Pascal Bertin : « Le baroque n’est pas qu’une époque »
Pascal Bertin, quel bilan faites-vous de la saison écoulée en termes de fréquentation ?
La saison dernière est la première que nous avons pu jouer intégralement. En effet, le festival s’étend sur toute la saison depuis 2019, mais les années 2020 et 2021 ont été très inamicales. C’est donc la première fois que nous avons pu tester ce modèle. Le public est de retour, mais avec des habitudes d’achat différentes : les réservations de dernière minute sont beaucoup plus fréquentes, ce qui est stressant pour les opérateurs culturels car on ne sait pas deux semaines avant combien nous aurons de spectateurs. Nous ne sommes pas encore revenus aux taux de remplissage d’avant le Covid, mais ils sont tout à fait honorables (nous pouvons estimer la baisse à environ 20% par rapport à l’avant-Covid). Nous avons dû supprimer les abonnements à cause des annulations. Avant, les abonnés prenaient deux ou trois concerts d’artistes très connus et jouaient à découvrir des personnalités moins connues ou des projets plus éloignés. C’est cette partie que nous avons perdue. Ainsi, il n’y a pas de déficit de public sur les concerts avec les vedettes, mais sur ceux qui demandent une petite prise de risque. Nous réintroduirons donc les abonnements pour la saison à venir, en espérant stimuler de nouveau cette curiosité. Par ailleurs, certains spectateurs ne viennent plus au concert, par crainte ou par perte d’habitude.
Et artistiquement ?
Artistiquement, ça a été une très belle saison. Notre nouvel ensemble en résidence, Il Caravaggio dirigé par Camille Delaforge, s’est très bien investi sur le territoire, en particulier auprès des écoles (c’est ce travail qui avait motivé notre passage à un format sur toute la saison plutôt que concentré sur le mois d’octobre, qui ne permet pas de mener ces actions). Il y a notamment eu un double travail sur Mozart : sur les personnalités féminines de ses opéras et sur ses danses et contredanses, avec Annie Couture à la vielle à roue. Il y avait également un atelier beatbox pour rapprocher la musique classique de l’environnement des enfants. Les élèves qui n’osaient pas se présenter devant leurs camarades faisaient un reportage vidéo.
Autre fait marquant autour du Devoir du premier Commandement de Mozart, son premier opéra sacré qu’il a écrit quand il avait 11 ans : nous avons organisé, dans le cadre de l’Olympiade culturelle, un travail qui a tourné dans le Vexin où nous faisions dialoguer classique et breakdance, qui est une nouvelle discipline olympique, avec Yaman Okur, Pontoisien devenu danseur et chorégraphe de Madonna. Ça a été une très grande réussite : il y aura des suites, notamment avec des premières parties de spectacles intégrant ces enfants, dès la saison prochaine.
Comment avez-vous traversé les difficultés économiques qui s’imposent au monde culturel ?
Nous sommes peu sensibles à l’inflation et aux coûts de l’énergie. D’abord, nous n’avons pas de lieu puisque nos concerts sont accueillis par des salles partenaires, qui sont en revanche impactées : nous ne subissons donc pas les augmentations gigantesques de coûts des fluides auxquels doivent faire face les théâtres comme la scène nationale de Cergy. Nos seuls lieux à nous sont des églises qui ne sont pas chauffées, c’est pourquoi nous les investissons principalement en première partie de saison, avant que le froid ne les rende impraticables. Nous subissons l’augmentation des coûts sur les locations d’instruments ou sur les transports, mais l’impact financier reste mesuré. Nous avons néanmoins construit une saison prudente pour l’an prochain, en attendant notamment de voir comment le public va réagir. Elle est ambitieuse, mais pas démesurée financièrement.
Comment les concerts s’organisent-ils sur l’année ?
Nous sommes à l’écoute des ensembles et de nos salles partenaires pour construire nos saisons. L’une des raisons pour lesquelles nous organisons désormais nos activités en saison plutôt qu’en festival, est de pouvoir inviter les ensembles lorsqu’ils sont de passage à Paris, afin de limiter au maximum notre impact environnemental. Nous ne recherchons pas l’exclusivité : cela ne nous pose aucun problème qu’un ensemble joue chez nous deux jours après un concert à la Philharmonie. Nos publics ne sont de toute façon pas les mêmes. À l’inverse, nous avons souvent des problèmes avec des très grandes salles qui ont des exigences d’exclusivité qui sont totalement contraires à tout objectif écologique. À propos, d’impact environnemental, nous allons désormais passer les concerts du samedi à 18h, pour faire rentrer les artistes parisiens en transports en communs. Les spectateurs pourront aussi avoir leur soirée ensuite : cet horaire est notamment adapté aux personnes âgées qui veulent se coucher pas trop tard, et aux familles.
