Interview de Martin Matalon à l'occasion de la création mondiale de L'Ombre de Venceslao : « Le son, c'est la chose fondamentale aujourd'hui, comme l'était l'harmonie au XIXe siècle »
Pour accompagner votre lecture et tout comprendre de cet opéra, n'hésitez pas à consulter notre page consacrée à l'œuvre ainsi que le Compte-Rendu de la création mondiale à Rennes.
Qu'avez-vous pensé de la création de L'Ombre de Venceslao ?
J'étais très content, les chanteurs étaient superbes, tout comme le danseur, le perroquet, le cheval et le singe. On a beaucoup travaillé le volume sonore de l'orchestre, son équilibre, le grain. J'ai aussi utilisé l'électronique afin de renforcer la cohésion entre la voix, les effets sonores -éclats, orages, pluie- ainsi qu'avec les instruments, pour faire un voyage à travers le son et le geste. Le travail avec l'électronique ne se limite pas aux bruitages, mais à la transformation de sons, par exemple chuintés captés à l'ordinateur, répétés et spatialisés. Puis ces effets sont repris dans les modes de jeu par l'orchestre (par exemple les souffles dans les flûtes). Pour moi, le son est la chose fondamentale aujourd'hui, comme l'était l'harmonie au XIXe siècle. Le son dans sa globalité, avec son grain, le son dans sa composition globale. Ça m'a plu d'utiliser les bruitages, de voyager de la voix aux instruments, aux traitements informatiques, de les faire coïncider avec l'orchestre, de les mélanger avec les bruitages des éclairs, des oiseaux.
Qu'avez-vous pensé de la réaction du public ?
Quand on monte sur scène, on n'entend pas les applaudissements et on ne voit pas le public mais j'ai eu beaucoup de retours positifs... On ne va sûrement pas me faire de remarques négatives, mais avec l'expérience, je sens quand les retours sont positifs ou pas.
Comment s'est déroulée la collaboration avec Jorge Lavelli qui a écrit le livret de l'opéra ?
Jorge est quelqu'un qui ne s'épargne pas dans le travail : il veut tout savoir et il sait tout sur Copi [l'auteur de la pièce]. Je lui ai fait une maquette assez fidèle de la musique pour qu’on puisse communiquer sur du concret et, au cours de la composition, j'allais chez lui et on discutait. Nous avons travaillé dans une très grande proximité. On se voyait périodiquement mais on parlait régulièrement. Nous étions souvent en accord mais pas nécessairement toujours. J'ai gardé mes idées quand j'étais convaincu et certaines fois j'ai changé des choses selon ses remarques. Il a renforcé ma conscience du travail théâtral.
Comment construisez-vous ce passage naturel du parlé au chanté ?
Jorge a eu l'idée de commencer par le jeu parlé. La majorité de l'œuvre est chantée mais pour moi il était important qu'il y ait les deux. C'est aussi dans cet esprit que j'ai exploré toutes les combinaisons d'ensembles (duos, trios, quintette) et de registre : la voix de chef de meute pour Venceslao et à l'inverse le falsetto [voix de fausset, ressemblant à celle d'un homme qui chanterait dans l'aigu d'une femme ou d'un enfant, ndlr] pour marquer l'insécurité du personnage pour Rogelio avec aussi des sauts incroyables. J'ai cherché à utiliser des modes de jeu vocaux pour chacun des chanteurs afin de varier la voix : par exemple, Mechita est la seule avec des vocalises. Il ne s'agit pas de leitmotifs wagnériens mais d'objets musicaux qui s'allient et se défont...
Votre musique multiplie les références (tango, samba, jazz). Pourquoi ces choix ?
La pièce de Copi et le livret de Jorge Lavalli contiennent beaucoup de ces références musicales. Cela m'intéresse d'utiliser ces traditions et de me les approprier. Par exemple, je n'ai pas la culture de la comédie musicale de Broadway mais pourquoi pas des sons jazz, des rythmes fox-trott. Ces ruptures de style m'intéressent parce qu'elles ouvrent de nouvelles portes et si on ne le fait pas dans l'opéra, où le fera-t-on ?
Martin Matalon (© Didier Olivré)
Après une longue carrière et beaucoup de compositions, vous considérez cette œuvre comme votre premier opéra, quelle est la particularité de l'écriture lyrique ?
