Le Tribut de Zamora à Saint-Etienne : 5. Ben-Saïd par Jérôme Boutillier
« Ben-Saïd est le rôle de baryton de l'opéra faisant la clef de voûte de l’œuvre. Sans lui, il n'y aurait pas de drame donc pas d'opéra : je suis l'Empêcheur Maximus, je viens contrarier les plans de Manoël et de Xaïma (c'est le propre du baryton d'empêcher l'union du ténor et de la soprano : c'est l'histoire et le propre de l'opéra - et chaque fois il le fait d'une nouvelle manière). Mon personnage a tous les atours du méchant, il est conscient de sa puissance, mais il n'est pas un méchant, c'est un gentil qui se cache.
Ben-Saïd est le premier soldat du calife, il est donc investi d'une certaine responsabilité et suit des codes (de loyauté, d'honneur) : par sa mission militaire et en sa qualité de représentant politique, il professe et met en acte des valeurs publiques.
Ben-Saïd a toutefois une faiblesse : les femmes.
Il n'est pas le despote mais un envoyé du calife, il a le sens du Théâtre dans le théâtre. Il sait que chacune de ses apparitions et prises de paroles sont scrutées par un grand nombre. Il agit toujours en conscience, dans la mesure de lui-même. Il est très philosophe (même si ses meilleurs côtés sont toujours cachés dans les ensembles : sa pitié, sa miséricorde qu’il n’exprime qu’à voix basse). Il représente un peuple, fier, cultivé, rigoureux et respectueux du protocole et des coutumes. Cette rigueur le rend fascinant. Il n'est pas détestable, il se fait détester car il choisit d'employer sa puissance y compris dans le dialogue amoureux. Dans cette scène poignante de l'enchère, Ben-Saïd sait qu'il est maître, qu'il peut acheter Xaïma. Il le fait mais lorsqu'elle se refuse à lui, il ne la force pas.
Ben-Saïd use de plein de moyens de persuasion (qui confinent à la manipulation) : de la menace discrète, pesée, mesurée, presque gentille, à la bouche en cœur pour tenter de séduire (adoucissant alors sa voix). Lorsqu'il est démasqué, il se fâche, déclare "je suis le tigre, et tu seras la proie !" mais il évite encore et jusqu’au bout la violence physique. Il rappelle qu'il est magnanime et qu'il préserve même la vie de ses ennemis. Il se fait aussi philosophe, voire sage ("Je le condamne à rester sur la terre Où rien n’est éternel" ou encore "La distance est grande parfois De la coupe à la lèvre").
C'est un méchant pourtant empli de qualités humaines, qui analyse très bien les situations, et qui sait s'appuyer sur ses avantages ou tourner les choses à son avantage. Quand il tient Manoël à la merci de ses soldats, il le laisse en vie sans quoi Xaïma menace de se suicider. C'est un méchant amoureux (jusqu'à la passion, la possession).
Ben-Saïd par sa position puissante dans l'état n'a pas besoin d'agir bassement et d’ailleurs il s’y refuse : il agit en face et à découvert. Son sens de l'honneur fait une grande partie de sa valeur.
Tout cela se déploie notamment dans le magnifique trio entre Ben-Saïd, son frère Hadjar et celui qui l'a sauvé à la bataille, l'ennemi chrétien et rival pour l'amour de Xaïma : Manoël. Il s'honore alors de prendre sa part dans la dette de son frère.
Ben-Saïd est à rapprocher d'Hérode mais il est plus droit (Hérode est plus manipulateur, politiquement et sur le plan amoureux). Ils sont deux amoureux passionnés (Hérode au nez et à la barbe de son épouse, tandis qu'on ne parle pas de celles qui peuplent le harem de Ben-Saïd).
Pour comprendre un tel personnage, il faut savoir qu’il est la fusion de deux matières non miscibles : en l'occurrence le chef de guerre et l'amoureux transi (le tout sur une orchestration somptueuse). On touche au sublime, dans une sensualité exprimée par un chef de guerre, qui monte jusqu'aux aigus et qui ouvre la porte à Britten (en restant du Gounod, même s’il s’agit de son dernier opéra, admirablement dosé, d’une maîtrise époustouflante, avec une mesure musicale parfaite pour créer la mesure dramatique). Vocalement, ce rôle est très aigu (à l’instar du Comte Luddorf dans La Nonne sanglante, qui demande une très grande étendue vocale).
Je suis "spécialisé" dans les barytons qui meurent (Valentin, Zurga, Rodrigue de Posa… et désormais Ben-Saïd)… même si on n’imagine pas comment un si grand chef de guerre toujours entouré de gardes peut ainsi se faire poignarder, et se vider de son sang en quelques instants … c’est là la magie des conventions d’opéra !
Si je ne meurs pas en scène c'est comme s'il me manquait quelque chose, dans mes personnages… une dimension sacrificielle que j’ai besoin de ressentir.
Vocalement il y a deux centres de gravité dans ce rôle : l'assurance et l’autorité politique installées dans le centre grave, et puis toute la partie (concomitamment) réservée à l'expression et à la peinture de l'effet que lui provoque Xaïma, qui s'exprime en notes aigües.
L'aplomb avec lequel Xaïma répond à Ben-Saïd déclenche une romance magnifique (et il y en a quatre tout au long de l'œuvre, c'est simplement somptueux). Dans certaines mélodies, le sentiment passerait même sans le recours du texte, tellement le génie mélodique de Gounod est éloquent.
Le grand air de Ben-Saïd au début de l’Acte III est également un chef d’œuvre d’opéra français, et depuis la création de cette œuvre sur le disque gravé par le Palazzetto Bru Zane, j'ai entrepris de le donner dans tous mes récitals de chant français. Cette romance de Ben-Saïd résume toute l’ambivalence du personnage.
Saint-Etienne est une maison fondatrice pour moi : ils m'ont fait confiance aux tous débuts, j'ai construit grâce à eux un parcours artistique qui ne demande qu’à se poursuivre. C'est une maison agréable où le travail se fait sur place, avec une bonne qualité d'échange entre les équipes. J'y ai fait des prises de rôles, de l'opéra français rare… Je les admire pour leur courage dans la programmation d'ainsi donner leur chance aux artistes comme aux œuvres.
Et puis j’ai toujours aimé cette ville de Saint-Etienne. Moi qui suis Ch'ti j'avais les terrils, eux ont également les mines, nous avons cela en commun et je retrouve des topos de ma région natale, dont un sens de l'accueil de l’autre très convivial. »
Rendez-vous chaque jour pour un nouvel épisode de cette série où les artistes vous présentent Le Tribut de Zamora par leurs personnages, et réservez vos places pour Saint-Etienne ces 3 et 5 mai 2024 à cette adresse.
1. Xaïma par Chloé Jacob
2. Hermosa par Élodie Hache
3. Iglésia, l’esclave par Clémence Barrabé
4. Manoël par Léo Vermot-Desroches
5. Ben-Saïd par Jérôme Boutillier
6. Hadjar et le Roi par Mikhail Timoshenko
7. l’alcade Mayor et le Cadi par Kaëlig Boché
8. le metteur en scène Gilles Rico
9. le Chœur par Laurent Touche
10. l'Orchestre par Hervé Niquet