"La crise actuelle montre l’état de précarité" des chanteurs selon l'agent René Massis
René Massis, vous avez publié un communiqué afin de partager vos réflexions sur les menaces pesant sur les artistes lyriques et sur les évolutions nécessaires à la préservation de ce métier. A destination de qui avez-vous initié cette démarche ?
Je n’avais pas de cible exclusive ou prioritaire. Je souhaitais faire un point sur l’évolution de la situation des artistes lyriques depuis une trentaine d’années et jusqu’à aujourd’hui. Ayant été chanteur moi-même, ce sont des réflexions que je porte en moi depuis longtemps.
Dans l’historique que vous dressez, vous indiquez que les chanteurs ont perdu leur place prépondérante dans les productions au profit des metteurs en scène, et dans une moindre mesure des directeurs musicaux. A quoi cette évolution est-elle due selon vous ?
Cette évolution suit le cours de l’Histoire et des transformations sociales. Les guerres ont provoqué des bouleversements sociaux avec des conséquences culturelles. Au cours du 19ème siècle et jusqu’à la première guerre mondiale, beaucoup d’œuvres ont été créées. Les chanteurs étaient en contact direct avec le compositeur. L’objectif prioritaire était de traduire les sentiments et les situations dramatiques par le langage musical. Les mises en scène étaient rudimentaires et les chanteurs étaient au centre du dispositif. Cela a pu porter à des excès de la part de certains d’entre eux qui souhaitaient mettre en avant leur virtuosité vocale. Après la guerre, dans le but d’améliorer le niveau musical général, il a fallu structurer les choses. Du coup, le chef d’orchestre a pris une place plus centrale. Après la seconde guerre mondiale, la création théâtrale s’est davantage orientée vers des analyses conceptuelles. Il s’est agi d’interpréter les ouvrages et non plus de les représenter. Les metteurs en scène ont dès lors pris une place beaucoup plus importante. Elle est devenue prédominante au fil des années.Ce n’est pas une situation généralisée, mais c’est une tendance qui se développe fortement.
Cette évolution ne vient-elle pas de la relative rareté actuelle des créations, qui impose d’apporter la nouveauté via la mise en scène ? Et dans ce cas, une réhabilitation des chanteurs est-elle possible sans mise en œuvre d’une politique de création plus intense ?
Ce sont deux sujets indépendants. Mais, il y a en effet trop peu de créations d’ouvrages lyriques. La mise en œuvre d’une politique de création plus intense serait profitable pour tous et permettrait aussi de mettre en relief l’évolution du langage musical. Certains compositeurs s’orientent dans des directions qui utilisent la voix d’une façon plus « raisonnable » par rapport à ce qui a pu se faire il y a trente ou quarante ans. Cela permet aux chanteurs d’utiliser leurs qualités d’une façon plus marquante. Mais qu’il s’agisse d’une création mondiale ou d’un ouvrage du répertoire, le problème concerne la place et l’importance accordée aux chanteurs dans l’élaboration d’un projet.
Pour mener à bien un projet complexe, il faut des chefs : ce sont en effet aujourd’hui le directeur musical et le metteur en scène. Quelle répartition des rôles vous semblerait plus appropriée ?
Il faudrait qu’au moment d’élaborer un projet de production, on prenne en compte, à égalité, les qualités de tous les artistes, sans hiérarchie. Aujourd’hui, dans de nombreux cas, on choisit un metteur en scène puis un chef d’orchestre, puis on sélectionne comme dans un catalogue des chanteurs susceptibles de correspondre au concept du metteur en scène. Les « chefs », comme vous dites, sont considérés comme compétents par définition. Leur travail n’est donc pas remis en question jusqu’au verdict du public. Le chanteur, qui se trouve de fait dans une position subalterne, est surveillé dès la première répétition, et se trouve en permanence sur la sellette. Mais lorsque, comme cela peut arriver, ces maîtres d’œuvre ne sont pas au niveau de compétence exigé par leur position, cela engendre une grande frustration et un désarroi chez les chanteurs. Cela peut créer des situations désavantageuses pour ces derniers, car, in fine, on leur attribuera la responsabilité du résultat. Un espace d’expression accordé aux chanteurs pendant la préparation d’une production pourrait peut-être atténuer ces risques.
Nombreuses sont actuellement les prises de position pointant la très grande précarité dans laquelle sont plongés les artistes lyriques. Afin de bien comprendre la situation, pouvez-vous nous détailler le modèle économique du chanteur d’opéra ?
Dans la grande majorité des cas, le chanteur ne gagne rien jusqu’à la première représentation. Tout ce qui précède est donc un investissement personnel, qui comprend d’abord l’étude du rôle : son apprentissage s’il s’agit d’une prise de rôle, ou sa remise en voix s’il l’a déjà chanté. Il doit investir de l’argent pour payer le chef de chant qui l’aide à travailler, le professeur de chant avec lequel il travaille les aspects techniques du rôle, éventuellement un coach de langue. Le chanteur doit aussi prendre en charge ses frais d’hébergement pour la durée des répétitions et des représentations dans la plupart des situations, ainsi que les frais d’agence s’il est représenté.
