Entretien croisé en immersion dans la création de l'Athénée "Je suis un homme ridicule"
Comment avez-vous adapté la nouvelle fantastique de Dostoïevski ?
Volodia Serre (librettiste et metteur en scène) : Nous sommes partis de la traduction d'André Markowicz, que j'ai adaptée en faisant des choix : des éléments ont été gardés, d'autres modifiés ou enlevés, d'autres ajoutés. Ces ajouts étaient nécessaires pour faire parler la communauté de l'exo-planète, il leur fallait des mots pour chanter alors que, dans la nouvelle, Dostoïevski raconte que l'homme ne comprend pas les mots mais les comprend malgré tout. C'est plus facile pour Dostoïevski que pour nous qui devons trouver des moyens de présenter le contenu littéraire. Nous avons travaillé au livret dans une longue collaboration avec Sébastien. Tout était consubstantiel : nous nous sommes mis d'accord pas à pas. J'ai fait une première proposition de livret. La version d'aujourd'hui s'en est éloignée, plus ou moins selon les passages. L'intérêt était de progresser ensemble. Ce spectacle est en fait celui inventé par L'homme ridicule lui-même, afin de faire un prêche. Il a demandé à des gens de venir l'aider et chaque soir il veut entrer dans un état second qui va lui permettre de revivre devant une assemblée cette expérience sensorielle et mystique qu'il a vécue, pour la faire partager et comprendre : montrer cette pureté originelle que nous pourrions ressentir. Le premier choix fort, qui nous convenait à tous les deux, a été de dédoubler le rôle de l'homme ridicule, selon un processus propre à Dostoïevski – qui a également écrit un roman intitulé Le Double. L'idée était aussi de raconter une trajectoire vers le chant pour cet homme qui se découvre des capacités de chanteur au fur et à mesure. C'est d'ailleurs ce qu'a dû faire l'acteur ! C'est aussi l'occasion de rappeler qu'être chanteur, ce n'est pas seulement avoir une voix formidablement belle, c'est aussi entrer dans une temporalité extrêmement écrite et précise.
Découvrez en exclusivité un extrait sonore de Je suis un homme ridicule, l'envol à travers l'Espace et l'arrivée sur la nouvelle planète :
S'agit-il du dédoublement entre rêve et réalité, entre bien et mal qui sont des thèmes dans la nouvelle de Dostoïevski ?
Volodia Serre : Oui, en partie, même si c'est toujours un peu plus complexe : il s'agit davantage d'un dédoublement mental. Pour nous, le double c'est la part de l'homme qui sait déjà, qui se souvient de tout. Le double sert de guide à l'homme.
Quelles sont les inspirations musicales de cet opéra ?
Sébastien Gaxie (compositeur) : La technique de travail se fait en enregistrant des comédiens-chanteurs. Lionel Gonzalez est venu une dizaine de fois chez moi pour que l’on trouve ensemble une façon juste d’approcher l’intonation du texte. La parole a un rythme et des hauteurs que je retranscris musicalement. Il faut placer les phrases sur un bon tempo et la musique devient une sorte de décalcomanie, dans laquelle les couleurs changent pour souligner un mot, colorer une syllabe (avec l'instrumentation). Voilà dix ans que je pratique ce jeu d'imitation entre la parole et la musique. Je ne me satisfais plus de cette simple imitation : une fois le travail de notation mélodico-rythmique de la parole réalisé, il faut aller plus loin et en déduire une musique. Il est alors possible de superposer un flux musical sur le flux de la langue. On pourrait prendre l’exemple du premier Prélude du Clavier bien tempéré de Bach que l’on superpose sur la voix transcrite en changeant les notes du Prélude par les notes contenues dans l’intonation. Comme si l’on superposait deux images l’une sur l’autre et que la deuxième image prenait les couleurs de la première. Cela permet d’inscrire la parole dans une musique.
Toutes les techniques vocales sont ensuite convoquées : voix parlée (qui permet le théâtre) en passant par du slam, du Sprechgesang (parlé-chanté), des imitations d’animaux, du jazz, du beat-box ou une voix plus lyrique, chaque fois avec une fonction spécifique aux différents moments de l’œuvre. Il y a de grandes zones : toute la première partie avec le voyage vers la planète est du Sprechgesang, avant la mise en branle d'une machine opératique plus traditionnelle : les habitants de la planète chantent et leur chant amène l'opéra. À la fin, ce chant se mélange avec le Sprechgesang qui revient, dans une continuité. Sur la planète, il y a différents espaces (filmés sur la maquette au sol et projetés), chaque espace a son chant : le chant de la mer, de la canopée, du volcan, la forêt, un chant au coin du feu et une mélopée intériorisée pour le soupir de la nuit. Ces chants vont s'enchaîner de plus en plus vite : avec Volodia, nous avons fait le choix de vivre huit journées sur la planète, des journées qui accélèrent de plus en plus. Non seulement la première journée idéale ne reviendra jamais, mais elle s'accélère et devient de plus en plus dissonante. À partir de la journée 3, on introduit dans le chant du français comme les colons ont introduit leur langue chez les Indiens d'Amérique. Alors, les habitants vont chanter en dehors de leur harmonie d’origine, la musique devient dissonance.