Vous avez choisi comme thème « Albion » : pourquoi ?
Nous partons toujours d’anniversaires de compositeurs, puis nous cherchons à les rapprocher autour d’un thème plus large. Albion est le nom antique du Royaume-Uni : nous commémorons en effet les 400 ans de la mort de William Byrd, mais aussi les 300 ans de la naissance de Karl Friedrich Abel, compositeur allemand ami de Bach qui a fini sa vie à Londres. Trois opéras de Haendel ont par ailleurs été composés à Londres en 1723/1724 : Jules César, Tamerlano et Flavio. Tout cela justifiait de réunir ces évènements autour d’un thème géographique, alors que nous avions plutôt des thèmes sociétaux ces dernières années. Dans l’équipe, nous adorons tous la musique anglaise, de toutes les époques, jusqu’à la pop et au rock. En effet, notre devise, c’est "le baroque n’est pas qu’une époque" : nous ne proposons donc pas seulement de la musique ancienne au Festival Baroque de Pontoise.
Comment ce thème infuse-t-il dans la programmation ?
Ce n’est pas difficile car nous avions l'embarras du choix : tous les ensembles ont un programme de musique britannique. Ce qui est difficile, c’est de dire non, car je reçois des centaines de propositions. Tout notre art est d’équilibrer notre programmation entre des ensembles connus et des ensembles émergeants, des programmes d’époques différentes, avec de la danse et du théâtre, afin que les programmes se nourrissent plutôt que de s’annihiler, dans une sorte d’alchimie. J’ai construit un festival que j’avais envie de voir, et j’espère que le public appréciera aussi.
L’Ensemble Il Caravaggio poursuivra sa résidence : quelle forme prendra-t-elle cette saison ?
Nous avons choisi de proposer le 30 septembre un gros projet qui va s’appeler The Witch of Endor, qui mettra en regard des histoires sacrées d’Angleterre avec cet oratorio de Purcell, de France avec Le Reniement de Saint-Pierre de Charpentier et d’Italie avec Il Pianto di Maria de Ferrandini. Leur second grand moment, le 16 février, sera l’Académie baroque qu’ils encadreront au Conservatoire à Rayonnement Régional, qui a un très bon département de musiques anciennes. Nous organisons une session tous les deux ans, ce sera donc leur première. Nous nous insérerons dans un programme qu’ils ont déjà cette année sur la musique au temps de Louis XV et de Madame de Pompadour. Ce ne sera donc pas très anglais, même si Camille Delaforge fera sans doute un petit lien avec quelques suites dansées anglaises. Au-delà de ces deux projets, ils feront également des interventions dans les écoles.
Qu’avez-vous choisi comme concerts d’ouverture et de clôture ?
D’abord, nous aurons notre présentation de saison le 9 septembre, au cours de laquelle il y aura des extraits de Didon et Énée, le plus célèbre opéra anglais avant Britten, dirigé par Philippe Le Fèvre à la tête de l’ensemble Le Capriccio Français et d’élèves de sa classe de chant du CRR de Cergy.
Puis, en ouverture le 23 septembre, L'Achéron sera dirigé par François Joubert-Caillet : c’est désormais un ensemble extrêmement installé dans le milieu de la musique ancienne. Ils réunissent pour cette occasion un quatuor de jeunes anglais, le Trinity Boys Choir, ainsi que le Quatuor A'dam, un ensemble multi-influence, composé de chanteurs qui collaborent avec de grands ensembles comme Pygmalion ou Aedes. Ils interpréteront des chansons de marins, puisque le concert sera centré sur la musique qu’on entendait sur les bateaux de la royauté, les Corsaires d’Elisabeth. C’est un programme très varié, avec de la musique sacrée qui était jouée sur ces navires, avec un consort de violes, jusqu’à des chansons bien plus profanes.