Je n'étais pas attiré par l'opéra. J'aimais beaucoup la voix, mais abstraite, sans le sens terre-à-terre. J'avais composé dans tous les genres musicaux, même vocaux (musique et théâtre, contes musicaux, ciné-concert, etc.) sauf l'opéra. En travaillant, j'ai compris certaines choses : lorsque, tout d'un coup, une phrase trouve la bonne note, le bon rythme, c'est un bonheur inouï. C'est une autre mentalité, une autre façon de voir la musique et c'est pour moi un bonheur que je ne connaissais pas.
Or, pour un premier opéra, ce texte à la fois cru et onirique est un défi, n'est-ce pas ?
Je pense qu'on dépasse très vite toute idée de vulgarité. Quelqu'un de la campagne profonde parle comme ça. L’utilisation de ce langage est rapidement devenue très secondaire et surtout en comparaison de la poésie fabuleuse qu’il y a dans cette pièce. J'ai parfois utilisé le récitatif pour laisser la cruauté du texte, et le chant à d'autres moments pour conserver la force du propos.
À quoi ressemble la journée-type d'un compositeur ?
En général, je me lève très tôt. J'aime composer le matin, lorsque je suis frais et dispo (contrairement à nombre de mes collègues qui travaillent de nuit). Parfois, je dois m'arrêter pour des appels téléphoniques ou pour faire à manger, mais je suis en permanence dans le travail, dans un état second. Ma famille me dit parfois que je ne suis pas là. C'est un peu infernal d'avoir ainsi son bureau dans sa maison.
Combien de temps avez-vous pris pour composer L'Ombre de Venceslao ?
Le contrat pour cet opéra a été signé deux ans avant la création, mais j'avais des commandes en cours, donc j'ai disposé de 13 mois en tout avant de rendre la partition à l'éditeur. 13 mois, ce n'est pas beaucoup, parce que j'ai coupé, laissé beaucoup de musique de côté. Ça demande un travail très intense. J'ai arrêté d'enseigner, annulé les voyages, j'ai refusé les engagements. On ne m'a jamais autant vu à la maison. Toutes les compositions sont importantes mais pour cette œuvre, l'enjeu était énorme : mon premier opéra donné dans 11 théâtres à travers la France (et même en Argentine ou au Chili).
Comment s'est décidé le projet ?
Mon ancien éditeur, Frédéric Sartor, qui était devenu mon plus grand ami et mon agent, m'a toujours donné les meilleurs conseils du monde. Lorsque je cherchais un film pour en composer la musique, il m'a recommandé Oyster Princess de Lubitsch. Il vient du monde de l'opéra et il m'a amené voir la pièce de Copi mise en scène par Lavelli au théâtre du Rond-Point en 2001 (on était allé à La Cartoucherie mais on s'est trompé de jour). J'ai adoré et Frédéric Sartor m'a dit : "C'est toi qui doit faire l'opéra" mais moi j'étais dans un autre état d'esprit musical. Puis, en 2010, j'ai eu un projet lyrique qui a été annulé alors que je commençais à composer. Alors j'ai rappelé Frédéric avec ma nouvelle envie lyrique en repensant à Venceslao. Il a tout fait pour que cet Opéra se fasse : il m'a présenté à Lavelli, il a parlé à Alain Surrans [Directeur de l'opéra de Rennes] et Frédéric Chambert [Directeur du Théâtre du Capitole de Toulouse entre 2009 et 2015, désormais à la tête du Théâtre Municipal de Santiago du Chili] qui ont eu un grand rôle avec le CFPL [Centre Français de Promotion Lyrique, coproducteur de L'Ombre de Venceslao]. Tout s'est magnifiquement coordonné. L'œuvre lui est dédiée, il m’a accompagné pendant toute l'écriture et il est mort un mois avant la création. C'est ma grande peine. Cet Opéra est grâce à lui.
Quand on compose est-ce qu'on est emporté par ce qu'on écrit ?
Personnellement, j'ai tendance à rester distant mais je peux être emporté par l'excitation au moment de l'écriture de certaines scènes. Dans des moments les plus tristes de ma vie, je ne composais pas une musique pathétique, mais au contraire, et tant mieux !
Quel avenir un compositeur souhaite-t-il à son opéra
Qu'il soit repris. Si cela ne se fait pas dès le début, c'est très dur. Si je me disais, en composant, que l'œuvre pourrait être jouée trois fois puis remise dans un tiroir, ce serait déprimant. C'est un investissement et on a besoin de temps pour comprendre une pièce. Tout n'est pas uniquement dans la tête, on a besoin de vivre avec un opéra bien plus longtemps. C'est très important pour un compositeur (et difficile parfois) : que les œuvres vivent.