Quels sont les ordres de grandeur des cachets reçus par les artistes ?
C’est très variable. Pour les grands théâtres internationaux, le cachet maximum, qu’on appelle le « Top fee », est de 15.000 euros brut par représentation pour les stars. A l’opposé, les jeunes chanteurs peuvent percevoir un cachet de 1.500 euros brut. Cela peut paraître beaucoup pour une soirée, mais quand vous avez trois semaines de répétitions pour quatre représentations par exemple, cela veut dire que vous gagnez 6.000 euros bruts pour plus d’un mois de travail, dont il faut défalquer les cotisations sociales, et sachant que vous devez prendre en charge tous les frais que nous venons de lister, et que vous ne travaillez généralement pas tous les mois. Bien sûr, les plus grandes stars gagnent bien leur vie, mais il y a, derrière, un bataillon de bons chanteurs qui gagnent correctement leur vie, mais qui ne seront jamais riches.
Lorsqu’il s’agit d’une version concert avec un temps de répétition plus court, les cachets sont-ils les mêmes ?
C’est au cas par cas, mais il est vrai que le chanteur s’en tire souvent mieux financièrement lorsqu’il fait un concert plutôt qu’un opéra mis en scène.
Quelles conséquences ce fonctionnement a-t-il sur les chanteurs dans la situation de crise actuelle ?
C’est assez catastrophique ! La crise actuelle montre vraiment l’état de précarité dans lequel peuvent se trouver les chanteurs du fait de la nature de leurs contrats. Il s’agit, le plus généralement, d’un CDD d’usage. La plupart du temps, leurs contrats mentionnent, par exemple, qu’en cas de force majeure, rien ne leur est dû, indépendamment du travail effectué dans ou en dehors du théâtre, c’est-à-dire que si le chanteur a travaillé son rôle, a répété six semaines jusqu’à la répétition générale, a pris en charge tous les coûts que nous avons détaillés, il peut se retrouver sans rémunération, ou avec un dédommagement sans commune mesure avec ce que son contrat stipule. C’est socialement inadmissible aujourd’hui. Il est souhaitable que les chanteurs et leurs agents se mobilisent pour une refonte de la matrice des contrats.
A quoi les chanteurs s’engagent-ils contractuellement d’un point de vue artistique ?
Tout d’abord à connaître leur rôle parfaitement dès la première répétition, ce qui justifie le travail en amont dont nous avons parlé. Leur contrat peut être résilié sans dédommagement en cas de défaillance artistique. Ils s’engagent à respecter les indications du metteur en scène, du chef d’orchestre. Un litige avec ces maîtres d’œuvre peut aussi conduire à la résiliation du contrat. Pour le reste, les contrats sont assez différents d’un théâtre à l’autre : il serait d’ailleurs bon de travailler à une homogénéisation dans ce domaine.
Le secteur audiovisuel communique sur l’apparition de « coordinateurs d’intimité », chargés d’accompagner les comédiens dans les scènes intimes et de servir d’intermédiaire avec le réalisateur lorsque cela est nécessaire. Alors que vous mentionnez des « demandes extrêmes de metteurs en scène », qui joue ce rôle dans le monde de l’opéra ?
D’abord, j’insiste sur le fait que, si ces situations existent, elles restent marginales. Il est pourtant vrai que certains metteurs en scène essaient d’exiger des chanteurs qu’ils se retrouvent dans des situations moralement ou physiquement inconfortables pour eux. Cela crée, bien sûr, des tensions et c’est, là encore, le chanteur qui se trouve dans la situation de devoir se défendre, étant, de fait, dans une position d’infériorité hiérarchique. C’est pourquoi certains chanteurs acceptent de faire ce qui leur est demandé, car ils craignent, autrement, de ne pas être réengagés. Dans les cas très extrêmes, c’est le Directeur du théâtre qui peut et doit avoir le rôle de médiateur. Les cas de rupture sont rares, mais ils peuvent se produire.
Au-delà des aspects contractuels, vous pointez un ajustement prioritaire des plannings sur les contraintes des équipes de production au détriment de celles des chanteurs. Quelles sont les contraintes des chanteurs qui ne sont pas assez prises en compte ?
Beaucoup de chanteurs souhaiteraient que le travail musical puisse se faire de manière plus régulière au fil des répétitions, qui peuvent durer de quatre à six semaines, voire plus. Aujourd’hui, il y a généralement des répétitions musicales sur les deux ou trois premiers services, puis on passe aux répétitions scéniques. Lorsque le chef est présent pendant ces répétitions, il intervient en surlignage sur le travail scénique effectué par le metteur en scène, et ce jusqu’à l’apparition de l’orchestre dans la dernière ligne droite.