En clôture, nous aurons un spectacle des Lunaisiens, dans le cadre des Olympiades culturelles. Je suis un grand admirateur du travail d’Arnaud Marzorati sur ce genre de grandes fêtes populaires : c’est lui qui écrit la musique et les textes de ce programme. Ce sera un spectacle avec une centaine d’enfants, dont certains sont atteints de troubles autistiques, et l’Harmonie de Pontoise. Ce seront des chansons en lien avec l’Olympisme. Arnaud déteste le sport business, ce sera donc très second degré, très décalé, avec beaucoup d’humour. Le spectacle tournera dans les quartiers et dans la ruralité. En effet, Pontoise se partage entre la bourgeoisie (c’est une ville d’avocats avec un barreau extrêmement actif), des quartiers difficiles et une campagne magnifique (le Vexin, à trois kilomètres). Nous voulons parler à tout le monde, ce que permet ce type de projet.
Quels sont les plus prestigieux évènements qui jalonnent votre programmation ?
Le 24 septembre, Vox Luminis, qui n’est pas si fréquemment en région parisienne, présentera un concert intitulé Light and Shadow, en coréalisation avec l’Abbaye de Royaumont où se tiendra le spectacle. Il s’agira d’un pur programme de motets a cappella.
Le 8 octobre, Les Talens Lyriques donneront un récital Haendel à la Cathédrale. Ils joueront des extraits de Jules César avec Apolline Raï-Westphal, une jeune soprano qui est passée par le Conservatoire de Paris, et dont la carrière s’est envolée cette année. C’est un spectacle à l’image du festival : un ensemble extrêmement confirmé invite une jeune chanteuse émergente, très talentueuse.
Le 20 octobre, Le Banquet Céleste donnera les Royal Odes de Purcell au Théâtre de Poissy : nous ne pouvions pas passer à côté en cette année « Albion ». Ils reviendront en plus petit effectif en février avec Dreams, un spectacle mis en scène. Je suis content de les recevoir deux fois car ce sera la dernière année de Damien Guillon à la direction de l’ensemble.
Le 6 octobre, Emmanuelle de Negri et Brice Sailly présentent Orpheus Britannicus : pouvez-vous présenter cet évènement lyrique ?
Il y aura une partie instrumentale conséquente avec Brice Sailly au clavecin, puisqu’il interprètera un récital de virginalistes anglais. La sublime soprano Emmanuelle de Negri interprètera des Songs de Purcell tirées de l’Orpheus Britannicus parmi les plus connues. Ce qui est intéressant ici, c’est qu’ils ont fait tout un travail de recherche sur la langue anglaise restituée. C’est un travail que l’on connaît bien pour le français mais qui a mis beaucoup de temps à infuser pour la langue anglaise. Les Songs seront donc vraiment chantées avec la prononciation restituée du XVIIIème siècle. Ce sera d’ailleurs également le cas le 16 décembre pour le concert de l’Ensemble William Byrd, puisque leur basse Paul Willenbrock est un spécialiste de la recherche sur l’anglais ancien.
Le 22 mars, Ma P’tite chanson chantera les Beatles, dans un concert qu’ils auront déjà donné à Vézelay : qu’attendez-vous de ce concert ?
C’est une fierté car je les ai découverts avant même le début de leur aventure, sur Facebook : il y a trois ou quatre ans, Agathe Peyrat postait régulièrement des capsules filmées avec des copines pendant les pauses des répétitions d’Aedes ou de Pygmalion. Je trouvais ce qu’elle faisait tellement bien que je lui ai écrit pour lui demander de me proposer un programme : nous les avons donc invités au festival pour leur premier spectacle. Quand on a décidé du thème de cette saison, il m’a semblé évident qu’il fallait qu’ils reviennent avec une proposition autour des Beatles, qu’ils ont créée à Vézelay. Je les adore car ils sont modernes, intelligents et inventifs.
En tant que Responsable du Département Musique ancienne au CNSM, quels sont les artistes émergents que vous souhaitez présenter à votre public ?
Il y a des artistes que j’ai rencontrés au CNSM qui sont devenus très connus très vite : le Consort, qui s’est formé dans la pièce à côté de mon bureau du Conservatoire, par exemple, n’est déjà plus un ensemble émergent. Ils viendront le 19 janvier. Nous accueillerons aussi Les Timbres le 14 octobre. Ils ne sont pas nés au CNSMDP mais au Conservatoire de Lyon et sont extrêmement intéressants. L’ensemble Près de Votre Oreille de Robin Pharo, à l’inverse, est un pur produit du CNSM. Nous les invitons pour la deuxième fois, le 27 avril. C’est un ensemble remarquable, d’un niveau musical formidable, qui mérite d’être connu du plus grand nombre. Il ne faut pas rater ces jeunes ensembles.
