Dialogues des Carmélites à Liège : Madame de Croissy
« Les Dialogues des Carmélites nous permettent de pénétrer dans des scènes très réalistes de la vie religieuse mais le sujet est avant tout une intense méditation sur notre finitude, explique Julie Pasturaud. J’ai l’immense privilège d’interpréter le rôle de Madame de Croissy, Prieure du Carmel. Contrairement à ses sœurs qui seront guillotinées à la fin de l’opéra pour avoir refusé de rompre leurs vœux sous la pression des révolutionnaires pendant la Terreur, Madame de Croissy meurt assez tôt dans l’ouvrage. C’est une femme qui arrive au terme de sa vie après une longue et lente maladie. Elle n’est pourtant pas nécessairement âgée (Denise Scharley la créatrice du rôle n’avait d’ailleurs que 40 ans en 1957).
Madame de Croissy est présente dans deux grandes scènes qui se passent sur deux journées consécutives. Dans la première scène, la Prieure accueille au sein du Carmel, Blanche de La Force, jeune fille fragile, en proie à des doutes et des pensées envahissantes.
À la veille de sa mort, Madame de Croissy prodigue à Blanche des conseils sincères et bienveillants avant son entrée dans une vie spirituelle. Elle lui explique la Règle de Saint Albert qui regroupe les règles de vie carmélitaine, qui si elles sont bien suivies lui permettront d’accéder à la vie éternelle : l’obéissance à la Prieure, la prière continue, le silence, le jeûne, le vœu de dépouillement et surtout le détachement de soi-même nécessaire à une vie de recluse. Elle explique à Blanche la difficulté d’une vie de prière et se souvenant de la Prieure qui l’accueillit en son temps, elle fait part « du courage de rester jusqu’au bout prisonnière de la très Sainte Agonie ». Blanche choisit d’ailleurs le même nom de religieuse qu’avait initialement choisi Madame de Croissy : Blanche de l’Agonie du Christ, ce qui interpelle fortement la Prieure dans ce choix représentant un croisement certain de destinée.
Avant de “prendre congé” dans la deuxième scène dans des souffrances atroces et dans une terreur absolue, elle perd petit à petit la raison face à la mort et face à la peur de la mort qui la saisit. Cette mort à laquelle elle s’est préparée toute sa vie s’avère être d’une violence insoutenable : elle manque de courage face à cette humiliante diminution psychique et physique. Elle ne sait plus faire face et la solitude qui l’étreint soudainement alors qu’elle est entourée de ses sœurs, cela lui est insupportable et la douleur intolérable.
La visite de Blanche à son chevet apaise un moment ses douleurs et comme un présage à ce qui se passera ultérieurement elle la met en garde : « La révolte est toujours une chose du diable et surtout ne vous méprisez jamais ». Elle place alors l’honneur de Blanche dans les mains de Dieu et la bénit une dernière fois. S’ensuit une phase de délire hallucinatoire probablement dû à la douleur et à la prise d’un antalgique puissant, puis un ultime retour de Blanche à son chevet lui permet une dernière recommandation avant de rendre son dernier souffle dans un cri montant des ténèbres.
Vocalement, ce rôle requiert un ambitus important, une capacité hors norme à “râler” au sens propre du terme et une bonne endurance. Les lignes de chant sont puissantes et bien équilibrées, les dernières pages devront être un peu abîmées mais cela se fera je crois naturellement durant l’agonie. Il ne me semble donc pas qu’il y ait une difficulté particulière si on aborde ce rôle avec honnêteté et dans un souci constant de compréhension.
J’ai bien conscience qu’hormis pour la création, le rôle a été distribué à des femmes d’âge mûr, ce qui a le mérite de proposer une identité vocale différente des autres Carmélites. Dans mon cas, cela sera un peu différent, mais nous trouverons l’identité d’une autre façon, il y a mille façons d’exister.
La difficulté de ce rôle tient dans la ligne de crête entre la parole et le chant : tout est chanté mais pourtant tout est parlé. Aucune partition n’est plus dialoguée que celle-ci : en ce sens, il s’agit de théâtre, le dépouillement est absolu. Poulenc trouve le parfait équilibre entre la ligne vocale et les mots. Il n’y a jamais de répétition dans le texte, ce qui est exceptionnel à l’opéra. Il faut donc trouver un juste milieu entre le son, le volume, la ligne, le texte, la diction et les émotions. La musique et le texte vous saisissent simultanément lors de la période d’apprentissage. Parfois, c’est la musique qui vous bouleverse en premier et parfois c’est le texte, plus rarement les deux en même temps, mais lorsque cela se produit le travail devient assez obsessionnel.
Je voudrais recommander la lecture de l’œuvre de Bernanos à tous ceux qui ont envie de venir nous écouter car elle sera encore plus grande après. Enfin, la scène finale de l’Opéra est un chef d’œuvre musical et théâtral absolu. Je me garderais bien de dire pourquoi [mais vous le saurez dans le dernier épisode de cette série, ndlr]. Je crois que nous avons tous besoin de faire un chemin spirituel : notre société est malheureusement de plus en plus dépourvue de spiritualité, trop préoccupés que nous sommes à mille activités à la vacuité infinie. L’écoute de cet opéra a je crois le mérite de remuer intensément les âmes et je me réjouis d’être actrice parmi tant d’autres de ces bénéfiques bousculements de l’âme et de l’esprit. »
« Madame de Croissy illustre et questionne la souffrance (physique et morale qu'elle vit sur cette scène) et la filiation, résume la metteuse en scène de cette nouvelle production liégeoise, Marie Lambert-Le Bihan. Blanche qui a perdu sa mère trouve en elle une mère adoptive : la filiation est explicite. Cette femme a visiblement une haute idée de sa fonction, de ce qu'elle représente, de ce qu'elle incarne. Elle pose d'emblée la question entre le sacré et la peur d'exister dans le cadre de cette filiation avec Blanche dès leur première scène, où Madame de Croissy pose sa grande exigence. Mais à peine a-t-on eu connaissance de cette haute idée de la vie religieuse faite de morale et d'obédience, que cette morale implose dans la scène d'agonie qui détruit tout. »
(Re)découvrez ces personnages poignants au fil des 10 épisodes de cette série, puis du 21 du 29 juin à l’Opéra de Wallonie-Liège.
1- Blanche
2- Madame de Croissy
3- Mère Marie
4- Madame Lidoine
5- Constance
6- Chevalier de la Force