Parmi les solutions que vous proposez figure un retour à un fonctionnement en troupe comme cela se fait encore dans le monde germanique. Qu’est-ce qui a provoqué l’arrêt de ce modèle en France ?
Ce modèle a disparu, en partie, car les goûts ont changé au fil des années. Le monde germanique a une tradition de musique classique plus ancrée dans la société qu’en France. D’autre part, peut-être certaines défaillances de gestion ont-elles obligé les théâtres français à réduire leur offre et donc à adopter un autre modèle plus souple (en apparence seulement). De nos jours, en dehors de l’Opéra de Paris, les représentations d’opéra varient de 20 à 60 par an dans les autres théâtres. En Allemagne, l’existence des troupes permet de programmer en moyenne 130 à 200 représentations par an et par théâtre. Le modèle économique est différent et la population adhère à ce schéma culturel et social. En France, le dernier théâtre à avoir appliqué ce système est l’Opéra national de Lyon où une troupe a été créée en 1970 et a existé, pratiquement sans interruption, jusqu’en 2003. Après ma carrière de chanteur, j’ai été, de 1998 à 2002, Délégué artistique de ce théâtre sous la direction d’Alain Durel [Directeur ayant précédé l’actuel Directeur, Serge Dorny, ndlr]. Nous avions, suivant les années, un groupe de douze à quinze chanteurs (que l’on peut aussi appeler artistes en résidence) qui a, par exemple, accueilli Karine Deshayes, Stéphane Degout ou Paul Gay. Les artistes étaient payés au mois, avec un compromis financier qui était avantageux pour tout le monde. Ils étaient engagés pour un certain nombre de productions et pouvaient accepter librement des engagements dans d’autres théâtres lorsqu’ils ne travaillaient pas pour l’Opéra de Lyon. Nous leur permettions d’aborder de nouveaux rôles et de construire ainsi leur répertoire. Ils avaient à leur disposition, gratuitement, un professeur de chant et des chefs de chant pour travailler quotidiennement. Cela n’était pas incompatible avec la possibilité, la nécessité même, d’engager des artistes invités. C’est ainsi qu’ont pu se produire à Lyon pendant cette période, des vedettes internationales comme Nina Stemme, Anja Harteros, Roberto Alagna, Natalie Dessay, Ludovic Tézier, Rolando Villazon, Juan Diego Florez ou José van Dam. Il est donc peut-être aujourd’hui possible de créer un système de gestion artistique des théâtres permettant à la fois de développer de jeunes artistes et de maintenir un haut niveau artistique.
Cela ne risquerait-il pas de précariser plus encore les artistes qui ne seront pas intégrés à une troupe ?
Non, car on peut réfléchir à une combinaison des deux systèmes. Sans copier le modèle allemand où les effectifs des troupes peuvent varier de quinze à quarante artistes environ, vu le faible nombre de représentations annuelles en France actuellement, on peut envisager un effectif d’une dizaine d‘artistes, ce qui laisse de la place dans les productions pour des artistes « freelance ». D’autre part, avec dix artistes en troupe par exemple, on peut, en plus, inventer des formats qui élargissent l’offre et peuvent, entre autres, servir à la valorisation du patrimoine musical et à des activités orientées vers la formation du jeune public. Mais, cette piste n’est pas la seule qui doit être explorée. Il faut aussi réfléchir à toutes les possibilités qu’offre le développement des technologies, le streaming, etc.
Vous proposez aussi la mise en place d’une assurance professionnelle pour amoindrir les effets des annulations pour causes médicales. Quel en serait le fonctionnement idéal ?
Cela pourrait en effet faire partie d’une réflexion sur la refonte des contrats. Car, si un chanteur doit annuler, il n’est pas payé. Autrefois, il existait des assurances privées, mais les primes étaient très élevées pour les chanteurs car ils étaient peu nombreux à y faire appel. Si tous les chanteurs s’assuraient, si possible même, au niveau européen, le coût serait peut-être plus abordable et tout le monde y aurait intérêt. Pour que ces changements se produisent, il faudrait que se mette en place une organisation professionnelle des chanteurs au niveau européen, qui serait l’interlocuteur des théâtres et défendrait, avec leurs agents, les intérêts des chanteurs.
Retrouvez notre grand Dossier sur les rémunérations des artistes en ces temps de crise, ainsi que nos autres interviews :
avec le Directeur de La Monnaie à Bruxelles -Peter de Caluwe-,
de l'Opéra Royal de Wallonie à Liège -Stefano Mazzonis di Pralafera,
de Château de Versailles Spectacles -Laurent Brunner-,
de l'Opéra Comique -Olivier Mantei,
de la Philharmonie de Paris -Laurent Bayle,
de l'Opéra de Rouen -Loïc Lachenal-,