Chez vous, le baroque rencontre souvent le contemporain : pouvez-vous nous en donner quelques exemples ?
Pour les amateurs de danse, la compagnie Beaux-Champs de Bruno Benne donnera Rapides sur les Water music de Haendel le 15 mars. Ce sera en effet de la danse baroque avec un regard contemporain : j’aime beaucoup l’idée que la danse baroque s’inscrive dans son temps en gardant une recherche d’authenticité historique, comme cela se fait dans la musique.
Dans le même esprit, le Quatuor Debussy jouera Requiem(s) le 25 avril au Théâtre d’Herblay. C’est de la musique de l’époque classique, le Requiem de Mozart et Les Sept Dernières Paroles du Christ en croix de Haydn, par un quatuor qui joue sur instruments non-historiques. Malgré mon poste au CNSM, je considère que la musique n’appartient pas aux spécialistes : il suffit de s’intéresser à la pratique historiquement informée, de jouer avec une compréhension du langage d’époque.
Le récital de piano de Samuel Bismut du 18 octobre va dans ce sens également : tous les ans, le Festival Baroque de Pontoise remet un prix au concours international Piano Campus qui est sur notre territoire, récompensant la meilleure interprétation du répertoire baroque au piano afin d’encourager cette pratique. Le prix, décerné en 2023 à Samuel Bismut, est une programmation au festival.
Une autre surprise, même si elle a déjà tourné, devrait être l’ensemble Céladon avec No Time in Eternity, qui met en regard les polyphonies élisabéthaines et la musique de Michael Nyman. Je trouve très intéressant que des compositeurs contemporains écrivent de la musique pour des instruments anciens.
Vous l’indiquiez, vous ne limitez pas votre définition du baroque à la musique ancienne, mais l’étendez à une seconde acception, l’originalité. Quels sont les concerts qui entrent dans ce champ ?
En collaboration avec le festival Jazz au fil de l'Oise, nous accueillerons le 13 octobre le duo Plucked Unplucked, qui fera sa troisième création pour nous. Il y aura beaucoup de musique anglaise dans ce mélange piano-clavecin. Ce sont deux musiciens exceptionnels : le résultat est incroyable.
Le 21 octobre, nous participerons à Automne impressionniste, un grand projet des offices de tourisme du Val d’Oise, qui font des expositions tous les ans : nous accompagnons les visiteurs dans leur parcours avec des instruments. Les pièces instrumentales seront en lien avec les musées. Le soir, nous avons demandé à Juliette Hurel, Hélène Couvert et Julie Depardieu de donner un concert-lecture sur Misia Sert, qui était une figure du Paris du début du XXème siècle, qui a bien connu tous les impressionnistes.
Dans votre programmation, il y a aussi des habitudes qui s’installent de saison en saison : pouvez-vous nous présenter les concerts du 1er octobre et du 3 février ?
Le premier octobre, nous présentons Un Italien à Londres : c’est un répertoire qui nous est cher dans un lieu qui nous est cher. Tous les ans, nous donnons un concert au Château de Montgeroult, où a vécu la grande pianiste Hélène de Montgeroult, première professeure de piano au Conservatoire de Paris en 1795, qui a écrit des méthodes qui font encore foi aujourd’hui. Il y a là un pianoforte à résidence. Le concert de cette année s’intéressera à Tommaso Giordani, un compositeur italien qui a eu beaucoup de succès à Londres. Nous entendrons un instrument dont je n’avais jamais entendu parler : la gambetta all'inglese, une viole de gambe à l’anglaise.
Grâce à notre partenariat avec le CNSM de Paris, nous présentons un grand concert le 3 février à Jouy-le-Moutier, dirigé par Hugo Reyne, qui est un report de report. À l’origine, le concert s’intitulait Batailles et Bruits de guerre. Du fait de la situation en Ukraine, nous avons préféré modifier le programme en ajoutant deux pièces calmes afin de l’appeler La Victoire de la paix. Il s’agira de musique autour des grandes batailles comme la Battalia de Biber, le ballet d’Alcidiane de Lully ou encore les hautbois des mousquetaires.