Les Cris de Paris au garde-à-vous à Montpellier
Admiré par Berlioz dont il est le contemporain, Jean-George Kastner n’en reste pas moins un compositeur méconnu du répertoire. Adepte du livre-partition où l’auteur collecte des informations sur un sujet musical donné (les sirènes, par exemple) accompagné d’une composition originale sur ce sujet, celui-ci s’intéresse aux voix de Paris et signe un essai éponyme (Les Voix de Paris - Essai d'une histoire littéraire et musicale des cris populaires de la capitale depuis le Moyen-âge jusqu'à nos jours) où il porte l’idée d’un chant de la ville incarné par les crieurs publics et les voix émanant aussi bien des fêtes que des émeutes. Placé à la fin de l'ouvrage, Les Cris de Paris sont l'aboutissement musical de ces recherches. Grande symphonie humoristique écrite en 1857 dans la tradition symphonique française convoquant parties instrumentales et vocales et dont Berlioz est le grand représentant, elle réunit un effectif colossal composé de solistes, de chœurs, d’un orchestre et d’un orchestre militaire. À l’occasion de sa création événement au Festival de Radio France Occitanie Montpellier, Hervé Niquet dirige salle Berlioz, outre l’Orchestre et l’Harmonie de la Garde républicaine convoqués pour l’occasion, son Chœur Spirituel et les solistes Lucie Edel, Enguerrand de Hys et Arnaud Richard (auxquels se joignent deux jeunes solistes de l’Opéra Junior).
Mais avant tout, en première partie de soirée, le Concerto pour clarinette et orchestre n°1 de Weber (également contemporain de Berlioz) où s’illustre le clarinettiste Paul Meyer. L’interprète allie une technique sans accroc (gammes-fusées décollant dans les aigus, arpèges audacieux, trilles chantants) à une musicalité aboutie, ouvrant le concerto d’un thème teinté d’une douce mélancolie, dont il file les sons avec délicatesse. L’élégance de la conduite mélodique opère par un jeu souple et aérien aux appogiatures raffinées et aux staccati sautillants. Le mouvement lent est plein d’une belle candeur, un legato assuré tissant de superbes lignes majeures colorées de minorisations romantiques. En fond de scène, l’orchestre peine toutefois à faire entendre toutes les couleurs de la partition, que dessert également la marche au pas imposée par la direction du chef.
Après l’entracte, l’Harmonie de la Garde républicaine rejoint l'Orchestre sur scène en une impressionnante phalange sous les chaleureux applaudissements du public. Les Cris de Paris commencent alors. Soliste, un hautbois esquisse une ligne puis semble s'épancher en un léger glissando, léger déraillement précédant un long point d’orgue et suscitant les premiers rires du public. L’orchestre reprend de plus belle, mais à nouveau, le hautbois semble faire des siennes. Cette invitation à l’humour se meut en fanfare avec les mouvements percussifs et réguliers de la garde, incarnée par le rythme au pas des tambours, des nappes cuivrées ou les fières volutes de la trompette. Cette garde rythme les trois mouvements de la symphonie, décrivant trois moments d'une journée à Paris : le matin, le midi et le soir. Ainsi, la garde montante achève la première partie, les sonorités d'un régiment de cavalerie la seconde, alors qu'un talentueux quatuor de trompes vient clôturer le tumulte du soir et précéder la nuit.
Quant aux cris eux-mêmes, ces derniers s’incarnent dans des figures stéréotypées portées par un Chœur Spirituel se prêtant plaisamment au jeu (en habits bigarrés appelant eux-mêmes la dissonance) et les solistes de la soirée : des vendeurs de légumes (« Des choux, des poireaux, d’la carotte »), des crieurs de journaux (« Demandez le journal du soir »), un Portier jusqu’à des voix confuses s’élevant ensemble en une longue cacophonie où les voix se tordent et où les syllabes se confondent. Et à côté (parfois au-dessus) de ces cris spontanés produisant d'explicites dissonances, des voix s’élèvent par contraste mélodieuses et bien dessinées sur le livret d’Edouard Thierry, avec une ode au matin (« Entendez-vous le coq lointain ? ») de Titania (incarné par Lucie Edel), suivi des rêveries du Dormeur (« Restez, restez, ô mes songes fidèles ») d'Enguerrand de Hys bientôt résigné face aux voix montantes de la ville puis s'insurgeant contre elle (« Paris c'est l'enfer ! »).
Chez les solistes, Enguerrand de Hys offre une voix pleinement audible et intelligible par-delà l’effectif orchestral. Doté d’une belle voix de ténor, puissante et bien timbrée, incarnant ses différents rôles avec âme : alors que survient le jour, il couvre légèrement sa voix en des mezzo-forte lyriques dans une douce romance, avant d’incarner un marchand vêtu d’un chapeau de paille dont les accents, forcés, tendent à sonner nasillards. Le baryton-basse Arnaud Richard incarne successivement Le Promeneur solitaire, un crieur et un Portier de théâtre abordant la foule. Ouvrant son propos sur d’amples graves veloutés, il offre des lignes aux notes bien ciselées et à la projection aisée (les graves manquant toutefois de puissance pour ne point être couverts par l’emballement de l’orchestre). En crieur, il altère sa voix pour articuler et pousser des notes avec une exagération comique. Lucie Edel s’éveille doucement au matin en Tatiana, puis devient une Voix lors de la romance du jour chantée avec le Dormeur éveillé (Enguerrand de Hys). Des aigus limpides et un timbre fruité habillent la voix de la soprano, au demeurant fluette, face à l’effectif orchestral et difficilement intelligible (avec la nécessité de suivre le livret, en la regrettable absence de sur-titrage). S’ajoute à cela la touche juvénile des solistes Opéra Junior, Méline et Mathilde Gros, complétant ce panorama de voix par une brève intervention aux côtés du chef.
Aussi bien l’Harmonie et l’Orchestre de la garde républicaine que le Chœur Spirituel (homogène dans les parties ensemble, tels le Chœur des Masques et le Chœur des Songes) marchent au pas sous la direction stricte et militaire d’Hervé Niquet, dont les amples mouvements des deux mains assurent une battue régulière. Judicieuse pour les parties convoquant la rigidité des battements de tambours où se mêlent les lignes millimétrées des cuivres, elle montre ses limites avec l’Orchestre, dont les couleurs romantiques ressortent peu pour former un tout monochrome aux faibles dynamiques trahissant un certain manque de respiration dans l'ensemble.
Avec le doux quatrain du Chœur des Songes, calme suivant la tempête, vient la nuit. Les lumières de la salle Berlioz s'éteignent, précédant d'enthousiastes applaudissements pour l'ensemble de l'effectif.