Selon vous, pourquoi l'opéra contemporain n'atteint-il pas forcément le grand public ?
Ça a souvent été le cas dans l'histoire. Dans la production contemporaine, tout ne se vaut pas et la sélection entre les œuvres majeures et les autres n'a pas encore été faite. Je ne parle pas pour moi, mais lorsqu'on offre au public un spectacle de qualité, bien fait et avec de la consistance le public répond. Il y a beaucoup d'opéras qui marchent : celui de Philippe Hurel, Les pigeons d'argile, K de Philippe Manoury ou Written on skin de George Benjamin sur un livret de Martin Crimp... On se connaît et on s’apprécie entre compositeurs ; par exemple, je connais Ahmed [Essyad qui vient de créer Mririda à l'Opéra du Rhin -lire notre compte-rendu ainsi que notre interview du compositeur], on avait le même éditeur Frédéric Sartor dans les années 90.
Revenons sur votre parcours, quel souvenir gardez-vous de la Juilliard School ?
J'ai adoré vivre à New York, une expérience très forte. À la Juilliard School, on rencontrait des musiciens de très haut niveau du monde entier et j'en ai gardé des amis avec lesquels on joue encore ensemble. J'avais aussi de très bons professeurs de composition (le compositeur américain Vincent Persichetti, très libre ou encore le britannique Bernard Rands), mais la mentalité générale de la côte Est des États-Unis était assez conservatrice. La musique prônée était surtout néo-tonale et néo-romantique. J'aime que le son ait une nouveauté, une fraîcheur, je n'aime pas trop le retour au passé.
Dès vos 31 ans, vous fondez votre propre groupe New York Music Mobile, est-ce indispensable pour un compositeur contemporain de créer des ensembles pour se faire jouer ?
Je ne le faisais pas que pour jouer ma musique (ça n'arrivait que pour un concert par an). Mais il fallait tout organiser et programmer soi-même, pour jouer, faire jouer, diriger et nouer des contacts. Cela m'a demandé beaucoup de travail et j'ai arrêté de composer pendant un an et demi, aussi pour sortir de mes influences d'étudiant : Messiaen, Boulez, Murail que je ne connaissais pas selon le prisme français mais par leur œuvre. J'étais imprégné de cette modernité française et ce dès mon plus jeune âge en Argentine, puis au lycée français. Ma famille a beaucoup vécu ici [en France], mon père est presque né ici. Cela m'intéressait beaucoup plus que la voix américaine, très académique, surtout sur la Côte Est. On me demandait d'écrire une mélodie pour piano et voix alors que moi j'étais déjà dans le timbre, marqué par Grisey [compositeur français qui montre toutes les composantes et résonances d'un son à l'orchestre]. Pour mes enseignants c'était très important d'écrire des fugues (alors qu'on ne va jamais écrire une fugue comme Bach). Mes professeurs connaissaient par cœur tout le répertoire, ils s'asseyaient au piano et jouaient tout. Mais cette "culture" peut aussi être trop pesante. Parfois il faut savoir oublier, avoir de l'amnésie pour aller ailleurs.
L'autre voie d'innovation américaine était celle des minimalistes. Vous ont-ils influencé ?
Je respecte profondément Steve Reich. Parfois, ses changements harmoniques manquent de complexité mais il a inventé une façon de concevoir la musique et des procédés formels tout à fait innovants. Music for 18 musicians, est une œuvre géniale et très fraîche à l'époque !
Martin Matalon (© Nicolas Botti)
C'est ensuite l'époque où vous accumulez les prix (Guggenheim Fondation de New York, prix Schmitt de l’Institut de France Académie des Beaux-Arts, prix de la Ville de Barcelone, Charles Ives Scholarship de l'American Academy and Institute of Arts and Letters, etc.). Quelle aide apportent-ils ?
Les prix aident financièrement. Mais je crois que personne n'y porte grande attention. Le Prix Guggenheim est un prix prestigieux et aide à composer, à nourrir la famille, à payer la maison. Ça permet de respirer un peu, de moins stresser en passant rapidement d'une commande à l'autre.
Concernant vos projets, avez-vous un prochain opéra prévu ?
