L'Histoire du soldat aux Invalides
Devant les gradés, des invalides accueillis dans l'établissement et un public nombreux, ce concert de la 24e saison musicale en ces lieux offre un programme divers, lié à l'armée par le thème de ses morceaux, la vie de son compositeur ou une instrumentation martiale.
Comme son nom l'indique, l'Orchestre de la Musique de l'air présente une phalange de vents, riche et fournie (adjointe d'une harpe, d'une contrebasse, le tout devant un pupitre avec trois percussionnistes). Les musiciens militaires sont en uniforme de scène réglementaire, associant élégance et protocole : nœuds papillons avec vestes à gallons brodés et l'écusson de l'Armée de l'air sur le poitrail, le tout dirigé par le colonel Claude Kesmaecker en uniforme-queue de pie. Ce chef, qui mène l'orchestre depuis 2005 aussi bien lors des cérémonies officielles que pour des concerts d'agrément, dirige ses troupes à mains nues et il les porte avec assurance et souplesse à travers le prélude de l'Acte I (introduction) du Coq d'or composé par l'ancien marin militaire russe Rimski-Korsakov (dont Laurent Pelly proposait sa vision l'année dernière à La Monnaie).
Cette mission en terre russe depuis les Invalides, le temple de Napoléon, est tout sauf une Berezina. D'une discipline absolue mais sachant vibrer, l'orchestre rend magistralement les plans sonores et contre-temps. Par-dessus tout, le tambour offre une démonstration digne des grandes manœuvres. Son comparse timbalier présente un jeu tout aussi remarquable sur le plan rythmique, discipline oblige, mais ses qualités sont amoindries par des choix de baguettes, toutes trop molles de la gomme. Cependant, cela n'empêche nullement les cuivres de briller, comme les bois avant eux. C'est alors l'occasion d'admirer la qualité globale de cet orchestre de vents, mais aussi de souligner le remarquable travail effectué sur l'acoustique des lieux par tous ces instruments. Cuivres, bois et percussions semblent connaître cette église comme leur maison, ils savent s'appuyer sur sa réverbération mesurée sans perdre une once de clarté.
Agnès Pyka offre alors une interprétation assurée du Concerto de l'Adieu pour violon et orchestre de Georges Delerue (musique du film Diên Biên Phu de Pierre Schoendoerffer). Un même esprit présidera ensuite au jeu de Claude Delangle dans le Concerto pour saxophone d'Henri Tomasi. Les musiciens rappellent également leur mission protocolaire en entonnant une impressionnante fanfare militaire : la Washington Post March de John Philip Sousa. La phalange y excelle, au point que des spectateurs, jeunes et moins jeunes, esquissent quelques mouvements de défilé et de marche au pas, emportés par l'ambiance sonore.
Ce défilé musical mène avec enthousiasme vers le grand morceau du programme : L'Histoire du soldat de Stravinski, musique de scène en forme de mélodrame sur un texte de Charles-Ferdinand Ramuz, composée en Suisse pendant la première guerre mondiale. Cette partition met traditionnellement à l'honneur un septuor instrumental et trois acteurs, mais le génie vocal de Didier Sandre lui permet d'incarner à la fois le narrateur, le soldat et le diable, simplement en changeant sa voix. Il faut dire que cet acteur est une référence pour cette œuvre. Didier Sandre interpréta L'Histoire du soldat dès 1988, travaillant la partition avec nul autre que Pierre Boulez. Dès cette époque, durant laquelle Sandre participait à la saison musicale des Amandiers à Nanterre avec Patrice Chéreau (retrouvez notre présentation de la collaboration légendaire entre Chéreau et Boulez), le récitant avait été remarqué en tant qu'acteur musicien. Il offre précisément toute sa musicalité au jeu d'acteur. Il chante en rythme autant qu'il joue le soldat enthousiaste de rentrer chez lui. Pour le diable, la voix s'étoffe d'harmoniques graves et cendrées, tandis que les mandibules se serrent pour dévoiler de sombres intentions. Le tout est porté par un timbre de narrateur placé avec légèreté mais de manière éloquente et sonore. Conscient du cadre rythmique et harmonique qui l'accompagne, il suit avec attention sa partition, tout en se libérant de son emprise pour incarner chaque personnage, action et sentiment. Le public s'imprègne ainsi du drame de ce soldat faustien qui vend son âme (symbolisée par le violon) en échange de la fortune. La voix chantante et récitante est d'autant plus incarnée qu'elle est portée par des fanfares instrumentales tournoyant, ponctuées de soli bien timbrés (notamment le violon d'Agnès Pyka, revenue offrir l'âme et le cœur bondissant et langoureux de ce drame et de ce soldat).
Le public conquis applaudit chaleureusement les artistes. Nul doute que les spectateurs reviendront nombreux et fidèles dans ce lieu unique, pour une saison musicale belle et thématique, associant jeunes talents prometteurs et artistes renommés avec plusieurs concerts chaque semaine.