Je suis un homme ridicule (© Sébastien Gaxie)
Pierre Roullier, avez-vous perçu toutes ces caractéristiques en tant que chef d'orchestre ?
Pierre Roullier (directeur musical) : J’ai une position initiale assez confortable car je peux appréhender la partition comme un objet extérieur. J'essaye d’en analyser en profondeur la construction, de saisir les techniques de composition et, par là, les intentions du compositeur. Dans la musique de Sébastien, les objectifs et les moyens mis en œuvre sont flagrants et singuliers.
Quels sont pour vous les enjeux de cette partition ?
Pierre Roullier : Les enjeux vont au-delà du musical, ils concernent toute la construction artistique puisque l'Ensemble 2e2m produit cet opéra. C'est un choix personnel que j'ai fait de proposer un projet d'opéra à Sébastien, avec qui l’ensemble avait déjà collaboré (avec un concerto pour violoncelle, une musique de danse, une œuvre radiophonique). L'idée était de lui donner la possibilité de s'exprimer différemment, dans une forme plus ample. J’ai été d'emblée d'accord avec le projet Dostoïevski, mais de toute manière, sur la teneur du livret, Sébastien et Volodia avaient carte blanche. Mon idée est de laisser s’exprimer les compositeurs et les metteurs en scène que je choisis pour 2e2m. J'ai beaucoup de respect pour l’acte créatif.
Les Habitants de l'exo-planète dans Je suis un homme ridicule (© Sébastien Gaxie)
Volodia Serre, pourriez-vous nous présenter la mise en scène et ses enjeux ?
Volodia Serre : Comme le disait Sébastien, l'enjeu est d'arriver à raconter ce voyage à travers les étoiles jusqu'à l'exo-planète. Il s'agit de représenter cette histoire, cela demande tout un travail collectif et qui va bien au-delà de nous trois : avec deux scénographes (Marc Lainé et Stephan Zimmerli), deux vidéastes (Benoît Simon et Stéphane Lavoix), un éclairagiste (Kevin Briard), un ingénieur du son (Étienne Graindorge), une costumière (Hanna Sjödin) et des régisseurs. Le projet scénographique a demandé au moins un an et demi pour émerger, en passant par de nombreux projets différents afin d'aboutir au projet final qui nous réjouit et nous semble très bien fonctionner. C'est différent selon chaque spectacle : certains se montent rapidement avec des éléments qui s'imposent, celui-ci a demandé un temps très long de mûrissement. Dans ce projet scénique, une grande ellipse est posée au sol, contenant une grande maquette de paysage. Le chef est au milieu de cette maquette et sous son podium sont disposées des caméras qui captent des angles spécifiques de la planète pour les projeter en grand sur un écran elliptique au-dessus du sol. C'est là encore une dualité, avec l'échelle taille réelle du plateau et l'infinitésimal qui devient immense. Les chanteurs font entrer leur main dans le champ de la caméra et on comprend qu'il s'agit d'un paysage mental, onirique : nous sommes dans le rêve de l'Homme ridicule, voire dans sa crise d'épilepsie (Dostoïevski a écrit sur l'épilepsie : la crise dans le roman L'Idiot correspond notamment au déroulement de la nouvelle Le Rêve d'un homme ridicule). En arrivant à la fin de ce chaos mental, Dostoïevski raconte en quelques pages fulgurantes une accélération spatio-temporelle et un retour au contemporain : cette humanité de l'âge d'or revit en quelques pages toute l'histoire de l'humanité. Nous avons dû mettre tout cela en scène, ce qui représentait un défi aussi important que difficile à résoudre. Sébastien a trouvé des solutions musicales, j'ai trouvé des solutions textuelles, scéniques et dans un montage d'images synchronisées avec la musique.
Je suis un homme ridicule (© Sébastien Gaxie)
Sébastien Gaxie (compositeur) : Puis le chaos finit par une sonnerie de téléphone Nokia et une sonnerie Apple enchaînée.
