Notre Carmen à l'Athénée : quand la folie devient génie
Folle ou géniale ? Derrière la folie de cette production et de cette troupe, il y a le génie, comme derrière le rire et l'opéra-comique (genre auquel appartient Carmen), il y a le tragique. Ce cabaret fou où les interprètes semblent improviser sous l'emprise de psychotropes exige d'eux une connaissance intime de la partition et une énergie théâtrale débordante. L'amateur y plongera avec délectation, le spécialiste y reconnaîtra une infinité de reformulations et citations savantes.
Disons-le d'emblée, Notre Carmen à l'Athénée résonne infiniment avec Traviata, vous méritez un avenir meilleur, repris en début de saison aux Bouffes du Nord : deux réinventions de chefs-d'œuvres du répertoire lyrique, qui mènent les opus vers des directions étourdissantes tout en les ramenant aussi à leur essence.
Le collectif a fait de l'Athénée sa maison, il s'y sent comme dans son squat. Ces gitans y ont bâti une cahute au plafond de laquelle sèchent les feuilles de cigares. Ils ont aussi squatté la musique de Bizet, ils l'habitent et l'investissent avec la même passion délurée, dans un arrangement pour piano, flûte, violon, trompette, harpe et des percussions au jeu aussi frénétique que les sautillements soudain des acteurs (avant de claquer des talons au rythme de la garde montante). Un cameraman filme en direct les élucubrations des joyeux drilles, projetant sur un écran le gros plan de leurs grimaces, avant que ne soient diffusés des films muets de Carmen ou de corrida en cartoon, nouveaux personnages d'un plateau choral hallucinant. Les acteurs semblent avoir pris les premiers vêtements venus, tout en privilégiant l'attirail le plus bariolé et incongru possible (de la robe de soirée au bonnet de grand-mère, en passant par le slip vert pomme).
Dans le même geste passionnant, ce collectif réinvente le drame ainsi que la musique. Le chant s'ouvre à toutes les formes de la voix, du cri rauque au crissement de souris, en passant par le karaoké rock. Les mélodies ont le naturel de la folie et de la parole, passant dans une même phrase du français à l'allemand, à l'américain avec une pointe d'accent bavarois ou cockney. La parole expressive polyglotte est si naturelle que les surtitres disparaissent bientôt (mais soudain, toute la traduction du texte allemand qui manquait se met à défiler à toute vitesse : sans que le spectateur ne sache s'il s'agit d'un effet comique volontaire, ou bien si l'opérateur des sur-titres avait oublié son office, fasciné par le spectacle).
Surgit une éclatante Carmen écarlate de cabaret, sa voix de fillette mangée par celle d'un ogre des cavernes s'envolant en sifflet. Son Don José est un jeune premier d'opérette à qui revient les plus grands airs de la partition.
Sur l'air des cigarières, l'ensemble des acteurs se met à fumer, remplissant le théâtre tel un aquarium. La voleuse de cigares est roulée dans une grande feuille de papier marron, transformée elle-même en cigare bondissant à travers le plateau, demandant à Don José de l'embraser "I'm on fire". Celui-ci part chercher un briquet parmi l'assistance (qui se verra distribuer des oranges pour assister à la Corrida) avant d'humidifier le cigare avec un micro-extincteur. Le cigare humain chante l'air de Carmen "Tra la la la la la la la Coupe-moi, brûle-moi (!), Je ne te dirai rien", alors que l'actrice ainsi déguisée n'est pas celle qui chantait auparavant ce personnage. D'autant qu'elle chante l'air à celui qui incarnait auparavant Don José, alors que Bizet le fait chanter en direction de Zuniga. Les personnages se partagent en effet entre les actrices et les acteurs qui peuvent tour-à-tour donner leur jeu, leur couleur aux figures séductrices, faibles ou extatiques. C'est ensuite le violoniste qui incarne un Don José en jean vert, sa récitation langoureuse se muant en chant de casserole. Un autre Don José est à la fois le brigadier et le taureau à cornes qui fond sur Escamillo.
Les pneus épars sont empilés pour former un chaudron fumant, donnant une force ensorcelante très adaptée aux divinatrices de l'air des cartes. La troisième Carmen à l'incompréhensible accent roumain est aussi fausse que fascinante (devant la vidéo d'une procession funéraire menée par un poney et un humain au masque de cheval).
Tandis qu'une autre Carmen étend son linge depuis la loge et après un cours d'astrophysique, les acteurs en tutus colorés à paillettes dandinent sous une boule à facettes, font des claquettes et du ballet (classique et moderne). Un narrateur sorti d'une émission littéraire vient ensuite offrir la pompeuse morale de l'histoire, avant même l'entracte.
Tout ce spectacle file dans un souffle énergique continu et foisonnant. Carmen et Don José n'en finissent pas de se tuer, se poignardant tour-à-tour pour se relever. La musique s'arrête alors sur le triomphe d'Escamillo : avant donc la mort de Carmen. L'opéra finira bien, fort bien, par le seul air qui n'avait pas encore été exécuté : la Habanera. La lumière s'éteint sur cette production, Notre Carmen devient notre Carmen alors que les bravi sonores fusent au son de "L'Amour c'est comme une cigarette."
Voici comment ce collectif a également réinventé Elektra :