractères précis) est le dernier au programme de la saison à l'Opéra de Paris, mais côté production lyrique, La Force du destin fait résonner la Bastille jusqu'au 9 Juillet 2019 et Don Giovanni fait trembler Garnier jusqu'au 13. L'Académie donne pour sa part rendez-vous dès le 19 septembre prochain pour son nouveau Concert d'ouverture (et donc la découverte de ses nouveaux artistes en résidence) avant notamment L’Après-midi d'un faune/L'Enfant et les sortilèges (Debussy/Ravel) au Palais Garnier, Bastien et Bastienne de Mozart à l'Amphithéâtre, un nouveau workshop de mise en scène (par Pascal Neyron), une master-classe de Ludovic Tézier parmi de nombreux concerts et même une tournée en Chine.