Volodia Serre : C'est la sortie du rêve, le réveil, la fin de la crise d'épilepsie, le retour à la réalité qui permet de boucler le spectacle : le début est comme un stand-up où l'homme arrive et parle, il se présente, nous explique d'où il vient, pourquoi il s'est toujours pensé ridicule et il revient nous parler à la fin du spectacle, à ceci près que sa parole est davantage musicale, magique pour faire bouger le spectateur. L'ensemble du spectacle travaille sur la boucle, le cycle avec les ellipses, avec sept moments de la journée, huit journées répétées. L'idée est de raconter l'éternité d'une vie idéale avec une journée qui se répète, ses rituels, ses chants, ses paysages et une visite quotidienne de la planète avec des récoltes, des traces de main qui s'imposent telles des peintures préhistoriques
Qu'est-ce que le public va retirer de ce voyage ?
Sébastien Gaxie (compositeur) : Une dégradation de la première journée...
Pierre Roullier : … de ce moment idéal, d’harmonie qui peu à peu se dégrade par la seule présence de cet homme qui instille secrètement de mauvaises pensées. La planète immuable et bien réglée s'accélère, échappe complètement au sens initial.
Dans un message nihiliste ?
Volodia Serre : Au contraire, on part du nihilisme pour arriver à un désir de reconstruction possible. Mais il faut en passer par là. Son double dit à l'homme qu'il doit vivre son rêve jusqu'au bout, en vivant aussi ce qui est désagréable. Il faut vivre cette expérience, cette initiation pour revenir régénéré.
Que feriez-vous si vous débarquiez sur une planète où tout le monde est bon, gentil, heureux, comme dans cet opéra ?
Sébastien Gaxie : On tue tout le monde (rires). Plus sérieusement, j’aurais une attitude très modeste, discrète respectueuse des gens chez qui j’arrive. J’essaierais davantage d’apprendre leur langue que d’imposer la mienne.
Volodia Serre : Ce qui rend la nouvelle si intéressante, c'est qu'il se passerait sûrement pour chacun la même chose qu'il arrive à l'Homme ridicule. Ce processus qu'il raconte n'est pas volontaire. Dostoïevski dit lui-même qu'il ne sait pas comment tout cela est arrivé. L'homme est lui-même porteur d'un germe de destruction. Nous racontons cela avec un processus d'acculturation, avec les changements dans la langue des indigènes. Leur langue, inspirée des Indiens Hopis, change sans même qu'on ne s'en rende compte.
Je suis un homme ridicule (© Sébastien Gaxie)
Dans quel état physique et nerveux êtes-vous à quelques jours de la première ?
Volodia Serre et Pierre Roullier : Plein d'enthousiasme, au taquet (rires) !
Sébastien Gaxie : Ils sont complètement à fond. J’ai rendu la partition début février, et comme le chef d’orchestre et le metteur en scène sont très autonomes, je fais des photos de plateau et surtout attention au son. Mais pour tous, c'est un travail énorme, fou. Pour ce qui concerne strictement la partition, c'est 250 pages à écrire, 10 mois de travail plein temps !
À l'issue de cet entretien, nous avons assisté au travail de répétition. L'acteur Lionel Gonzalez, à la fois sonore et résonant, s'entend de loin et nous guide tel le fil d’Ariane jusqu'au théâtre. Cette voix semble presque chanter et justement, les instruments viennent le doubler, jouer les notes qui correspondent aux hauteurs de la voix parlée et dans le même rythme.
Cette synchronisation demande une précision impressionnante. Le récitant doit maîtriser comme un chanteur les hauteurs et le rythme rapide du texte. De même, les instrumentistes de 2e2m et les chanteurs de Musicatreize doivent coller parfaitement au texte, en révéler la musique et littéralement "jouer comme on parle".
Dans des nuages de fumée (pour tester la machine) et toutes les variations possibles d'éclairage, l'équipe s'affaire derrière un mur d'écrans. Chacun est à son poste informatique pour caler un effet, un équilibre sonore, une piste électronique, un plan de feux ou l'image projetée d'un voyage kaléidoscopique à travers les étoiles. Le travail progresse dans cet apparent chaos, parfaitement organisé : le chef, l'acteur-chanteur et le chanteur Lionel Peintre précisent un rythme, une hauteur, une intention musicale. Le metteur en scène Volodia Serre navigue de poste en poste, ajustant un équilibre de lumière avec Kevin Briard afin d'amplifier la conscience de l'Espace, le calage vidéo avec Benoît Simon, réorganisant l'horaire d'une répétition, toujours avec son carnet de notes et le livre de Dostoïevski à portée de main.