L'Autre Voyage avec Schubert à l'Opéra de Dijon, anatomie inouïe
Franz Schubert a su traduire en sons toutes les profondeurs de l'âme humaine, dans ses joies et ses peines au point de devenir un emblème du Romantisme. Célèbre pour sa musique instrumentale et vocale, il a légué, malgré sa mort précoce, un catalogue immensément riche, avec plus de 600 Lieder (les mélodies allemandes pour piano et voix). Certains de ces Lieder forment des cycles, dont le sommet qu'est "Le Voyage d'hiver"... mais c'est donc à un Autre Voyage que nous convie ce spectacle présenté à Dijon (dans la foulée de l'Opéra Comique de Paris).
Un Autre voyage musical, théâtral, esthétique, humain,...
Ce spectacle raconte en effet le voyage tragique et cathartique d’un homme, simplement nommé “L’Homme” car il est universel, à l’image du Voyageur dans les Lieder de Schubert (le fameux “wanderer” romantique allemand qui erre à travers le monde et l’existence). Cet Homme a toutefois pour particularité d’être médecin légiste, et il se voit un jour (littéralement) apporter le cadavre d’un Homme… qui n’est autre que lui-même : son double. Son “Doppelgänger” en allemand, qui est aussi le titre d’un célèbre Lied de Schubert, composé sur un texte d’Heinrich Heine et intégré à un cycle posthume du compositeur, Le Chant du Cygne (dans ce Lied, le narrateur-wanderer voit dans la maison de sa bien-aimée perdue un homme tourmenté... qui n'est autre que lui-même). “Cela a pleinement guidé la construction de la dramaturgie, nous confie la metteuse en scène de ce spectacle, Silvia Costa. Notre point de départ est un extrait de Lazarus, opéra fragmentaire et inachevé de Schubert. Le nom de Lazare renvoie à la résurrection et dans cette œuvre de Schubert, un personnage mystérieux erre dans un cimetière et trouve une tombe ouverte,... à son propre nom.”
Soi-même comme un autre
Car cet autre voyage est également l’occasion de parcourir un autre pan du catalogue de Schubert, très important (en termes de dimensions et d’expérimentations esthétiques) : celui de ses opéras, inachevés ou refusés par les théâtres. L’Autre Voyage propose ainsi d’entendre des morceaux des rarissimes Adraste, Les Jumeaux (représenté mais rapidement oublié), Sakuntala, Alfonso et Estrella, Les Conspirateurs, Fierabras, ou encore de la musique de scène Rosamonde (qui fut condamnée par le mauvais accueil de la pièce).
“Nous avons fait un grand travail de réécriture des textes de ces extraits d’opéras, poursuit la metteuse en scène, afin de composer un livret global, en conservant pleinement l’esprit de Schubert. Nous avons ainsi visé à rendre l’universalité des histoires qu’il choisit d’aborder, et pour réunir ces fragments en un spectacle cohérent.”
Cette narration est donc celle de l’Homme, médecin-légiste, qui autopsie son propre corps et revit ce faisant un événement traumatique : la perte de son enfant.
“La figure de l’enfant est arrivée plus tard dans le travail dramaturgique, explique Silvia Costa. Je lisais notamment le livre ‘Vivre avec nos morts : Petit traité de consolation’ de la rabbine française Delphine Horvilleur. Pour les funérailles, elle parle avec les familles, elle écoute l’histoire de chaque personne, et son livre relate aussi l’histoire d’un enfant décédé, pour lequel elle doit prononcer une oraison. Cet enfant perdu a, alors, imposé sa figure sur ce spectacle : l’enfant perdu symbolise l’inachèvement, une vie en potentiel disparu, une souffrance et une perte qui interroge l'humanité même et jusqu’au langage (il existe le mot ‘orphelin’ pour un enfant qui perd ses parents mais il n’existe pas de mot pour parler de l'innommable qu’est la perte d’un enfant par ses parents).
Cet autre voyage est donc aussi le voyage d’après, celui qui suit la mort, qui va dans l’au-delà, par-delà la disparition et qui retrace la mémoire. C’est aussi ce voyage que nous faisons, l’équipe artistique et le public, avec ces personnages et cette musique, qui donnent toute la cohérence au voyage.