Pas encore, mais j'aimerais bien traiter un conte fantastique. Qu'il y ait du drame mais aussi de l'humour (pourquoi pas Il ne faut pas boire son prochain de Roland Dubillard). Sinon, reprendre mon premier opéra écrit il y a presque 30 ans (que j'ai composé en sortant de la Juilliard School) Le Miracle secret, un conte très poétique de José Luis Borges. C'est une œuvre de jeunesse que j'ai sortie de mon catalogue et que j'aimerais bien re-composer complètement. On m'a proposé de la redonner l'an dernier en Argentine pour le trentenaire de la mort de Borges mais j'ai composé une autre pièce d'après Borgès, La Rosa. Et bien entendu, je suis ouvert à d'autres projets. C'est le problème quand on commence à toucher à l'opéra, à sa dimension multiple, on veut continuer. Quand je sors de ma table de travail et que je vois tous les participants, les décors, les accessoiristes, les costumes, les lumières, les chanteurs, la mise en scène et que ça devient un opéra, une œuvre avec une multiplicité d’apports, c'est extrêmement excitant.
Allez-vous régulièrement à l'opéra ?
J'habite loin de Paris mais j'y vais dès que je peux. J'aimerais surtout voir des œuvres que je n'ai jamais vues en direct : Le Grand Macabre de Ligeti et Die Soldaten de Zimmerman, Outis de Berio mais aussi les opéras de Monteverdi que j'avais beaucoup étudiés et auxquels j'ai aussi pensé en composant L'Ombre de Venceslao.
Par quoi conseillez-vous de débuter l'écoute de la musique contemporaine ?
D'abord, il faut être très ouvert, ne pas attendre quelque chose, se laisser emporter. Puis, il faut avoir quelques clés. Quand j'enseigne, je dirige l'écoute de mes élèves. C'est comme avec n’importe quelle activité humaine : en peinture, il y a un apprentissage, au cinéma aussi, même pour un match de football il faut connaître les règles et les finesses. Ensuite, il y a tout dans la musique contemporaine. J'ai rencontré des gens à la fin du spectacle qui n'avaient jamais mis les pieds à l'opéra et qui n'ont pas décroché du début à la fin de Venceslao, pour moi c'est un compliment en or.
Vous aimez bien parler de votre œuvre, la transmettre ?
Oui, c'est important de donner les clés au public. À ce sujet nous avons fait des rencontres avec Alain Surrans à l’Opéra de Rennes, c'était très intéressant d’écouter les réactions du public et d’engager des discussions avec eux.
Y a-t-il une œuvre que vous pourriez écouter en boucle ?
Il y en a eu, maintenant c'est plus difficile parce que je compose tout le temps et lorsque j'arrête, je n'ai pas envie d’écouter de musique. Mais je me souviens d’une œuvre : lorsque j'étais étudiant à New York, j'avais acheté un Vinyle à 99 cents : Pli selon Pli de Boulez dont j'avais entendu une interview à la radio. J'ai écouté le premier mouvement (Don) en boucle, elle m'a complètement ouvert la tête. J’ai compris l’utilisation de l’espace comme je ne l’avais jamais imaginé, des formes puissantes pénétraient l’espace l'une après l’autre. En tout cas c’est le souvenir indélébile que m’avait laissé ce mouvement. Tout d'un coup, il y a eu comme un déclic qui m’a fait comprendre des choses que je n’avais jamais imaginées. C'est magique et ça m'a fait pareil avec des pièces de Messiaen. Pour moi, c'est la preuve que l'œuvre est révolutionnaire.
En tant que compositeur, lorsque vous écoutez une œuvre est-ce que vous imaginez la musique en faisant abstraction des interprètes ?
Pour moi, l'interprétation est vitale, mais c'est une discussion que j'ai eue souvent avec un ami compositeur qui arrive à saisir l'œuvre indépendamment du son et de l’interprétation - pour moi tout va ensemble surtout si c’est la première fois que je découvre l’œuvre. Personnellement, je cherche le son, la matière, l’espace. J’aime la poésie dans la musique, beaucoup plus que pathos.
©Didier Olivré
L'Ombre de Venceslao part sur les routes de France et de Navarre : Avignon, Bordeaux, Clermont-Auvergne, Marseille, Rennes, Toulon, Toulouse, Montpellier avant Buenos Aires et Santiago du Chili... Réservez ici vos places pour Toulouse