Une Messe en si mineur tournée vers les cieux au TCE
Œuvre maitresse de Jean-Sébastien Bach, la Messe en si mineur n'en finit pas de susciter une abondante littérature, que ce soit au niveau de son usage (œuvre liturgique ou œuvre abstraite, à l'image de L'Art de la Fugue pour le clavier ?) ou de sa nature même (œuvre à part entière ou assemblage de pièces antérieures ?). À ce sujet, il est en effet notable que parmi les 27 pièces composant la Messe, seules trois d'entre elles (les chœurs "Credo in unum Deum", "Et incarnatus est" et "Confiteor unum baptisma") soient radicalement nouvelles, les autres étant des réutilisations d'œuvres antérieures. L'ouvrage suscite également des commentaires numérologiques fondés sur l'exploitation du chiffre trois par le compositeur dans la structure de son œuvre. Ainsi, le nombre de pièces (27) lui-même appelle de vifs commentaires, 27 étant la puissance cubique du chiffre trois, symbole de la Trinité et du Mystère des Écritures.
Figure emblématique du chant choral allemand (enregistrant actuellement l'intégralité de l'œuvre d'Heinrich Schütz, prédécesseur de Bach et dont nous vous proposions la Passion selon Saint Matthieu en air du jour), Hans-Christoph Rademann investit ce chef-d'œuvre spirituel le temps d'une soirée au Théâtre des Champs-Élysées, accompagné par l'Orchestre et Chœur du Gaechinger Cantorey de Stuttgart et un quatuor de solistes : Johanna Winkel (soprano), Marie Henriette Reinhold (alto), Sebastian Kohlhepp (ténor) et Arttu Kataja (baryton). Il faut relever avec quelle assurance le chef mène la direction, montrant une maîtrise des plus convaincantes de la partition. Très attentif aux différents pupitres, dont il accompagne soigneusement les entrées, les crescendo et decrescendo par de généreux mouvements, il montre un beau souci du détail, corrigeant parfois en live le matériau sonore par quelques remarques prononcées du bout des doigts. Son interprétation, proposée dans l'esprit de celle de Nikolaus Harnoncourt, est simplement grandiose, très fine (chaque pièce pesée et pensée dans sa singularité, tout en montrant une appartenance à la totalité de l'œuvre), bien rythmée sans être rigide et offrant une amplitude sonore saisissante.
Apparaissant conjointement sur le devant de la scène pour le duetto "Christe eleison", la soprano Johanna Winkel et l'alto Marie Henriette Reinhold offrent un subtil alliage de tierces et de sixtes superposées, de questions et de réponses, assuré par des phrases bien en place rythmiquement avec des dynamiques intéressantes et des couleurs magnifiques, en particulier lorsque la légèreté fluette des aigus de la soprano se mêle aux médiums légèrement voilés de l'alto. Entendue comme soliste dans le "Laudamus te", Johanna Winkel est une voix impliquée, d'une belle souplesse et délicatesse, portant de longues vocalises virevoltantes. L'alto Marie Henriette Reinhold montre de son côté de superbes couleurs, la voix modulant de mediums ombragés et corsés vers des aigus limpides et plus saillants avec une heureuse justesse. Le discours est bien construit, les respirations signifiantes, et se dégage de la pratique même du chant une forme de tranquillité, d'économie qui participe de l'impression d'aisance déployée par l'alto, y compris dans l'Agnus Dei à la fin de l'ouvrage, où elle déploie des lignes conjointes et des sauts d'intervalles plus disjoints.
Accompagné par un continuo plein de raffinement (flûte traversière pour la voix supérieure, orgue pour l’harmonie et violoncelle pour la basse) dans l’air "Benedictus qui venit in nomine Domini" (« Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur »), le ténor Sebastian Kohlhepp montre beaucoup de caractère dans la voix, aussi bien dans les mediums que dans les aigus. Bien justes, les lignes qu'il déploie sont contrôlées. Il est toutefois dommage que le ténor se dégage de la partition de manière sporadique, perdant légèrement contact avec le public auquel il délivre son message. Soliste du "Quoniam tu solus sanctus" ("Car toi seul es saint") et du "Et in Spiritum Sanctum" ("Et en l'Esprit Saint"), Arttu Kataja est un baryton dont la présence sur scène suffit à impressionner. La justesse des notes est remarquable, en particulier dans les graves où celles-ci paraissent bien audibles et distinctes. Cette netteté du son se retrouve dans les vocalises, dans lesquelles le chanteur privilégie la clarté de l'élocution à la souplesse de la voix, chaque note étant légèrement appuyée. Quant à la noblesse de son timbre, mêlée à des notes légèrement ondulées, celle-ci offre une certaine assise à la voix qui se prête harmonieusement à cette œuvre sacrée.
À ce tableau bien composé s'ajoute la superbe prestation de l'Orchestre et du Chœur du Gaechinger Cantorey de Stuttgart. Très homogène et juste, le chœur épate par la cohésion de chaque pupitre, lesquels donnent l'impression d'être portés par une unique voix, aussi bien en ce qui concerne la diction que les attaques et les respirations. Dans les parties fuguées, chaque entrée est subtilement relevée, y compris chez les basses, généreusement soutenues par les violoncelles et la contrebasse. À l'écoute de son chef, l'orchestre offre une grande précision d'exécution, y compris dans les parties les plus véloces. Les musiciens sont impliqués (notamment la contrebasse, le violon solo, mais aussi les bois) ce qui se traduit par des mouvements corporels qui se mêlent à ceux du chef d'orchestre.