Pour plonger dans ce voyage et dans sa cohérence, pas besoin donc de connaître déjà Schubert (a fortiori ces raretés), ce voyage est pour tout le monde. La présence des enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique souligne aussi combien ce projet est pour tout le monde, son histoire et sa musique étant universelles. Certains spectateurs ont découvert le monde de l’opéra pour la première fois à travers ce spectacle et ils ont adoré. C’est toujours très beau pour moi de voir petits et grands se laisser guider par un voyage qui est aussi symbolique et métaphorique, avec des images et des émotions très directes.”
Le Paradis c’est les autres
Selon les mots de Stéphane Degout, qui incarne cet Homme, ce spectacle est ainsi “un collage, une création, une rêverie.” “Ce spectacle a une poésie, une dimension de rêves, ce sont des ‘tableaux musicaux’, enchaîne Silvia Costa : des images faites de poésie et de tendresse que nous offrons aux spectateurs. Le spectacle allie ainsi onirisme et réalisme : la tendresse et l’empathie tient aussi au fait que j’ai intégré à la fin du spectacle, des visages réels, de personnes disparues, des films muets familiaux (de l’Archivio Nazionale di Famiglia) montrant des êtres qui sont regrettés, pleurés.”
Ce projet est ainsi et aussi un autre voyage pour ces artistes, les réunissant à nouveau : Silvia Costa et Raphaël Pichon après le Requiem de Mozart au Festival d’Aix-en-Provence mis en scène par Romeo Castellucci (pour lequel Silvia Costa était collaboratrice à la mise en scène et aux costumes). Pour Raphaël Pichon et Stéphane Degout également, qui travaillent ensemble depuis plus de dix ans et avaient déjà réalisé un projet original autour de Schubert, intitulé Mein Traum (Mon Rêve : notre compte-rendu). “Je dis toujours oui aux idées et projets de Raphaël ! s’enthousiasme Stéphane Degout. Le projet de ce nouveau spectacle était déjà en gestation pendant la période Mein Traum. Du programme Mein Traum, très rapidement a été décidé que seul Schubert serait le compositeur de L’Autre Voyage.
Des trames et des idées prenaient forme. Raphaël m’a simplement dit qu’on devait porter cette musique à la scène. Puis le temps a passé, Silvia et Raphaël ont travaillé ensemble à l’invention d’une histoire, l’élaboration d’un livret et d’un texte, le choix des musiques. Je n’ai pas pris part à cette étape du travail mais Raphaël s’est toujours soucié de savoir si l’enchaînement de certains numéros, la longueur du spectacle et mon omniprésence sur scène ne seraient pas des difficultés pour moi.”
Cette création, cette créativité, cet autre voyage se présente aussi comme une autre forme de spectacle, un récital qui raconterait une histoire, un opéra qui aurait la subtile orfèvrerie de chaque morceau, de chaque Lied. Stéphane Degout voit dans la proposition scénique une richesse, à explorer, à partager : “Je crois que le récital est à l’opéra ce que la lecture est au théâtre. Au récital, on ne joue pas des personnages, il n’y a pas de décor, de costumes, de partenaires, il n’y a pas d’artifice ; nous, interprètes, sommes les vecteurs d’émotions et d’affects que nous n’avons pas à inventer puisqu’ils sont dans la musique. L’opéra ajoute une couche de vernis plus ou moins épaisse. L’histoire, l’émotion sont véhiculées autrement.” Tant et si bien que cette proposition originale, correspond aussi aux grandes formes et aux canons du théâtre lyrique, ceux-là qui furent refusés à Schubert et qu’il retrouve ainsi, faisant cet Autre Voyage dont il a été privé : “Ce spectacle a une forme habituelle et sa construction a été la même que pour une autre production (trois semaines de répétitions, orchestre, etc.), poursuit Stéphane Degout. Chaque metteur en scène a un style, une attitude propre dans le travail et face à la musique, et j’ai beaucoup aimé travailler avec Silvia, sa douceur, sa poésie, son humilité. Sa personnalité a beaucoup imprégné le spectacle.
Venez et laissez-vous aller à des émotions pures et à la musique de Schubert, tellement simple et profonde !”
L’Autre Voyage, dans la mise en scène et les décors de Silvia Costa avec Stéphane Degout (L'Homme), Siobhan Stagg (L'Amour), Laurence Kilsby (L'Amitié), Chadi Lazreq (L'Enfant), la Maîtrise Populaire de l'Opéra Comique, l'Orchestre et le Chœur Pygmalion dirigés par Raphaël Pichon est à l’affiche de Dijon ces 6 et 8 mars 2024.
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